LE FAUST EN SABOTS

Pédalant par une de ces belles matinées du mois d'août, le long de la Seine, sur la route de Duclair à Rouen, je m'arrêtai dans un petit village appelé Hénouville, et, comme je devisais avec un brave homme de l'endroit, j'aperçus, venant tranquillement en sabots dans la fraîche rosée du matin, et habillé, comme le plus modeste des campagnards, un homme dont la physionomie me frappa. Il me regarda lui aussi, très probablement parce que je le regardais, car il n'avait aucune raison de me reconnaître, tandis que moi.

— C'est drôle, dis-je à mon interlocuteur villageois, il me semble que j'ai vu ce brave homme-là quelque part.

Eh ! parbleu ! me répondit l'autre, vous l'avez sans doute vu à Paris, à l'Opéra.

Comment cela ? dis-je très intrigué; à l'Opéra ?

— Dame ! oui.

— Vous ne savez point son nom?

— Mais c'est M. Bosquin, l'ancien ténor, qui a toujours une jolie clarinette dans le gosier, faut croire, car, dernièrement, on lui a encore donné un billet de « chinq chents francs » pour chanter à l'église de Duclair.

Je me retournai alors avec curiosité pour voir s'éloigner lentement, sous ses habits d'étoffe grossière, l'homme que tant de fois nous avons vu sur la scène de l'Opéra, vêtu de soie et de velours, la plume au vent et l'épée au côté.

Bosquin est. en effet, retiré là, marié, père d'une grande fille de dix-sept ans, riche, dit-on, d'un petit million ou à peu près, propriétaire, bien entendu, donc pas à plaindre.

Le Vélo, septembre 1901


Fils de cordonnier, Jules Alexandre Bosquin est né à Déville-lès-Rouen en 1845. Enfant de chœur, il se fait remarquer par sa voix et entre au Conservatoire de Paris en 1862. Elève de Laget, il obtient plusieurs prix de chant. Il est engagé en 1865 au Théâtre-Lyrique. Après avoir chanté un temps à Marseille, il rentre au Théâtre lyrique où il se ditingue notamment dans Les Noces de Figaro. Puis il débute à l’Opéra le 18 octobre 1869 dans la Favorite, de Fernand. Il créera Erostrate de Reyer en 1871 et Polyeucte de Gounod en 1878. Parallèlement, il avait créé la version oratorio de Marie-Magdeleine de Massenet à l'Odéon. Il quitte l’Opéra en 1881 et chante, en 1884, au Théâtre populaire lyrique. Frappé d'une surdité intermittente, Bosquin ne se produit plus guère et se retire au château d'Hénouville qu'il a acheté en compagnie de son épouse, née Schreder. Bosquin y vivait de mai jusqu'à l'hiver et faisait discrètement le bien autour de lui, s'intéressant de près aux choses et gens de la campagne. Un homme bon dans le sens noble du mot. En retraite, il chantera cependant deux fois à Rouen, notamment au profit du Théâtre des arts ravagé par un incendie. En 1895, il se produisit aussi pour l'inauguration des vitraux de l'église d'Hénouville. Sa dernière prestation fut en 1904 à l'occasion de la fête paroissiale de sa commune natale où il mêla sa voix à celle des enfants de chœur dont il avait été. Frappé d'hémiplégie, Bosquin est mort en 1909 au 96, avenue Kléber, Paris XVIe.  Il laissait une fille, épouse Louis Graillot.