Par
Laurent
Quevilly-Mainberte

Guillaume
le Bâtard était depuis peu duc de Normandie quand,
dans sa
bonne ville de Bayeux, un prêtre rendit son
âme
à Dieu. Mais point sa fortune, car ce prêtre
était riche. Très riche.
Ernault, c'était son nom, laissait derrière lui trois belles maisons louées dans la basse-ville et de plantureux jardins où fleurissaient les rentes...
Le défunt n'avait pour héritier qu'un seul neveu : Etienne. Le duc Guillaume ratifia volontiers l'héritage et l'heureux garçon devint ainsi fort bien doté. Si bien qu'il convola bientôt avec une jeune veuve nommée Orlingue. Joli parti. Son frère, Lambard, Normand de vieille race, était l'un des hommes les plus considérés de Bayeux.
Substitution d'enfant
Le couple accueillit un premier enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Seulement, un jour qu'Etienne s'était absenté, Orlingue découvrit un matin son fils mort dans son berceau. Qu'allait dire son mari de cette coupable négligence. Affolée, elle courut au village de Martigny. Là, elle pria une femme bien peu scrupuleuse, nommée Ulburge, de lui céder un enfant du même âge. L'affaire fut conclue contre une rente annuelle et secrète de deux sous d'or.
Quelques années passèrent. Et puis Etienne vint à trépasser, laissant au fils qu'il croyait sien toutes ses maisons près de la porte arborée de Bayeux, 12 acres de terres le long de la rivière d'Aure et les rentes qui en découlaient... Orlingue suivit bientôt son mari dans la tombe en emportant son secret.
Voilà soudain Ulburge, la loueuse d'enfant, privée de sa rente annuelle et qui voit son fils mener bon train. Alors, elle révèle tout. La famille du jeune héritier refuse la vérité. Celle d'Ulburge insiste. Et la rumeur de cette querelle finit par parvenir aux oreilles du duc. Guillaume en avait fini de conquérir l'Angleterre et se reposait dans les bras de Mathilde au château de Bonneville. Nous étions en 1080.
Soumise au feu
Guillaume décida de juger en personne cette cause extraordinaire. Il fit appeler les deux parties qui s'expliquèrent devant lui. Il y avait là Jean, archevêque de Rouen, Roger de Beaumont, d'autres seigneurs encore. La décision fut prise : Ulburge sera soumise à l'épreuve du feu. Et si jamais elle en sort victorieuse, alors l'enfant lui sera rendu. Ce fut sans doute la dernière fois que fut utilisé en Normandie ce cruel instrument de justice.
On se transporta donc au monastère de Saint-Vigor qui avait le privilège de conserver les fers de justice. Les témoins furent Romuald, l'un des chapelains du duc assisté de Guillaume de Ros, futur abbé de Fécamp, de Gosselin, archidiacre, de Robert de l'Isle et de son épouse Albereda, d'Ebremar, habitant de Bayeux et bien d'autres notables encore...
Les yeux bandés, Ulburge aura à franchir un parcours entre neuf socs de charrue chauffés à blanc et disposés au sol de façon aléatoire. Eh bien elle triompha de l'épreuve sans une seule brûlure.
Quand Romuald fit son rapport au duc, celui-ci ordonna que l'enfant soit remis à sa mère naturelle. Mais il assortit la chose d'une disposition à laquelle ne s'attendait pas Ulburge. Guillaume confisqua à son profit personnel la fortune d'Etienne, attendu que celui que l'on avait cru son fils lui était finalement étranger et donc en rien son héritier.
Guillaume rétrocéda l'héritage à Mathilde qui, à son tour, en fit don à Romuald, le chapelain de son mari, celui qui précisément présidait à l'épreuve du feu. Et puis un beau matin, cet heureux légataire quitta la cour ducale pour se faire moine à Jumièges. Il n'y arrivait donc pas les mains vides. Car ses souverains l'autorisaient à faire don à l'abbaye des maisons et des terres de Bayeux. On consigna tous ces faits dans une charte qui fut précieusement déposée au trésor du monastère.
Plus tard, le document échoua à la bibliothèque royale où un pharmacien, du nom de Bertot, en fit la transcription. Ce qui nous vaut de vous conter cette histoire... Mais elle ne s'arrête pas là...
Héritage contesté
En 1105, Samson, un clerc de Bayeux porté sur les écritures, constata que le duc de Normandie avait omis de mentionner l'héritage d'Etienne dans une charte de confirmation des biens de Jumièges. Alors, il établit une fausse généalogie et se prétendit l'héritier des biens en question. A Jumièges, frère Romuald dut produire un long mémoire pour rétablir la vérité. L'un de ses arguments décisifs, c'était que Samson, quelques temps auparavant, lui avait racheté l'une des maisons de Bayeux. Preuve qu'il ne s'en estimait pas alors l'héritier. Preuve qu'il reconnaissait en Romuald le propriétaire légal.
Guillaume mit un terme au conflit par une nouvelle charte qui confirmait cette fois les droits des religieux de Jumièges sur la fortune d'Etienne. Il les exemptait en outre de tous droits de coutumes et de services.
Ainsi la fortune d’Etienne, après avoir échappé aux mains d’un faux héritier et d’un clerc ambitieux, resta donc à Jumièges où les moines purent prier pour le salut des âmes de cette étrange saga.
Notes
Les noms de ces protagonistes varient d'un document à l'autre. Romuald est tantôt appelé Renauld, Rainald... Orlingue: Orlingua, Oringe, Oringa... Ernault: Arnold...
Sources
Mémoire de la Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Bayeux - 1846.
Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre-de-Jumièges, publiée par Loth, Tome 1.
Regesta regum Anglo-Normannorum - Page 530
Ernault, c'était son nom, laissait derrière lui trois belles maisons louées dans la basse-ville et de plantureux jardins où fleurissaient les rentes...
Le défunt n'avait pour héritier qu'un seul neveu : Etienne. Le duc Guillaume ratifia volontiers l'héritage et l'heureux garçon devint ainsi fort bien doté. Si bien qu'il convola bientôt avec une jeune veuve nommée Orlingue. Joli parti. Son frère, Lambard, Normand de vieille race, était l'un des hommes les plus considérés de Bayeux.
Substitution d'enfant
Le couple accueillit un premier enfant. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Seulement, un jour qu'Etienne s'était absenté, Orlingue découvrit un matin son fils mort dans son berceau. Qu'allait dire son mari de cette coupable négligence. Affolée, elle courut au village de Martigny. Là, elle pria une femme bien peu scrupuleuse, nommée Ulburge, de lui céder un enfant du même âge. L'affaire fut conclue contre une rente annuelle et secrète de deux sous d'or.
Quelques années passèrent. Et puis Etienne vint à trépasser, laissant au fils qu'il croyait sien toutes ses maisons près de la porte arborée de Bayeux, 12 acres de terres le long de la rivière d'Aure et les rentes qui en découlaient... Orlingue suivit bientôt son mari dans la tombe en emportant son secret.
Voilà soudain Ulburge, la loueuse d'enfant, privée de sa rente annuelle et qui voit son fils mener bon train. Alors, elle révèle tout. La famille du jeune héritier refuse la vérité. Celle d'Ulburge insiste. Et la rumeur de cette querelle finit par parvenir aux oreilles du duc. Guillaume en avait fini de conquérir l'Angleterre et se reposait dans les bras de Mathilde au château de Bonneville. Nous étions en 1080.
Soumise au feu
Guillaume décida de juger en personne cette cause extraordinaire. Il fit appeler les deux parties qui s'expliquèrent devant lui. Il y avait là Jean, archevêque de Rouen, Roger de Beaumont, d'autres seigneurs encore. La décision fut prise : Ulburge sera soumise à l'épreuve du feu. Et si jamais elle en sort victorieuse, alors l'enfant lui sera rendu. Ce fut sans doute la dernière fois que fut utilisé en Normandie ce cruel instrument de justice.
On se transporta donc au monastère de Saint-Vigor qui avait le privilège de conserver les fers de justice. Les témoins furent Romuald, l'un des chapelains du duc assisté de Guillaume de Ros, futur abbé de Fécamp, de Gosselin, archidiacre, de Robert de l'Isle et de son épouse Albereda, d'Ebremar, habitant de Bayeux et bien d'autres notables encore...
Les yeux bandés, Ulburge aura à franchir un parcours entre neuf socs de charrue chauffés à blanc et disposés au sol de façon aléatoire. Eh bien elle triompha de l'épreuve sans une seule brûlure.
Quand Romuald fit son rapport au duc, celui-ci ordonna que l'enfant soit remis à sa mère naturelle. Mais il assortit la chose d'une disposition à laquelle ne s'attendait pas Ulburge. Guillaume confisqua à son profit personnel la fortune d'Etienne, attendu que celui que l'on avait cru son fils lui était finalement étranger et donc en rien son héritier.
Guillaume rétrocéda l'héritage à Mathilde qui, à son tour, en fit don à Romuald, le chapelain de son mari, celui qui précisément présidait à l'épreuve du feu. Et puis un beau matin, cet heureux légataire quitta la cour ducale pour se faire moine à Jumièges. Il n'y arrivait donc pas les mains vides. Car ses souverains l'autorisaient à faire don à l'abbaye des maisons et des terres de Bayeux. On consigna tous ces faits dans une charte qui fut précieusement déposée au trésor du monastère.
Plus tard, le document échoua à la bibliothèque royale où un pharmacien, du nom de Bertot, en fit la transcription. Ce qui nous vaut de vous conter cette histoire... Mais elle ne s'arrête pas là...
Héritage contesté
En 1105, Samson, un clerc de Bayeux porté sur les écritures, constata que le duc de Normandie avait omis de mentionner l'héritage d'Etienne dans une charte de confirmation des biens de Jumièges. Alors, il établit une fausse généalogie et se prétendit l'héritier des biens en question. A Jumièges, frère Romuald dut produire un long mémoire pour rétablir la vérité. L'un de ses arguments décisifs, c'était que Samson, quelques temps auparavant, lui avait racheté l'une des maisons de Bayeux. Preuve qu'il ne s'en estimait pas alors l'héritier. Preuve qu'il reconnaissait en Romuald le propriétaire légal.
Guillaume mit un terme au conflit par une nouvelle charte qui confirmait cette fois les droits des religieux de Jumièges sur la fortune d'Etienne. Il les exemptait en outre de tous droits de coutumes et de services.
Ainsi la fortune d’Etienne, après avoir échappé aux mains d’un faux héritier et d’un clerc ambitieux, resta donc à Jumièges où les moines purent prier pour le salut des âmes de cette étrange saga.
Laurent QUEVILLY.
Notes
Les noms de ces protagonistes varient d'un document à l'autre. Romuald est tantôt appelé Renauld, Rainald... Orlingue: Orlingua, Oringe, Oringa... Ernault: Arnold...
Sources
Mémoire de la Société d'agriculture, sciences, arts et belles-lettres de Bayeux - 1846.
Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre-de-Jumièges, publiée par Loth, Tome 1.
Regesta regum Anglo-Normannorum - Page 530