Disciple de saint Hubert, chroniqueur au Sport universel illustré, Marcel d'Herbeville vint chasser en 1900 à Duclair. Sur la trace des sangliers...

Les environs de Rouen sont réputés pour être parmi les plus jolis endroits de la Normandie ; les touristes leur rendent de fréquentes visites et se plaisent à remonter les bords de la Seine où ils rencontrent à chaque instant des sites pittoresques et un paysage toujours souriant, toujours pimpant et toujours nouveau.

Une invitation de chasse au sanglier m'a valu, il y a quelques semaines, le plaisir d'une de ces promenades qui restent longtemps dans l'esprit et dont le souvenir plus tard est toujours agréable. Il faut vous dire que les bêtes noires sont nombreuses dans les forêts de cette région et que depuis quelques années elles ont même considérablement augmenté et font de sérieux ravages dans ces campagnes fertiles. Le but du voyage était Duclair, — Duclair célèbre par ses canards — de vrais canards pour une fois — et que je vous recommande ! Au sortir de Rouen on trouve de suite la longue côte de Canteleu, « patelin » cher au « Bel Ami» de Guy de Maupassant. Les champs étaient, l'autre jour, en partie inondés et le panorama grandiose qui se déroulait sans cesse devant les yeux n'en était que plus beau. L'eau, miroitante aux reflets du soleil du matin, faisait un contraste étrange et charmant avec la verdure encore tendre et les couleurs rosées des fleurs de pommiers.

— Canteleu, puis plus loin la forêt de Roumare avec ses bois de pins aux senteurs vivifiantes, ses côtes abruptes et sauvages.

Nous sommes, du reste, en pays de forêts : l'équipage Bardi pratique en forêt de Roumare ; à côté se trouve celle du Trait ; de l'autre côté de la Seine on aperçoit la forêt de Maulevrier, que sais- je encore — des forêts, des forêts et toujours des forêts vives en gros animaux.

La route était aussi bonne que jolie; la Normandie a du reste le secret d'avoir des routes roulantes et bien tenues. Les chauffeurs les affectionnent mais j'avoue — pauvre arriéré — que je préfère m'y promener avec un bon cheval qu'avec un teuf-teuf si rapide que l'on n'a pas le temps d'admirer le paysage. De Rouen à Duclair emporté par un bon trotteur normand — un ex-gagnant de bonnes courses s'il vous plaît — qui malgré les côtes vous fait une moyenne de 2 minutes 40 le kilomètre, n'est-ce pas le rêve.

Une vieille gloire du trotting

Et j'ai vécu ce rêve!. Mais voici Duclair gentiment niché entre la Seine et une colline, je dirais presque une falaise — Un bac élégant traverse les charrettes et les bestiaux retour des champs situés sur l'autre rive et la Seine n'est plus là la Seine de Paris : elle est plus imposante et moins boueuse, ce qui ne lui est pas difficile, il est vrai!

Le bac de Duclair

Nous retrouvons toute une bande de joyeux « soleils », tous chasseurs enragés et amateurs de tout ce qui est Sport. — Allons ! quelques douzaines d'huîtres et un pichet de cidre et l'on sera d'attaque pour viser bien et juste ! La forêt où nous allons faire des rabats appartient a l'Etat; c'est la forêt du Trait — qui se trouve entre Duclair et Caudebec.

Nous sommes les hôtes de M. Lorne Currie, l'aimable sportsman bien connu dans le monde du yachting, locataire de la chasse à tir. La chasse à courre appartient à M. Prat-Cauvin dont le vautrait fait prises sur prises, mais les animaux sont, malgré tout, encore fort nombreux, aussi M. Prat-Cauvin, par un sentiment de grande délicatesse, a-t-il tenu à ce que son co-locataire profite avec ses amis de cette abondance de bêtes noires et l'a-t-il fort aimablement autorisé à procéder à quelques rabats. — La maison du garde est tout là haut : au « Carrouge» me dit-on.

Carrouge ? n'est-ce pas chat rouge ? car l'on sait qu'en Normandie on dit ca pour chat ? mais non, je regarde sur la carte et — excusez-moi aimables lectrices — je lis cul Rouge ! Va pour. chose Rouge ! Comme nous arrivons le garde et le piqueur que M. Raoul Le Berr, lieutenant de louveterie, a obligeamment mis à notre disposition avec son limier, reviennent de faire le bois.

Le rapport

Le rapport n'est pas brillant; la chaleur est venue vite, et le limier n'a pas su démêler les voies. Trois sangliers sont rembuchés, mais rien de certain pourtant. Enfin, on se décide à partir, non pas avant d'avoir entendu un petit speech bien senti de M. Edmond Vidal qui s'est chargé de diriger la chasse : il recommande la prudence, interdit les chevrotines, etc., etc., et en place pour le premier tableau de la jolie pièce — pardon, je voulais dire pour la première battue.

En place pour la battue

Aux battues de sangliers on tire rarement, mais l'émotion est incessante — on espère. Quand, tout a coup, on perçoit le bruit des feuilles que remuent en marchant les bêtes noires, le cœur bat plus fort. on cherche déjà la place où l'on pourra tirer, On se demande l'endroit elles vont passer; puis le bruit s'éloigne et c'est là- bas, tout au bout de la ligne que l'on entend un coup de fusil. Tant pis ! ce sera pour une autre fois !

A cette première battue Une vingtaine de coups de fusil ont été tirés et les rabatteurs ont levé de 16 à 18 sangliers, 2 biches, 1 cerf, 2 chevreuils et 1 renard. et tout à l'heure le garde et le piqueur qui n'avaient pas l'air content ! ils ont voulu nous ménager une surprise, ou plutôt ne pas se compromettre. Mais on crie « hallali» par en haut.

Une victime

« Bravo, Vidal ! une belle laie ma foi ! » Je la considère et je cherche la balle. Du côté gauche, je ne vois rien. je la fais soulever et j'aperçois dans le flanc droit quatre trous bien marqués : « Ah, fumiste de Vidal. tu interdis les chevrotines ! mais chut je fais comme toi mon vieux; d'abord mon fusil est choke et les balles faites exprès pour les chokes ne m'inspirent pas pleine confiance, malgré les serments de mon armurier ».

Et la chasse continue ; mais vers 1 heure le soleil tape dur d'autant plus qu'il ne nous a pas gâtés cet hiver et qu'on l'a un peu oublié. Nous sommes au Val-Herbeux ; il y fait frais et le déjeuner champêtre est là qui nous invite.

Vive le cidre de Normandie !

Le restaurant de Duclair est parfait et sa cuisine est appréciée.

Le déjeuner

Les histoires de chasse, de chevaux battent leur train. Un des invités nous fait admirer sa jument, une magnifique bête avec laquelle il est venu tout doucement du Havre : « Tout doucement, s'écrie un blagueur, elle ne peut pas faire autrement ! elle ne trotte Pas cette bête là : elle joue du piano ! »

N'empêche que son propriétaire qui est en extase devant ses lignes l'a dételée en route comme il passait devant un dépôt d'étalons et l'a fait saillir puis est reparti. J'espère que l'an prochain il viendrar avec la mère et l'enfant qui ne pianottera pas celui-là !

Mais, il y a encore des cochons à tuer, en route donc !

Et les émotions recommencent. Les sangliers sont malheureusement têtus et veulent tous rebraquer en arrière. Un rabatteur en lève un sous ses pieds et lui donne un coup de bâton sur le groin, l'animal pousse un grognement et se dérobe. Enfin, le comte de Joigny, qui habite les environs et connaît admirablement la forêt, met bas un beau ragot. A côté de moi L. Reinhart — dont les couleurs paraissent de temps à autre sur nos hippodromes et qui possède un bon poulain en « April » — tire un renard à balle. il le cherche, mais le renard s'est tiré des flûtes avec l'air de se moquer pas mal des gros pruneaux. Jusqu'à 6 heures on continue les traques, puis on sonne la retraite et on revient à Duclair.

Sur les bords de la Seine les apéritifs coulent à flots, le pays entier est réuni autour des cochons qu'on admire avec respect. Un poivrot normand qui a vidé bien des bouteilles dans sa journée, les contemple d'un œil navré : « Ce sont les miens qu'ils ont tués ! dit-il presque en larmes, je les connaissais! »

Il a une bonne tête de braco, ce bonhomme, et Louis Durand Viel, le boute-en-train de toutes les chasses de Normandie : « Dis donc le pé, je parie une absinthe que tu ne sais pas faire une cravate? » Mais lui, sans résistance devant une verte qui est là bien tentante, tire de dessous son gilet un beau fil de laiton et fait — au nez des autorités dûment assermentées et ahuries — le plus joli collet qu'on puisse êver. Et tout le monde de se tordre et lui de s'esquiver non sans avoir bu la « purée ».

Oh quel beau pays que cette Normandie! Il y a de la chasse, de la pêche, il y a de tout et les Normands reçoivent royalement quand ils se mêlent de recevoir!

Quant au paysan normand, on a prétendu qu'il naissait les doigts crochus, ce qui est possible, mais moi je croirai plutôt qu'il nait avec une réserve inépuisable de collets dans ses poches, comme il vient au monde — sans aucun doute — la dalle en pente, et je ne lui en veux pas pour cela.

Marcel d'HERBEVILLE.