A la mort de Jean-Jacques Hue de Rome, deux fois maire de Jumièges, son fils, Jean-Victor, lui succéda. On le dira braconnier, buveur...


Choisi par le sous-préfet


De janvier à avril 1814, Napoléon a tenté de repousser la coalition qui menace son empire. En vain. Il part en exil à l'île d'Elbe tandis que Louis XVIII, frère du roi guillotiné, s'installe sur le trône. Voici la première Restauration. A Jumièges, Jean-Jacques Hue de Rome, le maire, étant mort depuis maintenant janvier, il est temps de le remplacer. Le sous-préfet ne jure que par son fils... Jean-Victor Hue est né à Heurteauville le 25 juin 1787 de Jean-Jacques Hue, laboureur, absent à son baptème et Marie-Marthe Duvrac. Ses parrains furent Martin Duvrac, laboureur et Marie-Geneviève Hue, épouse de Louis-Bruno Cotard, de Guerbaville.
Jean-Victor n'a pas connu sa mère, elle est morte en couches le 27 février 1789 à Heuteauville à l'âge de 40 ans. Elle fut inhumée avec un enfant mâle qui fut ondoyé avant de trépasser. Les témoins furent MM. Duvrac et Cottard. Le père de Jean-Victor se remaria aussitôt avec la fille du notaire Dépouville. Ce fut donc sa marâtre.
Sous-préfecture
Cabinet du sous-préfet

Rouen, le 1er juillet 1814
Monsieur le comte,
La mairie de Jumièges est vacante par le décès du sieur Hue ; j'ai l'honneur de vous proposer le sieur Jean-Victor Hue, son fils âgé de 30 ans, dont je vous ai parlé et que vous avez déjà adopté. C'est le seul dans la commune que je regarde comme vraiment digne de cette place, par sa moralité, son bon esprit et ses connaissances en administration. D'ailleurs, son père a été long-temps le bienfaiteur de la commune et il lui est encore dû par elle 8000 francs qu'il avoit avancé pour la construction d'une digue qui a préservé la presque totalité des propriétés d'une inondation épouvantable. J'ai donc tout lieu de croire que le choix que je vous propose est avantageux aux habitants de Jumièges et convenable à l'administation et qu'à ces deux titres il vous conviendra.
Veuillez bien agréer, Monsieur le comte, les assurances de mes sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être votre très humble et triès obéissant serviteur.
Le S. préfet de Rouen Mieur de Gasville.

En marge : l'on nommera M. Hue maire de Jumièges à la condition qu'il donnera sa démission pure et simple de la place de percepteur à vie.

Sa nomination

Sur la proposition de M. le sous-préfet de l'arrondissement de Rouen
Vu la loi du 28 plusiose an 8 :
Nommons le sieur Jean-Victor Hue fils, propriétaire, pour remplir les fonctions de maire de la commune de Jumièges en remplacement de son père, décédé.
Le sieur Hue sera installé dans cette fonction qu'après qu'il nous aura fait remettre sa démission pure et simple de percepteur à vie des contributions.
M. le sous-préfet de l'arrondissement est chargé de l'exécution du présent.
A Rouen, le 4 juillet 1814, signe Girardin.

Pour expédition conforme, le secrétaire général de la préfecture, Dubourg.

Le 5 juillet 1814
Au sous-préfet de Rouen

J'ai l'honneur de vous adresser, Monsieur, une expédition de mon arrêté du 4 de ce mois par lequel, sur votre proposition, j'ai nommé le sieur Hue fils aux fonctions de maire dans la commune de Jumièges.
Il ne devra être installé dans cette fonction qu'après que vous aurez acquis la certitude qu'il m'aura fait remettre sa démission pure et simple de la place de percepteur à vie des contributions. Veuillez donner les ordres nécessaires pour la stricte exécution de ces dispositions.

Il se marie

Le 22 juillet 1814, fraîchement promu maire, Jean-Victor Hue épouse à Rouen Rose-Honorine Compaing, de quelques mois son aînée. C'est une fille de bonne famille. Ses deux frères sont médecins. Nicolas-Alphonse exercera dans la capitale normande au 8 de la rue du Beffroi. C'est la maison familiale. Pierre Benjamin, quant à lui, aura son cabinet à Elbeuf. Dans deux ans, sa sœur, Catherine-Euphrasie, épousera Louis Recavel, un fabricant du Faubourg Cauchoise qui sera commissaire de rouennerie.


Triomphalement réélu !

Mais l'Aigle n'a pas dit son dernier mot. Le 1er mars 1815, le voilà qui débarque à Vallauris. Louis XVIII, lui, s'en va chercher en Belgique le surnom de Notre père de Gand. Sous la période dite des Cent jours qui marquent le retour de Napoléon au pouvoir, les électeurs de Jumièges se retrouvent à l'église Saint-Valentin pour voter une nouvelle fois :

Aujourd'hui, treize may mil huit cent quinze, à dix heures du matin. Les citoyens actifs de la commune de Jumièges, réunis au nombre de cent quatorze dans l'église de la dite commune sur la convocation qui leur a été faite par le corps municipal.
L'assemblée étant formée, la séance a été ouverte en présence de Monsieur Hue, maire chargé par délibération du corps municipal d'expliquer l'objet de la convocation.
Il a donné communication aux personnes composant ladite assemblée.
1° de la circulaire de Monsieur le préfet en date du trois de ce mois
Et 2° du décret impérial du 30 avril dernier relatif à l'election des maires et adjoints dans les communes dont les municipalités sont à la nomination de MM les Préfets, ensemble de l'extrait de la loi de l'assemblée constitutante du 14 Xbre 1789 et l'extrait de l'instruction de l'assemblée nationale contenus dans le n°24 du bulletin des lois.

Deshayes préside les opérations

En cette année 1815, Charles-Antoine Deshayes, notaire impérial à Jumièges depuis deux ans, n'a pas encore publié ses travaux littéraires. Il a 28 ans et est encore célibataire.

Cette communication donnée et les personnes composant ladite assemblée instruites qu'elles étaient convoquées pour procéder à l'élection d'un maire et d'un adjoint pour leur commune en se conformant aux lois et instructions dont on venait de leur donner connaissance.
A cet effet, il a été procédé à la nomination d'un président et d'une secrétaire de ladite assemblée. Pour y parvenir, il a été formé un scrutin de liste simple, ce scrutin a été recueilli par les sieurs Pierre Duquesne, Pierre-Nicolas Poisson et Jean-Baptiste Hue, les trois plus anciens de l'assemblée qui en ont fait le dépouillement, duquel il est résulté que Me Charles-Antoine Deshayes, notaire impérial, a été nommé président et M. Louis Jéröme Germain Lepainteur secrétaire.

Un autre scrutin de liste simple a été formé pour la nomination de trois scrutateurs. Ce scrutin a été recueilli et dépouillé par les trois plus anciens de l'assemblée cy-dessus nommés, il en est résulté que MM Jacques Danger, Jean-Baptiste Hue et Pierre Jacques Thomas Desjardins ont été nommés scrutateurs.

La dite assemblée étant ainsi organisée, il a été formé un scrutin individuel pour l'élection du maire, ce scrutin a été recueilli par les trois scrutateurs susnommés qui en ont fait le dépouillement. Il est résulté de ce dépouillement que Monsieur Jean-Victor Hue, maire actuel, a réuni en sa faveur le suffrage de cent dix citoyens sur cent quatorze qui composaient la dite assemblée.

Poisson pour adjoint

Ensuite, il a été formé un scrutin de liste double pour l'élection d'un adjoint. Ce scrutin a été recueilli et dépouillé par les scrutateurs, il en est résulté que M. Pierre-Nicolas Poisson, adjoint actuel, a réuni la majorité absolue des suffrages.
En conséquence, il a été déclaré que de l'assentiment des habitants, Monsieur Jean-Victor Hue était élu maire de la commune de Jumièges et Monsieur Pierre Nicolas Poisson adjoint.
L'assemblée ayant terminé l'opération pour laquelle elle avait été convoquée, la séance a été levée à une heure après midy.
Les membres composant le bureau de la dite assemblée ainsi que les membres du corps municipal qui y étaient présents ont signé après lecture le présent procès verbal qui a été rédigé double à Jumièges les jour et an cy dessus.

Deshayes, L Le Painteur secrétaire, Jean Bouttard, Ns pr Poisson, Jean Baptiste Hüe, Varin, P. Danger, Hue, maire, Desjardins, Danger, Dossier, P. Duquesne...



Dénoncé par Desaulty

Waterloo sonne définitivement le glas des rêves napoléoniens. Revoilà Louis XVIII. Voici la seconde restauration. Quelques mois passent. Nous voilà en juin 1816 et Desaulty, moine défroqué, ancien agent municipal contrarié dans ses ambitions politiques en profite pour étaler sa rancœur contre Hue fils.

A Monsieur le comte de Kergariou,

Monsieur,
De noce à Rouen

Le 17 juin 1816, Jean-Victor Hue est temoins du mariage de sa belle-sœur, demeurant dans la maison familiale des Compaing, rue du Beffroy à Rouen. Catherine-Euphrasie épouse ce jour-là Louis-Nicolas Recavel, un fabricant établi au 32 de la rue Saint-André, faubourg Cauchoise. Les deux frères médecins de la mariée sont également de la fête de même que Pierre-Aimé Leduc, un négociant, beau-frère de l'époux.
C’est au moment où tout se régénère, ou un roi sage et vertueux ne doit avoir pour le servir que des sujets probes et fidèles, c’est à ce moment que tout Français ami de son Roi et de sa Patrie doit le seconder dans ses vües bienfaisantes, éclairer les autorités et leur dénoncer avec confiance les abus qui échappent à leur vigilance pour parvenir, après vingt cinq années de tempête, à rétablir l’ordre et la tranquillité.

Joseph François René Marie Pierre de Kergariou, chambellan de Napoléon 1er et comte d’Empire (1810), est nommé préfet d'Indre-et-Loire (décembre 1811- octobre 1814) Il est ensuite successivement préfet du Bas-Rhin (jusqu’en mars 1815) et préfet de la Seine-Inférieure (jusqu'en 1819). Il est conseiller d'État, député du département des Côtes-du-Nord (1820) et pair de France (1827-1830). Il s’intéresse à l’archéologie.

C’est donc, Monsieur, avec la confiance que m’imprime vos bontés et votre amour pour le bien que je vais vous parler comme doit le faire un bon Français.

Instruit, Monsieur, que vous vous occupez d’organiser les communes et d’y mettre à la tête des hommes sages, éclairés, aiant de bons principes et une opinion bien prononcée, je me crois obligé, comme ami de mon Roi et de ma Patrie, de vous donner sur cette commune des renseignements qui pouroient peut-être vous être de quelque utilité.

Aucun motif d’intérêt, aucune passion, aucune partialité, aucune considération de me dirigent dans le rapport que j’ai l’honneur de vous soumettre.

Il y a, Monsieur, trente-cinq ans que je demeure dans cette commune comme religieux bénédictin et ayant été officier dans l’abbaye qui existait alors ; comme Maire et en aiant occupé pendant près de sept ans la place ; Comme prêtre aiant repris depuis cinq ans les fonctions de mon état, je n’ai su dire que la vérité, mon but a été et sera toujours celui de chercher le bien et il n’y auroit que l’homme partial qui sut combattre mon opinion.

Crime de lèse-majesté


Mr Hüe, maire de Jumièges, a succédé à son père suspendu de ses fonctions. Sa mort n’a laissé après lui aucun regret. L’opinion du fils est plus qu’équivoque, il paroit rarement dans les cérémonies où le peuple auroit besoin d’un régulateur. Dans cette fête religieuse qui a eu lieu à l’occasion du mariage de Monsgr le duc de Berri, ny maire, ny adjoint, ny conseil municipal, ny garde champêtre, ny garde forestier, ny garde national, ny douaniers quoi qu’il y ait icy cinq brigades n’ont assisté à cette auguste fête ; il est rare et il faut un jour Pâques pour voir Mr Hüe à l’église.
Charles-Ferdinand d’Artois, duc de Berry, membre de la maison de Bourbon, a épousé en 1816,  en la cathédrale Notre-Dame de Paris, la princesse Caroline des Deux-Siciles (1798-1870). Ce qui ne l'empêchera pas d'avoir plusieurs maîtresses et nombre d'enfants illégitimes. Apparenté aux ultra-royalistes, il sera poignardé en 1820 par l'ouvrier Louvel. Sa veuve viendra à Jumièges le samedi 24 juillet 1824. Elle restait la mère du comte de Chambord, Henri d'Artois, prétendant légitimiste au trône de France.

Au nom de ce fils, elle tenta en vain de prendre le pouvoir en France en 1832 en qualité de « régente ». Ce qui lui vaudra l'exil.

« Un adjoint imbécile, un greffier ivrogne »
La place de maire lui plait, sans doute ; mais les fonctions qu’il avoit à remplir lui déplaisent, il laisse la charge et la besogne un vieux adjoint imbécile (Poisson) qui laisse tout faire, le bien et le mal, par un greffier dont le moindre méfait est celui d’être ivrogne ; c’est à ces trois êtres qu’un de nos hameaux, le plus étendu et le pus peuplé, a été inondé plusieurs fois cet hiver par les crues des eaux et que cinquante cultivateurs perdent leur récoltes et le fruit de leurs travaux, parce que les dignes et les fossés courants étoient dans un mauvais état.

« Il ravage les campagnes »
Un des grands défauts de Mr Hüe, et ce qui occasionne de grands abus, c’est sa passion pour la chasse ; en tout tems et dans les tems même les plus précieux, Mr Hüe ravage les campagnes et culbutent (sic) tous les grains avec deux ou trois chiens qui l’accompagnent ; d’après son exemple, vingt à trente braconniers chassent détruisent le gibier et assomment les pigeons.
J’aurai aussi l’honneur de vous observer, Monsieur, que Mr Hüe, à son domicile, dans un hameau de cette commune séparé du chef lieu par la rivière de Seine que les rapports et les communications sont toujours difficiles et quelquefois impossibles et que cet inconvénient présente souvent de très grands obstables.

Voilà, Monsieur le comte, les observations que je crois devoir soumettre à votre justice, elles ne s’accordent pas peut-être avec celles que vous auriez pu recevoir. Quels que soint les motifs qui ont dirigé ceux qui m’ont précédés, je jure et atteste que les miennes sont vraies et que je défie à l’homme sage et impartial d’établir un doute.

J’ai l’honneur d’être, très respectueusement, Monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur.
Desaultÿ
Bénédictin
Jumièges, canton de Duclair
Ce 27 juin 1816.

Reconduit avec Charles Lesain


Les calomnies de Desaulty ne servirent à rien. A la fin de l'été, convoqué par son frère, le conseil municipal recueillit la prestation de serment de Hue. On le flanqua cette fois d'un adjoint tout aussi truculant que Poisson : Charles Le Sain...

L'an mil huit cent seize, le dimanche premier jour du mois de septembre. Nous, membres du conseil municipal de la commune de Jumièges convoqués extraordinairement par Monsieur Hue Jean-Baptiste, premier membre du conseil municipal de la ditte commune pour être présents à l'installation et prestation de serment de Monsieur le maire et de Mr l'adjoint.
Vu l'ordonnance du Roy du 13 janvier dernier sur le renouvellement des maires et adjoints,
Et en vertu des articles 20 de la loy du 28 pluviose an 8, 17 février 1800.
Vu aussy l'arrêté du vingt un aoust mil huit cent seize de Monsieur le comte de Kergariou, Préfet du Département de la Seine-Inférieure, Officier de l'ordre royal de la Légion d'honneur qui nomme aux fonctions de Maire de la commune de Jumièges et hameaux le sieur Hue fils Jean Victor, propriétaire et à celle d'adjoint au maire de la ditte commune le sieur Le Sain Charles, propriétaire, cultivateur,
Après avoir donné lecture du présent arrêté qui me charge de la ditte installation, nous avons annoncé que nous allions procéder à la réception du serment individuel prescrit par l'article 36 du sénateur consulte du 21 floréal an 12 que doivent prêter les dits maire et adjoint, et ensuite la main tendue vers le ciel chacun d'eux individuellement, ils ont prêté le serment dont la teneur suit.
Je jure fidélité au Roy, obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du Royaume.
Nous avons donné acte de la prestation de serment et avons déclaré que les dits maire et adjoint sont légalement installés dans leurs fonctions respectives de tout ce que dessus avons dressé procès verbal pour être transmis à Monsieur le Préfet ainsi que prévoit le dernier paragraphe de son arrêté en date du 21 aoust dernier.
Lequel a été signé de nous, du maire et adjoint et membres du conseil municipal de la ditte commune, fait à la mairie dudit lieu le jour, mois et an susdits, signé Jean Baptiste Hue, Pre Bouttard, Chantin, hüe, Maire, Le Sain adjoint, PDM, J.N.A. Bouttard ./.


Suspendu, concurrencé par Boutard...

Cinq années passèrent. Lorque, en 1821, Jean-Victor Hüe est suspendu. La place étant chaude,  Pierre Boutard fait partout savoir qu'il lui succédera. En témoigne ce rapport de Jacques Quevilly, ancien chargé d'affaires de l'abbaye devenu juge de Paix...

Le juge de Paix du canton de Duclair à Monsieur le maître des requêtes au conseil d'Etat, Préfét du Département de la Seine-Inférieure, officier de l'ordre royal de la Légion d'honneur.

Monsieur le Préfet,

J'entend dire plusieurs fois par jour par les habitants de Jumièges, que j'ai l'occasion de voir, que le Sr Pierre Boutard, de la commune, se vante d'être nommé, ou qu'il va incessamment être nommé Maire en remplacement du sieur Hüe. Mû par l'intérêt que je prends à cette commune où j'ai été élevé et qui fait partie du canton duquel le gouvernement a bien voulu me confier l'honorable fonction d'y maintenir la paix et l'union, je viens réclamer votre protection pour les nombreux habitants qui la composent.

Un Bonapartiste ! Un Libéral !

Je dois rendre hommage à la vérité et je m'en acquitte pour écarter les maux et pour les intérêts du gouvernement que Dieu nous a donné pour le bonheur de la france : le Sr boutard ne peut convenir sous quelque raport que ce soit pour remplir la fonction de Maire. Il n'a ni la capacité ni les sentiments qu'exige cette honorable fonction ; âgé de 73 ou 74 ans, il n'a plus cette disposition, cette agilité nécessaire pour parcourir cette grande commune et y exercer une surveillance attachée à la mairie ; son opinion, s'il est susceptible d'en avoir une à lui, est diamétralement opposée aux principes du gouvernement ; en un mot, il est Bonapartiste et Libéral ; il n'aime point la dynastie régnante à la quelle il prérère l'usurpateur et son descendant et contre laquelle il tient des propos propres à manifester son opposition, propos qui ne proviennent certainement pas de son imagination, mais bien des mauvaises compagnies qu'il fréquente journellement. Il est en relation continuelle d'amitié, de conversation politique et de banquets avec des personnes connues pour professer des principes libéraux et contraires à la tranquilité et au bon ordre, sans cependant se mettre trop en évidence ; il est connu pour être vengeur, et sa nomination serait une calamité pour la commune par le despostisme et les vengeances qu'il y exerceroit. Sa conduite avec sa belle-soeur, de la famille de laquelle il tient la plus grande partie de sa petite fortune, est son histoire en abrégé.

Je ne crains pas de dire, Monsieur le préfet, que votre Religion a été trompée lorsqu'on vous a présenté un semblable candidat qu'on a toujours eu le plus grand soin d'écarter de ces listes fonde sur les motifs que j'allègue car il y a long temps qu'il désire d'être maire.
Cette commune quoique très populeuse n'offre pas de sujets réunissant les conditions  voulues sous un règne paternel et bienfaisant pour en être Maire et père de cette grande famille.

La bonté du Sieur Hue

En 1814 ou 1815, le père du sieur Hüe, maire actuel, étant décédé, Monsieur de Gasville, alors sous préfet de l'arrondissement de Rouen (je crois que je me trompe de date) fit prendre les renseignements nécessaires sur les moeurs, conduite et capacité de son fils, et lui ayant paru remplir son but, il le proposa et le fit nommer maire de Jumièges en remplacement de son père, place qu'il occupe encore en ce moment. Il n'y avoit alors que lui qu'on pût valablement présenter. Et par la douceur de son caractère, la bonté de son cœur et l'amour du bien qu'il manifesta dans sa fonction, il sçut s'attirer l'estime de ses administrés qui applaudirent à sa nomination. Il a toujours paru attaché au gouvernement du Roy et aux princes de la famille royale et on n'a jamais entendu dire qu'il ait participé en rien dans les sociétés d'une opinion contraire.

Aujourd'hui, connaissant cette grande commune et tous les habitants qui l'habitent depuis plus de 40 ans, je ne vois pas plus de sujets propres à cette fonction, qu'il n'y en avoit alors. Le Sr Hüe est encore celui à qui l'on doit donner la préférence si vous n'avez pas devers vous, Monsieur, des motifs propres à lui faire perdre votre confiance. Si le sieur Hüe avoit ce malheur, la perte de cette confiance qui lui est chère sous tous les rapports, entraineroit infailliblement la perte de celle des habitants qui lui ont confié l'administration de l'extraction des tourbes de la harelle, et lui attireroit peut-être d'autres maux, car souvent une disgrace en attire d'autres.

Cependant il est père de famille et ne paraît pas avoir prévariqué dans ses fonctions. Il peut avoir des ennemis qui cherchent à lui faire perdre sa place, et la concurrence peut lui en susciter ou y donner lieu, car je sçais que plusieurs Bonapartistes et républicains sont ligués contre lui pour faire nommer à sa place le Sr Boutard qui ne seroit dans cette fonction que le prête-nom de tout ce que voudroient faire dans la commune ces ennemis de l'ordre et du gouvernement. Ce parti contraire remue toujours et emploie tous les moyens qui se présentent pour faire placer de leurs partisans dans les administrations et autres places quelles quelles soient.

Votre justice et votre humanité, Monsieur le Préfet, sont parfaitement connues de nos admnistrés et chacun en espère qu'en prenant en considération les renseignements que j'ai l'honneur de vous présenter et que me dictent l'amour de la paix, du gouvernement à l'avantage des habitants de Jumièges, vous voudrez bien maintenir le sieur Huë dans sa fonction, ou en tous cas de ne pas le remplacer par le Sr Boutard.

Mais si contre toute attente, quelques puissants motifs vous obligeroient, Monsieur, à ôter la mairie au sieur Huë, qui seroit vraiment à plaindre dans ce cas, il n'y a de propre pour le remplacer que le sieur Le Sain, ajoint actuel, âgé de plus de 30 ans et qui est déjà au fait de l'administration municipale. Cet adjoint a reçu une bonne éducation. Il écrit et dicte fort bien, sa correspondance est agréable et bien suivie, elle fait preuve de sa capacité et de ses connoissances. Je n'ai point entendu parler défavorablement de ses mœurs ni de sa conduitte, mais j'ai des preuves de son royalisme que je crois sincère, et dont il ne s'est pas démenti depuis qu'il est adjoint.

Je ne pourois pas en ce moment vous désigner une personne propre à remplaer le sieur Le Sain en sa fonction d'adjoint, tant je m'attache plutôt aux mœurs et aux principes des personnes plutôt qu'à leur fortune, mais je crois qu'il seroit possible de vous en désigner un sous peu de temps, si l'on ne vous en avoit pas désigné jusqu'à présent. Tels sont les renseignements que j'ai cru être de mon devoir de vous présenter afin que vous puissiez opérer le Bien que vous vous proposez.
J'ai l'honneur d'être avec respect,
Monsieur le Préfet

Votre très humble et très obeïssant serviteur
Quevilly
Ce 26 juin 1821.

Hue et Lesain confirmés

Mais finalement, Jean-Victor Hue et son adjoint furent confirmés à leur poste et leur installation eut lieu en mairie le 13 septembre 1821.

Extrait du procès verbal d'installation et prestation de serment de Monsieur Le Sain Charles, adjoint de la commune de Jumièges,

Ce jourd'huy trentième jour du mois de septembre mil huit cent vingt un.
Nous, Jean-Victor Hüe, Maire de la commune de Jumièges chargé par Monsieur le Préfet de procéder à l'installation de Monsieur Charles Le Sain, nommé par son arrêté en date du 28 aoust dernier aux fonctions d'ajoint de la commune
Nous sommes rendus à la Mairie de ce lieu ou d'après notre invitation nous avons trouvé le conseil municipal assemblé pour être présent à cette installation. Après avoir donné lecture de l'arrêté précité, nous avons adressé nos félicitations à Mr Charles Le Saint sur la nouvelle marque de confiance que vient de lui donner Monsieur le Préfet et nous l'avons invité à prêter le serment prescrit par la loy a fait en ces termes :
Je jure fidélité au Roy, obéissance  la charte constitutionnelle et aux lois du royaume.
En conséquence, nous l'avons déclaré installé dans la fonction d'adjoint de cette commune et de tout ce que dessus nous avons dressé le présent procès verbal qu'il a signé avec tout le conseil municipal ses jour, mois et an susdit signé Jean-Baptiste Hüe, Le Sain, Varin, Poisson, J.N.A. Bouttard, Hüe, et Valentin Porgueroult avec paraphe. Pour copie conforme...


Ce même jour, un procès verbal en termes identiques concerne Jean-Victor Hüe, reconduit dans ses fonctions de maire.

Le 15 novembre, Hüe ratifia de sa signature ces deux procès verbaux.

Et Hue démissionne !

Mais quelques mois plus tard, accaparés par ses affaires et laissant la gestion de la commune à son adjoint, Jean-Victor démissionne. Il s'en explique au préfet et lui suggère Le Sain pour lui succéder:

A Monsieur le Préfet du Département de la Seine-Inférieure

Monsieur,

Des malheureuses affaires que m'a laissées mon père à sa mort ont pesé sur moi d'une manière à me gêner. Toujours en route, négligeant mes affaires personnelles, je me trouve forcé d'abandonner mes fonctions et de vous faire la remise de la place de maire dont vos prédécesseurs et vous, monsieur, m'avez honoré et que j'exerce depuis huit ans, il m'est pénible de prendre ce parti parce que je me trouve privé de correspondre plus long-temps avec vous et de vous témoigner les sentiments de mon respect et de ma reconnoissance.

Agréez, Monsieur le Préfet l'assurance de mon parfait dévouement.

Votre très humble et très obéissant serviteur. 18 juin 1822,  Hüe

PS Si je pouvois être de quelque influence dans le choix que vous ferez de mon successeur, je vous indquerois Mr Le Sain, adjoint depuis six ans et qui dans les absences fréquentes qui nécessitoient mes affaires a toujours rempli ses fonctions avec autant de zèle que de prudence.

Une succession difficile

En préfecture, on hésite entre plusieurs personnes. Boutard père ? Un personnage trop porté sur l'amusement...

Rouen, 3 juillet 1822

Monsieur,

J'ai pris hier dans l'après-midi des renseignements sur le compte du S. Bouttard père, propriétaire à Jumièges et j'ai apris que quoiqu'il soit âgé de 60 ans, il aime à s'amuser, reste très facilement où il se trouve et il est sans caractère, pour cette raison, de l'avis de tout le monde, ce n'est point l'homme qui convient pour maire, il ne demeure point dans le hameau de Hertauville, lieu où ont toujours résidé les maires de Jumièges, qui en cette qualité ont toujours eu l'inspection ou l'exploitation de la tourbe d'après la volonté de tous les propriétaires qui y ont droit à cause des fonds qui composent un même village seulement (?).

Boutard fils ferait un maire convenable...

J'ai aussi pris des renseignements sur le compte du Sr Fois Bouttard fils, celui-ci est âgé de 38 ans, il est homme de caractère et juste, très capable d'être maire, il fera tout le bien que sa commune a besoin. Il y jouit de la plus grande considération, il demeure au hameau de Heurtauville où il fait valoir un fermage de 10,000 F appartenant à M. Demortemare et un autre de 3000 F appartenant à M. Guerpin de Paris dont la mère demeure Boulevard Cauchoise vis à vis le jardin de la préfecture. Il possède un bien fond sis à Jumièges au revenu de 3,000 f  sans ses autres biens sis à Rouen et autres endroits. Cet homme présente une grande solvabilité par ses immeubles et son immense mobillier.

Comme j'ai l'honneur de vous le dire, Monsieur, il a 38 ans, doué de toutes bonnes qualités, bon père de famille, bon mari, c'est l'homme qui sous tous les rapports convient pour être maire d'une commune aussi étendue que celle de Jumièges. Dans l'intérêt des administrés comme dans celui des propriétaires de la tourbe, Monsieur le Préfet ne peut assez tôt faire un meilleur choix.

Le Sain ne respecte rien

J'ai également pris des renseignements sur le compte du Sr Le Sain, adjoint, il est âgé de 26 ans, il fait valoir à ferme 15 acres de terre qui lui donnent le temps de chasser tous les jours de l'année. Que la chasse soit ou fermée ou ouverte, il ne respecte les grains de personne ; et c'est plus que scandaleux qu'un homme revêtu du caractère d'administrateur de la commune s'y comporte aussi mal,. Il ne vit point avec sa femme qui habite une autre maison que la sienne, il se permet des voies de fait envers sa mère quand elle lui fait observer sa conduite. Ce dernier est indigne d'être maire.

Hue est contesté

Les propriétaires des marais à tourbe ont grandes réclamations à faire du S. Hue, maire actuel, quoi que leurs intérêts soient très compromis, ils ne peuvent l'attaquer  en compte que lorsqu'il sera deffinitivement remplacé. Ils osent espérer que Monsieur le Préfet ne mettra aucun retard à faire cette nomination qui est de la plus grande urgence pour la commune de Jumièges...

Desaulty défend Le Sain
Desaulty l'ancien moine, Desaulty l'ancien maire ne supporte pas le triomphalisme de Pierre Boutard qui se voit déjà ceint de l'écharpe tant convoirée. Il se rend à Rouen pour dispenser ses éternels conseils au préfet. Mais, au moment de frapper à sa porte, il se ravise. Rentré à Jumièges, il trempe sa plume dans le fiel. Personne, à ses yeux, n'est capable de diriger Jumieges. Personne, sauf Charles Le Sain...

Jumièges le 7 juillet 1822

A Monsieur le baron de Vanssay, maître des requêtes au conseil d'Etat, préfet du dépt de la Seine Inférieure
D. Desaulty Bénédictin
Monsieur

J'arrive de Rouen et mon voyage n'avait d'autre but que celui de vous présenter mes hommages et de vous rappeller ce que j'ai eu l'honneur de vous confier l'année dernière. L'intérêt que je prends à une commune depuis 40 ans, le désir que j'ai d'y voir la paix et d'y vivre tranquille en ont été le motif. Je n'ai pas osé, parce que je craignais de vous importuner. Je n'aurois pas dû sans doute hésiter si les bruits qui se répandent eussent la plus petite apparence de réalité.
Je n'ai jamais trompé personne, Monsieur, et j'en appellerois, s'il en étoit besoin, à MM vos prédécesseurs, Monsieur Beugnot et Monsieur le comte de Kergariou m'ont honoré de leur confiance. Incapable d'en abuser, il m'a quelque fois été permis de leur soumettre mes observations lorqu'il étoit question d'être utile à ma commune.

Boutard ? Un incapable !

C'est avec cette même franchise, Monsieur, c'est sous la sauvegarde de l'honneur et de l'impartialité, appanage d'un Bénédictin, que je me crois obligé de vous assurer que la personne qui vous a été désignée, le S. Pierre Boutard, et qui aujourd'hui se dit maire, est sous tous les rapports incapable d'en remplir les fonctions. Je ne permettrai aucune réflexion sur ses moyens moraux et physiques. Il suffiroit que vous le vissiez pour asseoir votre jugement, vous vous rappellerez également qu'ayant été trompé sur ses années, vous l'avez été aussi sur son éducation et sa capacité.

J'avance, Monsieur, qu'il seroit difficile de trouver dans cette commune, quoi que très populeuse, un sujet qui fut digne de la confiance du gouvernement. On y trouveroit quelques ambitieux, hardis et entreprenants, sans principes et sans religion qui, sous un masque séduisant, seroient bien capables de surprendre votre religion et vous tromper.

Le maire de Jumièges qui vient de vous donner sa démission a sans doute besoin d'un successeur digne de votre choix et capable de faire le bien dans cette commune et d'y entretenir la paix et le bon ordre. Je crois, Monsieur, que si vous connaissiez M. Lesain, qui depuis six ans remplit les fonctions d'ajoint, ses qualités, ses moyens et ses principes, il pourroit mériter vos bontés et votre bienveillance.
J'en appelle à vos lumières et votre justice et quelqu'en soit le choix, vous ne cesserez d'acquérir des droits à ma reconnaissance.

J'ai l'honneur d'être très respectueusement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Desaultÿ

PS Pardon, Monsieur, si mes nerfs tremblants m'obligent d'emprunter une main étrangère ./.

La pétition de quatre conseillers

Dans quel cabaret se réunirent-ils pour rédiger, ou du moins dicter leur texte ? Etaient-ils les ivrognes dont Desaulty brossera le portrait. Quatre conseillers municipaux accablèrent Le Sain auprès du Préfet. Deux Boutard sont dans les signataires...

Monsieur le Préfet

Les membres du conseil municipal de la commune de Jumièges soussignés ont l'honneur de vous exposer, Monsieur le Préfet, que le maire de leur commune ayant donné sa démission, on a répandu dans le pays le bruit que le sieur Lesain, adjoint, doit lui succéder, que cette nouvelle a été une allarme générale pour les habitants, attendu que ce ne particulier ne peut nullement convenir pour remplir cette fonction importante.

"Trop jeune, amoral, oisif, insolent..."

Monsieur le Préfet, nous n'avons par besoin de vous représenter qu'à la tête d'une commune aussi importante que la nôtre, il faut un homme qui réunisse plusieurs qualités que vous connaissez et dont est dépourvu le sieur Lesain. Dabord, il est trop jeune et n'a jamais su jusqu'à présent imprimer le respect. Sa moralité et ses principes sont on ne peut plus doûteux. Pour vous en convaincre, Monsieur le Préfet, il suffit de vous assurer que, marié en 1814 après que la personne qu'il a épousée a été accouchée, il n'a fait bénir son union qu'un mois avant la naissance d'un second enfant. Une telle conduite doit suffire pour l'exclure de la fonction qu'il fait solliciter auprès de vous. Que ne possédant presqu'aucune propriété et n'étant que simple fermier dont il laisse toute la charge du faire valoir à sa mère, il se livre continuellement à la chasse dont, contre les réglements, il fait sa principale occupation en toutes saisons, que sa qualité d'ajoint lui a depuis longtemps épargné un grand nombre de procès pour les dégats qu'il occasionne aux grains et qui deviendraient plus considérables par l'ascendant qu'il cherche à obtenir pour se livrer à son goût favori avec une plus grande certitude d'impunité. Nous vous observons de plus, Monsieur le Préfet, que cet homme, en sa qualité d'ajoint, s'est joujours montré le moins conciliant de la commune et a toujours paru n'avoir que l'isolence.

"N'importe qui sauf lui..."


C'est avec regret que nous vous exposons ces faits, Monsieur le préfet, mais l'intérêt des habitants en général, dont nous croyons interpréter les sentiments, nous force à rompre le silence.
D'après ces motifs, Monsieur le Préfet, nous vous prions de ne pas nous donner un tel administrateur, n'importe, hors lui, celui qu'il vous plaira choisir, nous l'accepterons avec reconnaissance, persuadés que votre choix en prenant quelques renseignements, ne pourra tomber que sur un sujet dont l'attachement aux lois, l'âge mûr, les principes de religion et d'équité et les connaissances nous seront un sûr garant de la bonne administration que nous avons la certitude que vous désirez nous faire obtenir et que nous attendons de votre justice.
Présenté à Rouen le dix juillet mil huit cent vingt deux

P Bouttard, Desjardins, Dossier, Jean Bouttard.

La bande des quatre insiste

Quatre jours plus tard, les mêmes ou presque signèrent un texte pratiquement identique... A la place de Dossier, on voit apparaître Valentin Porgueroult.

Monsieur le Préfet,
Monsieur Hue, notre maire, vient de donner sa démission, en butte à des malheurs que nous ne pouvions prévoir. Nous le regretterons sincèrement parce qu'il s'était toujours montré le protecteur et le conciliateur de ses administrés. Sa démission a mis tous les habitants dans une anxiété dont il est urgent qu'ils soient promptement tirés. On prétend dans le Pays que le Sr Lesain, adjoint, doit lui succéder dans la place de maire. Cette nouvelle a été une alarme générale pour le pays.
Monsieur le préfet, d'après le caractère de Monsieur Hue et de la personne dont il s'agit, ce serait un changement bien subit. Monsieur Hue était d'un abord facile et accessible au moindre de ses administrés. Le Sr Lesain, énorgueilli de la fonction dont il est revêtu, qu'il n'a obtenue que par intrigue sans la mériter et qu'il n'aurait jamais obtenue sous un administrateur aussi sage que vous, n'a toujours eu que l'insolence en partage et s'est constamment montré l'homme le moins conciliant de la commune.

Monsieur le préfet, nous n'avons pas besoin de vous représenter qu'à la tête d'une commune aussi importante que la nôtre, il faut un homme qui réunisse plusieurs qualités que vous connaissez et dont est dépourvu le sieur Le Sain qui ne peut aucunement nous convenir. D'abord il est trop jeune et n'a jamais su jusqu'à présent imprimer le respect, sa fierté ne peut en imposer, sa moralité et ses principes sont on ne peut plus douteux pour s'en convaincre, il s'agit de s'assurer que marié en 1814 après que la personne qu'il a épousée a été accouchée, il n'a fait bénir son mariage qu'un mois avant la naissance d'un second enfant, que ne possédant presqu'aucune propriété et simple fermier, il se livre continuellement à la chasse dont, contre les réglements, il fait sa principale occupation en toutes saisons, que n'ayant pas de propriétés en propre, ce n'est que sur celle d'autrui qu'il satisfait sa passion, que sa qualité d'adjoint lui a depuis longteps épargné un grand nombre de procès pour les dégats qu'il a occasionnés aux grains et qui deviendraient plus considérables par l'ascendant qu'il cherche à obtenir pour se livrer à son goût favori avec une plus grande sûreté d'impunité.

D'après ces motifs et beaucoup d'autres que nous croyons inutiles d'énumérer, Monsieur le préfet, nous vous prions de ne pas nous donner un tel administrateur.

 Le curé s'en mêle

En poste depuis bientôt dix ans, l'abbé Testu fait entendre aussi sa voix. Pour défendre Le Sain au nom de ses paroissiens...

Monsieur le Préfet
Monsieur,

J'ai l'honneur de vous adresser mes réflexions. J'entends parler d'un maire successeur de monsieur Huë bien regretté de tout le monde parce qu'il était bon, doux, juste et conciliant. Je n'en connais pas un en état de l'estre et c'est des gens qu'on ne désire pas qu'il le soient.

 Monsieur Hue avoit choisi Monsieur Lesain pour son adjoint et l'est encore. Il en étoit fort content et la paroisse, depuis qu'il y est, ne peut lui reprocher rien.

C'est pour éviter des désagréments que j'ai l'honneur, Monsieur le Préfet, de vous dire la vérité et suis avec un profond respect vostre très humble et très obéissant serviteur.

Testu, curé de  Jumièges

Jumièges ce 22 juillet 1822.

N'importe hors lui qu'il vous plaira choisir nous l'accepterons avec reconnaisance, persuadés que votre choix, en prenant quelques renseignements ne pourra tomber que sur un sujet dont l'attachement au Roi, l'âge mûr, les principes d'équités et les connaissances nous seront un sûr garant de la bonne administration que nous avons la certitude que vous désirez nous faire obtenir.

Jean Bouttard, membre du consaille (sic), Desjardin, manbre,... Bouttard, membre du conseille, Valentin Porgueroult, membre. Jges, 14 Jet 1822.


Desaulty revient à la charge

Apprenant cette pétition, Delaulty s'insurge encore auprès du préfet. Ce texte a été écrit un plume dans une main, une bouteille dans l'autre...

A Monsieur le Baron De Vanssay, officier de la Légion d'honneur, maître des requêtes et préfet du Département.
D. Desaulty, ancien Bénédictin
Monsieur

Mille fois pardon si je vous deviens importun, je suis commandé par les circonstances.
Depuis quelques jours, Monsieur, on colporte dans le public une pétition qu'on a osé vous adresser, j'en ai obtenu une copie et je sais qu'elle a été fabriquée dans un tabac et par un de ses abonnés et dans laquelle on n'a pas été surpris d'y voir figurer quelques membres du conseil présents où, la bouteille à la main, le rédacteur s'est permis d'écrire et de faire signer contre Mr Le Sain, adjoint de cette commune, les choses les plus absurdes, où on ne voit que l'ouvrage de la méchanceté, de la calomnie et du mensonge.
Je vous ennuirois, Monsieur, si je vous conduisois à la source de cette sourde intrique. Il y a ici, n'en doutez pas, une classe d'hommes qui, puisant dans leur coeur et peut-être dans quelques mauvais journaux des opinions les plus dangereuses les servent parmi un peuple crédule et peuvent occasionner les plus grands désordres.
Je vous dois, Monsieur, je me dois à moi même, je dois à mon état, je dois à Dieu et aux hommes de vous instruire, de vous dire la vérité et de défendre l'innocence. Le méchants attaquent Mr Le Sain ; on connoit leurs buts et leur projet, ils veulent le perdre auprès de vous et pour cela. (répandent) des griefs.

1° Mr Le Sain, disent-ils, avoient (sic) deux enfants avant son mariage. C'est une calomnie... Mr Le Sain s'est marié jeune et pour raison de famille, la bénédiction nuptiale n'a eu lieu que quelques mois après l'acte civil.

2° Mr Le sain aime la chasse. Revêtu d'un port d'arme, il chasse sur un domaine qu'il loue 3,000 F et il a le droit d'étentre la chasse sur les propriété de son cousin, maire à Yainville, ayant sur le le lieu et dans les environs dix à douze mil francs de revenus.

3° Les mêmes fabricateurs osent vous dire, écrire et signer que tous les habitants de Jumièges ont appris avec autant de douleur que de surprise que vous étiez dans l'intention de nommer Mr Le Sain maire de Jumièges, que ce seroit un bien grand malheur et une calamité publique...

"J'aime mon Roi"

Quelle impudence ! Qu'il est malheureux, Monsieur, que vous ne soyez pas à portée de connaitre l'opinion publique ! Voilà six ans qu'il est adjoint en voilà au moins quatre qu'il remplit les fonctions de maire par les absences qu'ont suscitées les affaires de Mr Huë. Quel administré peut se plaindre de lui ? Il n'y a que les libéraux, plein d'audace et d'ambition, sans pudeur et sans principe. Ils ne veulent vous surprendre que pour nous perdre et la monarchie.
Pardonnez, Monsieur, pardonnez à ma franchise, elle tient à mon éducation et devient sans doute l'effet des principes que j'ai adoptés. J'aime ma religion parce qu'elle est la base de la société, j'aime mon Roi parce que l'amour des rois est inné dans mon coeur, la masse des habitants de Jumièges pensoit autrefois comme moi. De nouveaux venus y ont introduit leurs principes et leurs opinions ; et cette immensité des biens monastiques dont chacun en a voulu  sa part, en a fait des proselites ; les bonnes gens craignent les revenants tandis que les méchants, en leur inspirant cette crainte pusillanime, ont leur but : celui de faire haïr le gouvernement.

Je finis Monsieur et fais pour ma tranquillité, pour celle de ma commune, des vœux bien sincères.
J'ai l'honneur d'être très respectueusement, Monsieur, votre très hymble et très obéissant serviteur.
Jumièges, le 28 juillet 1822.
Desaultÿ, Bénédictin.


Le nouveau juge de Paix enquête

Alors, comment y voir clair dans tout ce déballage. Le juge de Paix du canton va mener son enquête pour le compte du préfet. Personne n'a l'étoffe d'un maire. Mais il en faut bien un. Son rapport...

Duclair, 9 mai 1823,
Justice de Paix du canton
Lettre confidentielle sur la nomination d'un maire à Jumièges

A Monsieur le baron de Vanssay, préfet du Département

Monsieur le Baron,

La commune de Jumièges a besoin d'un maire, quoi qu'il n'y ait aucun désordre. Il a peut-être été prudent d'avoir attendu parce que chacun s'est observé. J'ai reconnu que la maire actuel, dont les affaires deviennent de plus en plus mauvaises, ne pouvoit continuer ses fonctions, cet homme n'a d'ailleurs point de conduite.
Puisque vous m'avez fait l'honneur de m'accorder votre confiance pour des renseignements, permettez-moi de vous les donner aujourd'hui. Il n'existe véritablement point, dans cette commune, d'individu qui ait les qualités requises pour être maire. Il en faut cependant et je m'en suis occupé depuis longtemps.

L'intelligence de Lesain
Le 1er que je choisirois en conscience et pour mieux remplir le but seroit Mr le Sain, adjoint. On vous dira qu'il chasse, ce seroit le seul reproche qu'il mériteroit, car il a de l'intelligence, de l'aisance, de la conduite et est le seul qui soit sincèrement royaliste, il a de plus le gros avantage de demeurer sur place, près l'église, ce qui  est beaucoup à considérer. J'ai appris que Mr Hue, maire, chasse beaucoup plus que lui, c'est un léger inconvénient et il seroit facile d'obtenir raison de lui à ce sujet.

Chrétien se respecte
Le 2e seroit Mr Chrétien le Monsieur, ou le Riche, pour le distinguer d'un autre. Voici ce qu'on peut remarquer en sa faveur : il a une intelligence supérieure à tout, rédige bien, est fort à son aise avec un revenu de 12 à 1.800 F. On vous dira qu'il a servi Bonaparte, oui, mais s'il acceptoit  une fonction, il serviroit le Roi, j'en suis sûr. Il a une tenue et une conversation qui annoncent bien qu'il se respecte. Il demeure aussi près l'église.

Le bien famé Dupont
Un 3e est un sieur Dupont, bien famé sous les rapports religieux, honnête homme, avec un peu de jugement, il a épousé une veuve qui lui a donné 1.500 F de rente, c'est tout son avoir mais il demeure à Herteauville, hameau fort loin de l'église au delà de la rivière, c'est toutefois où demeurait le maire actuel.

Boutard fils, riche et borné
Le 4e est enfin le Sr Boutard fils, le plus riche mais le plus borné dans les connaissances pour exercer la charge de maire, quoiqu'il ne soit point aimé du tout dans le Pays, il ne m'a point paru méchant homme, au contraire. Il y a toujours des petits procès, à Jumièges. Je l'avois nommé un jour pour arbitrer dans un, il ne put me faire de rapport par écrit. Il ne va point ordinairement à l'église et passe le temps de la messe au cabaret où il traite, m'a-t-il dit, de son commerce. Il est aussi moins royaliste que tous et demeure à Heurtauville, très loin du centre, par conséquent on ne peut, quant à présent, fixer son choix que sur ces quatre messieurs et il seroit possible d'en tirer au moyen d'instructions particulières que je me chargerai volontiers de leur donner avec douceur et amitié, comme je le fais à l'égard de tous, pardonnez au verbiage trop long dont je vous ai entretenu.
Monsieur le Baron,

J'ai l'honneur de vous présenter mes très respectueux hommages
Votre humbe et très obéissant serviteur.
Chenée
Juge de Paix.

Lesain par défaut...

Finalement, le choix se portera sur Le Sain. Voici la note qui accompagne l'arrêté...

Cabinet du Préfet
Nomination du Sr Lesain à la place de Maire de Jumièges

Note pour le bureau de la sous-préfecture

Le sieur Hue, maire de la commune de Jumièges donna sa démission le 18 juin 1822 et des circonstances particulières s'étant opposées dans le temps à ce qu'il lui fut donné un successeur, sa place est demeurée vacante jusqu'à ce jour.
L'administration de cette commune vient d'être confiée, par l'arrêté ci-joint, au sieur Le Sain pour l'installation duquel le bureau de la sous préfecture aura à donner des ordres.
Ce bureau est également invité à transmettre au cabinet particulier ses propositions pour le remplacement du Sr Le Sain comme adjoint.
Rouen, le 24 avril 1824.
Le maître des requêtes, Préfet.

La gestion de la harelle

Le 13 avril 1828, au domicile de Jean-Victor Hue de Rome, ancien maire de Jumièges, nouveau syndic et directeur de l'exploitation de la Harelle, tous ses copropriétaires  délibèrent sur l'organisation de leurs intérêts. La Harelle est en effet le cadre de litiges à répétition. Une commission de cinq membres est constituée pour vérifier les comptes du directeur de la Harelle. Elle comprend MM. Chantin cadet, François Boutard, exploitant de la grange dîmière et futur maire de Jumièges, Michel Varin, tous trois propriétaires et résidant à Heurteauville, enfin Casimir Caumont, tenant de l'abbaye et Juste Houël, tous deux également propriétaires  la Harelle mais ne résidant pas à Heuteauville
Hue vu par Deshayes

Dans son Histoire de l'abbaye royale, parue en 1829, Charles-Antoine Deshayes évoque la personnalité de Jean-Victor Hue en parlant de la myrica gale, le galé odorant présent dans la harelle :
"Jusqu'à présent, la personne chargée de diriger l'exploitation de la tourbière (M. Hue, ex-maire) a toujours eu grand soin de veiller à sa préservation, tant pour sa qualité sanitaire, que parce qu'elle contribue beaucoup, par le volume et l'étendue de ses racines, à la formation de la tourbe."
Juste Houël fut chargé de rédiger un précis sur l'origine, les titres et les réglements de cette propriété. Imprimé chez Baudry, cet opuscule de 32 pages est tiré à 200 exemplaires dont trois sur papier de couleur. Il n'est pas vendu dans le commerce. Pour réaliser son travail, Juste Houël a classé sept liasses de vieux  papiers de la manière suivante : Historique de la propriété, Administration, Rapports avec l'autorité départementale, Contentieux, Comptabilité, Propriété de la chapelle du Bout-du-Vent, Position industrielle. Ces papiers ont disparu depuis. 


Journal de Rouen

La mort de Hue

Jean-Victor Hue est mort dix ans après sa démission de maire, le 8 avril 1832, à 2h de l'après-midi dans sa maison du bourg. Il était rentier et toujours membre du conseil municipal. Il n'avait que 45 ans et était veuf de Rose Honorine Compaing, décédée trois ans plus tôt. C'est son voisin, le perruquier Jean-Louis Gauché, 65 ans, qui fit la déclaration du décès en mairie en compagnie de Vincent-Augustin Gosse, l'écrivain public. 

Rappelons-nous que Jean-Victor Hue avait deux beaux-frères médecins. Celui d'Elbeuf
possédait du bien à Jumièges en compagnie de Jean-Victor, de son épouse, séparée civilement de biens et enfin de Pierre-Modeste Varanguien, cultivateur à Saint-Ouen-du Breuil. Il s'agissait d'une maison dans l'enceinte du bourg entourée d'un cour de quinze ares. En 1834, les héritiers de cette propriété la vendirent à Pierre-Pascal Lefebvre, le maître bottier de Jumièges.



Pour suivre le mandat de Charles Lesain : 


SOURCES

Cote 3M1072, archives départementales de la Seine-Maritime, document numérisé par Josiane et Jean-Yves Marchand, transcription : Laurent Quevilly.