Par Jean de Falaise
À
Jumièges, la Seine entourait une abbaye prospère
où frère Luc, moine artiste, s’adonnait
à son missel, loin des tumultes.
Jusqu’à ce que la Terreur détruise ce
havre, le poussant à fuir. Sauvé par
les Sans-culottes, il erra dans un monde chaotique entre
violence et désillusions. Retrouvera-t-il les ruines de son abbaye
À Jumièges, la Seine entourait une abbaye prospère où frère Luc, moine artiste, s’adonnait à son missel, loin des tumultes. Jusqu’à ce que la Terreur détruise ce havre, le poussant à fuir. Sauvé par les Sans-culottes, il erra dans un monde chaotique entre violence et désillusions. Retrouvera-t-il les ruines de son abbaye
Dans l'un de ses plus
beaux serpentements, la Seine resserrait Jumièges. Elle le
tenait écarté du
monde, en même temps qu'elle traçait la limite de
ses magnifiques richesses.
Toutes ces terres fécondes, toutes ces fraîches
prairies, ces quatre mille
paysans, tout cela vivait pour la royale abbaye. Les jours de
fête, neuf
cloches bourdonnaient dans ces tours. Vous eussiez cru être
au bord de la
Loire, tant il y avait sous ces tombeaux d'amours et de grandeurs.
Mais
au temps dont je vais parler, l'abbaye comptait bien des cellules
vides.
Vingt-cinq moines seulement chantaient dans le choeur les saintes
prières.
Quatre ans plutôt, ils étaient soixante encore en
écoutant l'orage qui grondait
à tous les points de l'horizon le reste n'avait pas
trouvé l'asile sur ;
ils espéraient mieux se sauver à travers le
monde. – Frère Luc, resta
là par insouciance. – Il laissait au reste de son
ordre le soin de
tenir le journal des nations Il ne lui vint jamais en tête
d'étonner le monde
de la profondeur de sa science. Son intelligence se plaisait mieux
à chercher
des rêves dans le sommeil.
Vous
eussiez vu dans sa cellule des palettes et des pinceaux comme dans
l'atelier
d'un peintre, – sur la cloison, à fresque, un
portrait du Diable en
pied, – sur son chevalet de larges feuilles de parchemin
tendues pour
le travail ; – dans un coin de cette toile
singulière, entre les
jambages harmonieux d'une majuscule, se démêlait
peut-être l'ébauche d'une
scène sacrée. Son oeuvre était moins
grandiose, disait-on, que celle de Daniel
d'Eaubonne ; mais la peinture en était plus
légère souvent, et par le goût
de son siècle les ornements en avaient plus de fantaisie.
Qui pouvait avoir
induit Dom Luc en religion ; je ne sais, mais son art l'y
maintenait. Dans
ces longues heures de méditation qui l'eussent
fatigué et qu'il eût mal
remplies, il rêvait d'une belle tête de saint
couronné d'une auréole d'argent,
ou des cheveux d'or du Christ ; ou bien il soulevait les yeux
sans
scandale vers l'une de ces belles fresques de la chapelle,
étudiant les
savantes draperies d'un ange à genoux, ou la pourpre
veloutée des
vitraux. – Voilà à quel atelier de
patience se façonnait ce curieux
missel dont la moindre lettre marquait une journée de labeur
ardent. Son oeuvre
le liait comme son voeu ; à l'achèvement
de ce missel sa vie devait
suffire à peine.
Il
est vrai que frère Luc ne s'intéressait
guère à la propagation du
culte, – mais aussi ne se souciait-il point du renversement
des
monastères. Jumièges n'était point
pour lui une prison ; c'était un logis
commode et il y resta.
La
paix du Seigneur était toujours avec cette
poignée de moines. La chapelle
n'avait pas perdu un ornement, pas une pierre ne manquait à
l'abbaye, le coeur
d'Agnès reposait doucement dans son urne d'argent,
à l'entour de ce cloître
ravissant par l'élégance de ses festons,
l'abbé et ses enfants faisaient
procession, comme au siècle, qu'ils se comptaient deux
milliers.
Une
nuit, – quand la terreur était roi, – la
bande noire
apparut aux portes. Nuit infernale ! nuit de sabbat !
– Ils
hurlaient leurs blasphêmes, ils traînaient le
Christ avec railleries, comme au
jour du calvaire. Les saints coloriés tombaient des
niches ; les cloches
se brisaient sur les dalles. Leurs grosses lèvres
bleuâtres soufflaient au vent
la poussière du tendre coeur d'Agnès, et
l'incendie des précieuses archives
éclairait jusque sur la Seine douze mariages
républicains.
Puis
au réveil les paysans virent deux longues flèches
muettes pour attirer le
pélerin, et deux pans de murs lézardés
pour enclore des souvenirs immenses.
Frère
Luc avait tout prévu, et ne fut pas noyé pour
cela. Frère Luc faisait ses
dernières prières de la nuit, comme un bon moine
qu'il était, – à
genoux, la tête dans ses mains. – Un bourdonnement
sourd résonne aux
abords du couvent. – Les torches s'allument, – le
hourra
s'élève, – la porte de fer
s'ébranle et le frère Luc
s'éveille, – qui dormait. – Il met
l'oeil et l'oreille à la
fenêtre de sa cellule. Les battants des portes se refermaient
lourdement, et se
barricadaient : rien ne devait échapper. Trahison
terrible ! le
tocsin restait muet et n'appelait point de secours. – Il
comprend ce
qu'on veut de lui et des autres. Ses frères
étaient à la chapelle qui
l'attendaient pour mourir. Il crut que ce n'était pas
là son chemin. Son
précieux missel au bras, et sa lanterne au poing, il
traverse les corridors
déserts. Par les escaliers, qu'il connaît mieux
que l'abbé, il descend dans les
caveaux, entr'ouvre une porte qui cède
discrètement, la retire à lui
violemment, puis une seconde au bout d'une voûte basse. Il
s'introduit sans
plus de façon dans ce terrible cachot de l'abbaye qui,
disait-on, ne se
rouvrait jamais que devant la mort, où le prisonnier ne
durait que trois jours
sans air et sans pain – Là frère Luc
s'assied par terre fort résigné,
souffle sa lanterne, croise ses mains dans ses manches, et
attend, – les yeux clos, – le menton sur la
poitrine.
Les
Sans-culotte n'étaient pas en vérité
si buveurs de sang qu'on l'a dit. A dose
égale ils préféraient le vin vieux.
Les
explosions des mines faisaient trembler la terre ; la vieille
église
Saxone croulait comme
Ils se présentèrent à l'entrée des caveaux, tous un cierge en main, comme une lugubre procession de moines, – avec d'autres antiennes. Ils s'entassèrent sous la voûte sinistre où s'était rendue haute et basse justice. Les bouteilles se fêlaient, elles tombaient en éclats. L'eau-de-vie les brûlait, le vin d'Espagne les faisait vomir. Un robinet coulait dans je ne sais quoi, rempli jusqu'aux bords, comme une bouteille jusqu'au gouleau, – dans un vieux, sous le tonneau couché – roide ivre mort.

– Tu
n'es qu'un fût mal cerclé, mon gars, dirent les
derniers venus, tu n'entonnes
que par un bout, tu fuis par trois.
Une
voix qui sortait on ne sait d'où, geignit :
ah ! ah !
Chacun
dit : qui est-ce qui étrangle ici ?
– Eh !
eh !
– Ta
barrique éclate, bonhomme, dit-on, elle n'a pas pu avaler le
tonneau.
– Hi !
hi !
– Va
tremper ton vin à la Seine, criaient les autres.
– Oh !
oh ! faisait la voix.
Chacun dit : tirons-le par les pieds et fermons le robinet.
– Ce n'est
pas Jérôme, remarqua un Sans-culotte ; c'est le
cul du tonneau qui jase.
– Il
faut voir, dirent les buveurs.
La
voix continuait : uh ! uh !
Chacun
dit : c'est peut-être un prisonnier !
délivrons le
prisonnier ! – où est la porte du
prisonnier ?
Le
Sans-culotte promenant son cierge le long du mur dit tout d'un
coup : je
tiens la fente, voici la porte.
Tout
le monde cria : enfonçons-la, sauvons nos
frères !
La pioche faisait à peine résonner la porte, les léviers de fer ne l'enlevaient pas, une poutre la heurta si bien qu'elle s'ouvrit. Deux seulement pouvaient attaquer la seconde porte ; il y avait chance en vérité pour qu'elle résistât long-temps : après tout elle tomberait au dedans du cachot. Il jugea meilleur le malheureux captif d'aider ses libérateurs, et il poussa brusquement la porte en dehors.
– Ah ! mes
frères !
oh ! mes sauveurs ! Dieu canonise sainte
liberté !
– Qu'il
paraisse le martyr, criait-on au bout de la voûte basse. Elle
avait dépouillé
sa robe la victime, et tout le monde l'embrassa le
persécuté. On lui fit vider
pour faiblesse une demoiselle de dur genièvre ;
jamais Diable avalant un
décilitre d'eau bénite ne fit une grimace
semblable.
Qu'il
prenne la veste à Jérôme, dirent les
prévoyants. Il prit donc la veste du père
Loiseau et sortit des caveaux entre les bons Sans-culottes. Tout avait
bien
changé sans doute depuis que ce pauvre moine n'avait vu la
lumière du jour. Car
ses yeux parurent inquiets et dépaysés, et
lorsqu'entonnant la sinistre
carmagnole, la bande noire remonta la presqu'île pour
s'abattre sur
St.-Vandrille, – il jeta son regard en
arrière ; – chaos et
désolation ! – rien que le
lierre sacré d'Agnès qui plus frais, plus large
et plus touffu, tapissait la
muraille grisâtre et regardait tristement le caveau
violé de sa royale
maîtresse.
Cependant quelques tempéraments étaient déjà rassasiés ; – à la débandade, chacun se retira en sa bascunière, et frère Luc assez honteux les suivit de loin. – Sous cette délicieuse falaise qui mène doucement la Seine à Duclair, juste à l'endroit où Jean, qui vous parle, fit au passage lever la tête à une biquette noire, grimpant sur le beau gazon qui y nappe les éboulements, Luc vit venir une belle fille au-devant de lui. – C'était un matin, songez-y. Les premiers rayons du soleil en éclairant cette figure donnait aux yeux humides une rare transparence, pendant que la fraîcheur de la brise vivifiait et animait son front, ses joues et la fossette chatoyante de son menton. Ses membres n'avaient pas la rudesse des filles de campagne. Ils semblaient plus souples, et la coupe de ses jupes les faisait mieux valoir.
Au lieu de la haute coiffe de la
province,
elle ne
portait que le bonnet bas du temps. La petite cocarde aux trois
couleurs faite
de drap taillade était suivant la coutume fixée
au sein gauche, et toute cette
gorge était d'une saillie ferme, repoussant, autant que
faire se pouvait, la
mode de Basse-Normandie, qui ramasse les deux seins d'une femme en un
fagot
ignoble. Frère Luc admira en passant le blond
foncé de ses cheveux, la vie et
la richesse de sa chair. Il l'avait vue de loin accoster un des
traînards, et
il n'avait rien perdu de leurs gestes familiers. Quand elle fut
près de lui,
elle le salua d'un petit geste de tête et le toisa du regard
le plus
tranquille. Un peu plus loin, elle se retourna, mais la veste de Luc
lui parut
semblable à toutes les vestes de velours usé,
puisqu'elle reprit son
chemin. – Frère Luc la perdit bientôt
dans les maisons de Duclair.
Dans
les bois de Canteleu, il rencontra deux paysans. Pierre disait
à Jacques :
ils n'ont laissé brin en tout de ce beau logis de St.-Mauxe.
– Pas
plus de pierres que de gens, répondit Jacques à
Pierre. – D'où Luc
sut qu'il ne touchait plus à rien de ce monde dans le
passé, – que de
ce jour seulement il était né de
lui-même et devait chercher nourrice.
Du haut de la côte de Bas-Pont il considéra bien la vieille ville blottie dans son nid de prairies, appliqua sa main sur sa poitrine, jusqu'à ce que le sang et la foi y fussent revenus, et descendant de la montagne, il cria, comme on aime à crier dans le désert : ma nourrice, la voilà !
Voeu
de continence et de pauvreté. – Luc en vit qui se
promenaient par les
rues de Rouen comme lui. Il fit comme ceux qui remontaient la ville,
marchant à
l'encontre de ceux qui
Cependant
comme il allait mourir de faim, il vendit sa chemise et boutonna sa
veste.
La
destination de Luc avait été de vivre de Dieu.
– Aussi bien devait-il
dormir à son ombre : pour cellule il
élut le porche St. Maclou. Là, en
guise d'oraison, il médita sur le lendemain et l'avenir du
lendemain. – J'ai vu aujourd'hui, pensa-t-il, vingt mille
corps par
devant et vingt mille corps par derrière. Celui qui marche
contre moi, me fixe,
me mesure, me heurte de l'épaule, c'est mon ennemi.
– Celui qui
marche devant moi, que je suis de l'oeil, je le juge et m'en moque
comme celui
que je précède est tenté de rire de
moi. Le regard m'a semblé écarter l'homme
de l'homme.
Cet
horreur de l'isolement que j'éprouve doit exalter chez eux
les vertus
sociales : la communion de pensées doit sceller
l'esprit à l'esprit, le
coeur au coeur.
Ce
que je n'aime pas, je le crains ; ce que je craindrai, je
l'attaquerai.
Dans
les passions l'homme doit trouver sa menue part de bonheur,
puisqu'à ses
passions il emprunte ses plaisirs. Les passions font
Et
mille vérités qui ne me reviennent pas, de telle
sorte qu'au point du jour
quand il secoua ses doigts violassés, et essaya d'affermir
sa jambe que pour la
nuitée il avait mal croisée sous lui, il
eût pu dire avec ce poète de mes amis
qui décousait dans Romain de si mauvaises rimes :
O quel
trouble, mon coeur ! monde, monde, qu'es-tu ?
Es-tu bien ?
es-tu mal ? es-tu vice ou
vertu ?
Es-tu fange ou
parfum ! es-tu mort ?
es-tu vie ?
Es-tu plein de
dégoût ? ou bien digne
d'envie ?
Ne me regardes plus
avec ce ris moqueur ;
Monde,
qu'es-tu ? réponds ! ô quel
trouble, mon coeur !
Autant
là qu'ailleurs.
Remontez
Elle
se détourna subitement vers la cave, dont elle occupait le
seuil.
– Papa,
cria-t-elle, viens donc mettre la main sur le collet de ta veste.
Luc
comprit le mot, et ne s'effaroucha point, comme il avait le droit de le
faire. – Le vieux Jérôme parut en bas
sur le dernier
degré. – Approche donc un peu, brigand, c'est avec
ma veste que tu
fais le mirliflor ? Luc répondit fort à
son aise : La veste peut bien
être à toi, citoyen, mais n'a jamais
été sur un dos de mirliflor.
L'histoire se conta.
– Ah ! tu es un
moine, toi, répétait Jérôme
en tenant
son ventre dans ses deux mains, tu es un moine, toi,
efflanqué comme un braque
en carême, taillé comme un Turc, un moine bon
mangeur de tripes, un moine
confesseur de filles, tu es un moine toi, comme je suis Saint-Ignace.
Luc
faisait si bon marché ce jour-là de sa
qualité de moine, qu'il pardonna à
Thérèse de rire aussi gros que son
père.
Ah !
ça, mon gars, dit Jérôme, je ne puis
pas te laisser ma veste, puisque je n'ai
que cela pour me présenter à la section et me
pimper le décadi ; mais ma
fille le rapiécera ma vieille blouse, je t'aurai un billet
tricolore, une
entrée au club, et je te recommanderai aux vrais amis des
vrais Sans-culottes,
comme une vaillante paire de bras. – Au prochain jour, il se
chantera
bien quelques malines.
Luc
était demeuré là toute une
journée à
jaser. Thérèse avait remis en état la
blouse bleue de son père et aussi une méchante
chemise
à elle, quand en
dépouillant la veste, son nud avait trahi l'ami. Luc prit le
père pour un homme
bon, mais féroce, ce qu'il n'était pas.
Jérôme Loiseau était un simple ivrogne,
dont le vin était sanguinaire et incendiaire, ignorant le
prix
de la vie de son
espèce, et qui n'avait jamais su lui-même ce qu'il
faisait
en vivant. Le besoin
du grand air le portait vers les sections, et le fumet du vin de moine
l'eût
mené plus loin que Jumièges.
Thérèse
passait la moitié de sa vie à suivre de loin son
père sur les grandes routes,
l'autre moitié à le rapporter comme elle pouvait,
sur une brouette, sur le cul
d'une charette, souventes fois sur ses épaules.
Cette
chambrette, à
la fenêtre si fleurie, avait dès lors son vert
treillis. La couchette de
Thérèse était étroite et
sans rideaux, mais agaçante et comme devant crier
à la
moindre surcharge. Un petit bonnet sans ruche coiffait de
côté une bouteille
d'eau bien claire pour sa toilette. Un bénitier
doré, le seul bijou de sa
défunte mère, et devant qui elle ne priait
jamais, soutenait un éclat de
glace. – En bas, Jérôme s'asseyait sur
un trépied sans dossier.
Au-dessus de la cheminée, la pique patriote dormait sur deux
clous. Au bout du
fer s'accrochait le bonnet phrygien.
Trois planchettes en
étagères, appuyées sur un bahut,
supportaient le ménage. – Plus de
cruches que de verres. Le lit était haut de paille, plat de
matelas, et se
drapait de loques. Quatre rideaux de serge verte qui fermaient tout,
étaient à
Jérôme tout son souvenir de veuvage.
Entre
ces deux lits je ne sais encore si Luc eût osé
faire son choix. Au renfermé des
rideaux de serge il préféra son
aéré porche St.-Maclou. Ce n'était
rien
d'occuper la guérite : il fallait s'y maintenir,
par une gelée qui donnait
à la Lune l'éclat du Soleil, et devait
éloigner les étoiles de quelques
millions de lieues. Luc se prit à regarder le Ciel. La brise
lui fouettait les
idées. Il rêva chaud, rêva lit,
rêva Thérèse. Songer au luxuriant de sa
fossette lui faisait monter le feu aux yeux ; il s'agitait,
croisait les
deux mains dans les manches de sa blouse, comme frère Luc
les croisait dans les
manches de sa coule. Puis il creusait du bout de son soulier les
légères
colonnettes du portail. A minuit sonnant il fallut bien qu'il
cédât. Il crispa
ses bras l'un contre l'autre, et dit son Pater noster
jusqu'à l'amen,
et jura ensuite toute la litanie qu'il avait dit le dernier
patenôtre de sa
vie. Taisez-vous, frère Luc. Là-haut, de leurs
trois rangs de niches, tous les
saints vous entendent ; il ne faut jurer de rien.
Il
prit le large de cinquante pas et contempla son asile, ce qu'il en
pouvait
voir.
– Pour
un reposoir du Seigneur, dit-il, quelle magnificence !
L'or
et l'argent seraient moins riches que cette pierre grise. –
Que de prières
dans ces ogives !
La
poésie et le plaisir ne m'apparaissent jamais que sous les
formes les plus
rondes et les moins anguleuses. La prose, pour moi, c'est ce qui est
carré.
– La
première vertu de la femme, ajouta Luc, en se rapprochant,
– après
l'amour, c'est l'enthousiasme.
– L'homme
ne m'a semblé regarder la femme que pour justifier le
désir préétabli de
partager son lit.
– Ne
suis-je pas resté bon moine jusqu'au dernier jour.
– Si
le proverbe dit vrai : les pierres de cette église
devraient bien se
fendre.
Les
proverbes sont menteurs.
Les
proverbes sont la sagesse des nations.
Les
nations, c'est le peuple.
La
voix du peuple est la voix de Dieu.
Donc
le bon Dieu est menteur, depuis le temps qu'il y a des proverbes.
Seul
je puis veiller dans ma force ; mais qui protégera
mon sommeil ? un
ange à mon chevet, qui donnera vie à mes
rêves et émouchera le cauchemar. Je ne
puis aller plus loin sans un ange ; je n'avais pas
songé qu'il me fallait
mon ange.
Les
moineaux chantaient à peine dans les guirlandes de granit,
quand Jérôme
Loiseau, son bonnet sinistre enfoncé sur ses oreilles,
poussa Luc du bout de sa
pique. – Dans quel tonneau de lie as-tu donc pris domicile,
citoyen,
pour avoir la trogne de même étoffe que mon
bonnet. Je ne m'étonne de rien, si
tu as passé la nuit sous cette barraque. Que ne
parlais-tu ? Sommes-nous
pas frères ? entre frères on se partage
ses puces !
Il
l'appela du doigt en haussant un coin de la bouche, clignant d'un oeil
et riant
de l'autre, – puis il lui chanta comme un refrain de la
Carmagnole :
J'en sais
qu'y vont voir terne ;
Allons,
Lucas, allons Lucas.
Est-ce
pas jour de lanterne ?
Allons,
Lucas, n'tanternons pas.
Défripe
ta pelure et viens de nous. C'est un petit lever d'aristocrate. Avec
cette
canaille-là, faut agir comme des recors.
A
fort limier, fin renard. – Voilà que le noble
avait trouvé asile chez
une pauvre vieille femme nourrice de ses enfants
émigrés. Elle filait vingt
heures le jour, et fit vivre quinze mois le père noble et
son confesseur non
assermenté, qu'elle cachait dans la même muraille.
Ils
ne trouvèrent donc les sans-culottes que le gîte
chaud et qu'un grand feu de
meubles brisés qu'ils firent. Ils se dispersèrent
ensuite dans les cours, les
étables et les celliers. Luc gagna les jardins. Son prieur
l'avait sevré des
arts profanes. Le jardin était peuplé de Venus de
marbre, de belles nymphes au
torse contourné. Le givre répandu sur ces belles
épaules, sur ces beaux bras,
leur donnait un velouté si délicieux, que Luc
charmé s'en éloignait, s'en
rapprochait, les caressait, du doigt il en suivait les lignes. La
chaleur qu'il
avait retrouvée dans le mouvement animait et exaltait ses
pensées. Il eût
volontiers embrassé ces statues, comme
Saint-Diogenès, – pour se
mortifier.
Il
retrouva Jérôme dans la même pose
à peu
près qu'il l'avait laissé à
Jumièges.
Pendant qu'il le hissait les pieds en l'air hors du
caveau, – il vit
passer près de lui, insaisissable et fluet comme une
belette, un
petit homme
grêle, vêtu d'habits bruns
râpés, dont les
traits étaient tous fins et déliés.
Cet homme jeta en passant sur Luc un regard inquiet et
perçant.
Ses yeux
avaient la profondeur et la fluidité des yeux d'un reptile,
bien
qu'il les plissât
légèrement à la manière des
miopes. Au
moment où il disparut, Luc distingua
sous sa longue veste brune le pied d'un vase ciselé de forme
antique et la
marge de quelques parchemins.
Luc
réfléchit qu'il était le seul
à comprendre ce que faisait cet homme, et il
conçut le projet de sa fortune.
Jerôme
Loiseau revint chez lui sur les épaules de Luc. Cette pauvre
Thérèse, dès
qu'elle l'aperçut, se mit à pleurer, et lui sauta
au cou. Luc en fut si
étourdi, qu'il faillit laisser tomber le bonhomme sur les
marches. Il
s'aprivoisa pourtant, et si le père Loiseau
s'éveilla vers le soir, ce ne fut
que dans l'intention d'embrocher de sa pique sa fille et son gendre.
Luc
n'abusait-il pas de ses droits de seigneur sur la fossette et
dépendances.
– Attendez
donc que je rabatte la couverture, dit Jérôme
d'une voix terrible.
– Au
nom de vos petits enfants, ne nous embrochez pas, dit Luc.
– A
quand la noce ? dit Jérôme.
– N'en
parlons pas, beau-père, répondit Luc, –
je veux être bon fils. Vous
aurez au dépotayer une rente de cent deniers par jour.
– Allez
donc vous coucher, mes enfants, dit Jérôme.
On
ne vit jamais sous le soleil de Normandie paix plus doucereuse que
celle de Luc
et de Jérôme Loiseau. Jérôme
avait pour Luc la crainte de l'homme usé pour le
vigoureux, et les égards d'un bon créancier
à son débiteur. Luc était
désormais
le plus noir de la bande noire, le plus ardent de ceux qui ardaient, la
main
toujours la dernière au sac.
Cette
ombre maigre, imperceptible, qu'il avait trouvée
à Canteleu, il la retrouva une
fois au détour d'un grenier, ailleurs dans un chartrier,
– ailleurs
dans une sacristie, taillant les toiles de tableaux avec la pointe d'un
stylet,
roulant les vieilles chartes avec leurs sceaux pendants. Elle furetait
tout,
fouillait tout, de sorte que Luc trouvait son désordre pour
trace, et toujours
elle lui échappait.
Notons
ici que Luc s'aperçut bien avant
C'est
qu'au cloitre on ne rit guères, et que Luc ne savait trop ce
que cette grimace
voulait dire.
Dieu
a semé çà et là des
créatures à qui la grimace du rire
déplaît
souverainement. – Si c'est à Luc, ce n'est
à Jean.
Dès
qu'il crut le temps venu, Luc rechercha le petit homme de pillage. Il
ne se
trouvait jamais dans la bande au départ, mais au coin d'un
bois, derrière une
haie, ils le recrutaient chemin faisant. Il suivait les sans-culottes
comme un
loup suit une armée qui dévaste.
Quoiqu'il
les suivît de loin, il se trouvait toujours dans la presse
qui forçait les
portes ; une fois entré Luc le perdait. Par
où passait-il ? Luc le
guettait aux corridors ; on ne le voyait jamais sortir.
Sous l'escalier sombre d'une maison bouleversée Luc par hasard promena sa torche, il y trouva une petite peinture fort naïve et mystique, les porteurs de croix avec le nom au dos d'Antonello de Messine, et le cahier des morts du Stephanello. Il éteignit sa torche et se coucha auprès. Il attendit là un moment ; puis une main partant d'un corps que Luc n'entendait pas se mouvoir, s'allongea pour aveindre le dépôt. Luc empoigna la main et souffla tout bas : à nous deux la part.
– Non, non, répondit le corps plus bas, et Luc sentit le stylet qui dans l'ombre déchirait ses habits, Luc secoua si rudement la main au stylet, que son arme échappa au petit homme, qui resta à sa merci.
– Tout est à moi, dit le vainqueur, ta part et toi.
– Ton silence est ta fortune, dit le faux frère en mauvais accent.
– Nous sommes d'accord ! dit Luc.
–Lâche-moi donc, reprit l'étranger, et garde ton butin, demain tu l'estimeras toi-même.
– Quelle est ton heure, mon prince, dit Luc rappelé au respect.
– La septième
sous le gros horloge.
En
effet, il n'était pas huit heures, quand
Thérèse et Jérôme Loiseau
virent
entrer Luc et l'inconnu. Jérôme
s'avança à l'oreille de son gendre et lui
demanda : est-ce un suspect que tu m'amènes
là ? Luc haussa l'épaule
et tourna le dos à son beau-père, et fit monter
le petit homme à la chambre de
sa femme : et là soulevant une trappe qui donnait
issue à un grenier, il
appliqua une échelle, et ils s'enfermèrent
ensemble. Thérèse qui n'avait pu les
suivre redescendit vers son père, et lui dit ce qui se
passait. Le vieux Jérôme
ayant pris l'éveil sur les paroles de sa fille, fit
l'escalade en-dehors, et
appliqua l'oeil à
– De
ces toiles-là, dit Jérôme à
sa fille, il devrait s'en faire des chemises.
– Ou
plutôt des blouses, dit sérieusement la fille,
l'eau n'y mordrait point.
Après les tableaux vint le tour des images, que Jérôme prit pour des assignats, quand il vit Luc les échanger contre autant de pièces d'or.
–
Il a raison,
murmura-t-il, je m'en suis toujours méfié
du
papier. – Du papier se chiffonne, de l'or s'enterre.
Hélas !
hélas, ma fille, ajouta le bon père, ton homme,
vois-tu, n'est encore qu'un
carme et l'autre un curé qui n'a point
prêté serment à la sainte constitution.
Je suis sûr qu'ils vont dire la messe.
Nenni, les toiles s'enroulaient de nouveau, les livres et les images se pressaient en paquets. Je vois ce que c'est, pensa Jérôme, ils n'ont pas assez de catéchismes dans l'armée de Cobourg. – R ste-t-il rien à Jumièges ? demanda l'étranger.
– Retournons-y, dit Luc.
– Ils vont déjà relever ce que nous avons détruit, interpréta Jérôme. J'ai envie de mettre le feu au grenier, qu'en dis-tu, Thérèse ?
– Ah ! mon
père,
quelle méchante habitude vous avez là !
La trappe s'était soulevée ; ils jetaient prudemment sur le lit de Thérèse les toiles et les paquets. Jérôme se laisse glisser le long de l'échelle, remonte l'escalier, saisit tout, et jette tout au feu. Luc à ce coup demeura foudroyé, blême, frappé à mort. Le petit homme confondu et inquiet Thérèse riait de son gros rire.
– Brute d'ivrogne, dit Luc à Jérôme dès qu'il put parler, tu viens de brûler des trésors. Jérôme avait sauté sur le prétendu curé.
– Prête serment,
lui répétait-il, prête serment ou je
t'étrangle.
– Pauvre
Luc, murmurait le petit homme.
– Prête
serment, reprit Jérôme lui barbouillant le museau
d'un gros soufflet de sa pate
d'ivrogne.
– Oui, mon père, je le jure, dit l'autre se dépêtrant.
– A Jumièges, est-ce pas ?
Et il disparut.
Depuis
ce jour
maladroit, Luc évita son beau-père, comme on fait
un chien qui mort sans
comprendre, et Thérèse méprisa son
homme, parce que l'ayant vu humilié par son
père, elle n'avait pu
saisir le mot de l'énigme. Luc
qui s'en aperçut douta de lui-même dès
ce moment et ne connut plus qu'un moyen
de conserver ses droits et sa dignité, le bâton.
Suivez
bien sa logique, mes dames :
L'homme,
je l'ai vu dans la Genèse, n'a pas entre les animaux
créés, de plus ancien
ennemi que sa femelle.
La
femme est née pour séduire,
c'est-à-dire pour tromper.
La
première vertu de l'homme après l'intelligence,
c'est la force.
Si
la femme est la plus faible, c'est que l'homme doit être le
plus fort.
Si
l'homme est le plus fort, ce ne peut être que pour dompter la
femme. – Que la femme trompe et que l'homme batte, c'est leur
nature.
Thérèse
riait, il la battait, Thérèse qui ne savait plus
à quoi rimaient ces coups
riait plus fort, il ne cessait qu'alors qu'elle en pâmait.
Elle demeurait plus
souvent chez ses voisines. Jérôme ne trouvait rien
à redire à ce ménage n'en
ayant guère eu d'autre du vivant de sa défunte
femme. Thérèse ne rentrait pas
plutôt que la danse recommençait. Les voisines qui
ne comprenaient guère ces
yeux sombres, et le genre de désespoir avec lesquels Luc
battait sa Thérèse,
disaient, le comparant à la pluie qui frappe pendant que le
soleil rit :
voilà le Diable qui bat sa femme. Cette pauvre
Thérèse qui avait idolâtre son
mari, eût volontiers ri dès cette heure avec le
premier voisin venu, n'eût été
le fantôme de la trique qui pendait à son
cotillon, comme des sabots à la queue
d'un chien.
Luc
s'aigrissait de
jour en jour ; il s'obstinait dans son injustice, il devenait
implacable,
comme
Qu'une
de nos vies se brise donc ; – à la plus
forte !
Vous
souvient-il de cet homme qui se débarrassa de sa femme en
lui chatouillant
chaque matin la plante des pieds. Luc en chatouillant chaque soir les
reins de
sa femme avec une trique arriva à une fin non moins
satisfaisante. Elle en rit
tant, qu'elle en créva, la pauvrette !
Voilà
le goupillon, ma voisine, jetez lui l'eau bénite.
Le
lendemain Luc en menant son beau-père à
l'hôpital, se disait : ne se
vantent-ils pas d'avoir des hospices pour toutes les
douleurs ? Cependant
Luc mit le loquet sur le serrure, et se tourna vers
Jumièges :
Aux bois
qui bordaient son passage
Sur le
chêne nu de feuillage
Le gui
conservait sa verdeur,
Et Luc
confiant au présage
Disait
peut-être dans son coeur :
Ainsi tu crois,
espoir volage,
Sur l'arbre
flétri du malheur.
Demandez
au bon
fermier de la presqu'île quelle fut la première
chaumière de ce village qui
s'élève de l'autre côté du
fleuve, sous la forêt de Bretonne. Il vous dira que
ce fut la barraque du pêcheur Luc, un grand homme brun,
très-agile sur sa
barque à promener ses filets. Il se tenait
quelquefois des journées pleines, assis au bord de l'eau,
amorçant les alauses.
Il en faisait grand commerce, mais ne les portait jamais plus loin
qu'à
Duclair. Tous les pêcheurs admiraient sa patience. Maintes
fois le jour, le
pêcheur Luc traversait la Seine pour venir à la
ferme ; il appelait le
fermier son voisin de l'autre côté de la rue, et
se plaisait à caresser les
enfants. C'était à son four que Luc faisait cuire
son pain, c'était dans sa
huche qu'il le pétrissait lui-même. Il cueillait
chaque décadi deux fagots de
branches séchées. Il n'avait d'autre lit que
quelques feuilles de fougère sur
un tas de bruyère. Sa baraque était construite en
terre jaunâtre. Les angles en
étaient de cailloux brutes, la toiture d'écailles
de bois, la porte et la
lucarne de paille en chassis. Il se nourrissait de sa menue
pêche. La seule
chose qui étonnât ces bonnes gens, c'est qu'il
veillait souvent long-temps
après qu'il ne se réflètait plus dans
la Seine d'autre lumière que celle des
étoiles ; et aussi qu'il se laissait
dériver les beaux jours sans
s'inquiéter si l'heure de la pêche
était venue ou passée.
Les
premiers mois s'écoulèrent doucement ;
cette vie plaisait bien à Luc ;
il voyait la vie active et ne la niait point, mais ses goûts,
son esprit, sa
paresse le rejetaient dans
Cependant
sa tête,
qu'il négligeait, ne cherchait qu'à lui nuire. Il
sentit bientôt une trouée
lente se faire à
ses idées. Elles allaient toujours
en s'éloignant. Il ne savait plus comment s'y prendre pour
rappeler à la ruche
ces abeilles fugitives. – Il comprit et n'en douta plus que
la mort
est la conclusion naturelle de toute existence sans but. Il le pensa
d'abord et
l'éprouva ensuite. L'homme inutile périt de
lui-même et sans autre cause. Son
inactivité est sa souffrance. S'il n'a pas la
vivacité que donne le labeur, la
mort s'empare de lui et cangrène tous ses membres.
Puis
les jugements sévères sur son passé
lui revenaient. – Il avait pris
l'habitude, pour ses longues confessions monastiques,
d'écrire ses pensées les
plus intimes. – Sur les murs de sa barraque il crayonnait
avec un
charbon :
L'homme
c'est l'égoïsme dans sa force brutale ; la
femme l'égoïsme avec ses
misères et ses lâchetés impitoyables.
A
mauvais croyant ce que mes yeux ont vu prouverait assez qu'il est un
Dieu – qui récompense le vice et punit la vertu.
Puis
près de là, ce même frère
Luc qui avait peint sur le vélin tant de si douces et
de si saintes consolations, esquissait une scène
terrible : L'ange de ses
souvenirs arrêtant l'homme dans sa marche et cherchant
à lui faire détourner
Ailleurs
il était écrit :
L'homme
est donc
bien peu, puisqu'à sa mort son souvenir n'est plus
confié qu'à la mémoire, c'est-à-dire à
la chose de son être la plus fragile et
après son coeur la plus variable.
Luttes, ô
mon coeur, terrasses et anéantis l'esprit qui me ronge et
une mine.
De
moi-même, ô mon Dieu, délivrez-moi.
Un
soir, Lucas avait les pieds appuyés sur les chenets de la
ferme, ses sabots fumaient
en séchant ; et lui accroupi dans la basse-chaise
des nouveau-nés (les
enfants étaient allé quérir son pain
qui froidissait dans la huche), agitait la
braise, et fouillait les cendres avec une branche de chêne
qu'il avait tiré
d'un cotteret. Le bout de cette branche avait pris feu de
lui-même et flambait
en fumant. Luc la regardait de tout son coeur, et la promenait sur la
pierre
qui soutenait le foyer. Sous la suie qui la couvrait, il arriva
à Lucas de
suivre une ligne dont il chercha la naissance. – Cette ligne
était un
pli de robe. – De la robe sortait une tête
mitrée – Les
quatre coins du tableau portaient légende. – Dom
Luc reconnut un des
sarcophages de l'abbaye. Il déchiffra bien aussi le nom.
Mais aussitôt ses
sourcils se froncèrent, – il brisa le tison contre
la
pierre : – Brûle à ton tour,
dit-il, toi par qui brûla l'ange du
Seigneur. – C'était un des juges de la Pucelle.
En
sortant de là, il déposa les pains dans sa
barque, mais au lieu de gagner le
large, il reprit terre, et enfila le petit sentier qui remonte vers le
bourg et
les ruines. Il y pénétra par le pavillon de
Tout-à-coup
Luc prête l'oreille, il croit entendre au-dessous de lui le
bruit d'un levier
qui cherche morsure entre deux pierres. Il s'avance, en pliant
doucement le
gazon sous ses pieds, jusqu'au bord d'une fosse profonde qui se creuse
à
quelques pas du lierre. C'est l'entrée du caveau
funéraire d'où fut tirée cette
cendre patriotique d'Agnès. On tentait une seconde fois de
violer le saint
asile.
– Qui
es-tu misérable ? cria Luc au profane.
– Celui
de nous deux, saint frère, qui s'est le moins fait attendre.
– Tu ne
trouveras rien là, dit Luc en revenant à ses
goûts de
Ils
marchaient sur leurs genoux, relevant les parties qui
n'étaient point
disjointes, et amassant dans les pans de leurs habits les coins
brisés ou
détachés.
Quand
ils purent juger à la lune que trois heures
étaient passées, ils sortirent des
décombres avec une grande vigilance et reprirent le sentier
de
A
Douvres, dit le petit homme, deux mille guinées de ta
cargaison. Luc se
retourna vers les clochers de sa vieille abbaye. – Non, je ne
te
suivrai pas, sauve ces reliques, je te tiens quitte. Mon âme
a péri
là, – c'est là seul qu'elle peut
revivre – Et sans quitter
ses habits il se jeta à
Il
ne sut jamais que l'Angleterre montrait comme une conquête
les vitraux de
Jumièges.
– De là je n'aurais pas dû sortir, se dit Luc en remettant le pied dans l'enclos des ruines. – C'est là la terre qui m'est bonne.
Dès
que parut l'aube il
s'enfonça dans les souterrains, et rouvrit ce cachot
d'où il était sorti si
bien vivant, pour une vie si nouvelle et si triste. En flairant des
mains la
paroi, il rencontra à ses pieds son froc et son
précieux missel. Il jeta à la
hâte ses habits mouillés, et coula sa longue robe
pour ne plus la quitter.
L'humidité n'avait
point altéré les belles couleurs de son missel,
– et il vécut de prières
et de racines. Dieu cette fois suffisait à son
âme, il la comblait, elle en
débordait. Il écrivait avec un stylet de plomb
sur les derniers feuillets de
son missel inachevé :
A vous
qu'aux champs poursuit l'orage,
La
ruine est le bon ombrage ;
Pélerins
usés des genoux,
Sous
la ruine abritons-nous.
Ta
religion n'est donc faite, ô mon Dieu, que pour ceux dont le
monde ne veut pas
encore, et pour ceux qui ne veulent plus du monde.
La
nature est muette à qui ne l'appelle pas Dieu.
La
mort n'est qu'un accident dans la vie du chrétien.
Il
ne connaissait point d'autre cellule que son cachot humide ;
il y dormait
sur la dure, ses hardes de pêcheur pour oreiller. Il ne
relevait aucune ruine,
pensant qu'il n'est point de basilique si religieuse que des ruines.
Le bon fermier s'en revenait un soir du bourg à sa ferme, portant son plus jeune gars à califourchon sur ses épaules. Le petit tenait ses yeux fixés sur les tours.
– Qu'est-ce donc que tu as à regarder ? tu es bien malaisé, mon gars, lui dit son père.
– Tiens, tourne-toi,
dit l'enfant,
vois-tu sur le fin haut une bête toute noire qui se
promène ?
– Signe-toi
vite, mon gars, et dis ta prière contre les revenants,
– dit le père,
voyant sur le parapet de la tour, à droite, un long moine,
capuchon rabattu,
immobile comme un saint de pierre. – Je n'en vois
qu'un ; ils
devraient être vingt-cinq.
Aux premières neiges Luc mangea des herbes vénéneuses qu'il avait arrachées dans la fosse d'Agnès. Il se traîna jusqu'à sa cellule et y mourut dans de grandes douleurs.
On
retrouva le cadavre au printemps de l'an IV, –
l'année où parut ce
beau voile de pourpre à jeter sur d'infâmes orgies
– qui se baptisa
Buonaparte.
1er avril 1840.
SOURCELes contes normands de Jean de Falaise avec les dessins de l'ami Job. Caen, Rupalley, 1842.