Par Laurent Quevilly

Il est aujourd'hui considéré comme un journaliste précurseur du socialisme utopique. Et pourtant, sa carrière débuta sous la bure à Jumièges.


Nicolas Gueudeville est né en 1652, d'un médecin de Rouen qui dira-t-il, "laissa à sa famille plus de réputation que de bien". A 19 ans, il fit profession à l'abbaye de Jumiéges, le 8 juillet 1671. Cette année-là, on célébra une messe d'action de grâces pour la guérison de François Harlay, l'abbé de Jumièges. Prière publique, procession solennelle autour du chœur durant dix jours. Les religieux jeûnèrent et quand leur abbé alla mieux, on rendit grâce à Dieu par une messe de la Trinité à laquelle participèrent les curés de Jumièges, Yainville, Mesnil, le Trait. 

Voici ce que dit lui-même Gueudeville de sa profession de foi : "Je sortis de l'enfance pour entrer dans le cloître sans avoir jamais rien vu. Je jurai solennelement de ne plus rien voir et le premier usage que je fis de ma liberté, ce fut de me l'interdire pour toujours. Aussi ne fus-je pas longtemps à m'apercevoir que j'avais fait un mauvais marché. J'aurais bien voulu m'en dédire, et je l'aurais fait sans scrupule, étant persuadé que Dieu est trop juste pour y avoir eu part, et qu'il est trop bon pour m'obliger à le tenir. Mais, tout moine que j'étais, je me piquais un peu de ce qu'on appelle honnête homme, et, dans cette seule vue, je résolus de finir sous le hanois et de traîner mon lien jusqu'à la mort, de la moins mauvaise grâce que je pourrais."

Alors qu'il subissait ainsi la vie claustrale, Nicolas Gueudeville commençait à se distinguer dans la prédication, lorsque son esprit d'indépendance et la singularité de ses opinions sur les matières les plus respectables lui attirèrent les reproches de ses supérieurs. Pour éviter les punitions qu'on était sur le point de lui infliger, Gueudeville résolut de prendre la fuite, ce qu'il exécuta en escaladant les murs de son couvent. C'était le 25 août 1688. Gueudeville était alors au monastère de Saint-Martin de Sées, près d'Alençon. 

 Il se marie

S'étant retiré en Hollande, il y embrassa le calvinisme le 18 juillet 1689, se maria en 1691 avec Marie Blèche et alla ensuite s'établir à Rotterdam, où il se livra à  l'enseignement de la langue latine en tenant une pension. Comme il écrivait avec beaucoup de facilité, il songea à faire ressource de sa plume et publia à  La Haye, en 1699, sous le voile de l'anonyme, une espèce de journal intitulé : Esprit des Cours de l'Europe, publication qui eut une grande vogue dans ce pays, à  cause des traits satiriques qu'il contenait contre les ministres de France.

M. d'Avaux, notre ambassadeur, demanda et obtint, en 1701, la suppression de ce pamphlet périodique ; mais, après son départ, Gueudeville reprit sa publication sous le nouveau titre de : Nouvelles des Cours de l'Europe, et la continua avec succès tant que les circonstances lui fournirent les moyens d'amuser la malignité publique, ce qui dura jusqu'en 1710. La collection de ce journal se compose de dix-huit volumes in-12.

Précurseur du socialisme

Les principaux ouvrages de ce publiciste, qui a beaucoup écrit dans tous les genres et fait un grand nombre de traductions, sont :
le Grand Théà¢tre historique universel, Leyde, 1705, 5 vol. in-fol?, fig., traduction libre d'un ouvrage allemand d'Imbof ; Atlas historique, ou Nouvelle Introduction à  l'histoire, avec un supplément par Limiers, Amsterdam, 1713-1721, 7 vol. in-fol. ; Eloge de la Folie, par Erasme, Leyde, 1713, in-12, traduction ; Comédies de Plante, Leyde, 1719; Colloques d'Erasme, Leyde, 1750, 6 vol. in-12 ; Traité de Corneille Agrippa sur la noblesse et excellence du sexe féminin, avec une traduction sur l'instabilité et vérité des sciences, Leyde, 1726, 3 vol. in-8. 

Mort dans l'oubli

Père de quatre enfants, surnommé le « soldat inconnu des Lumières », ce précurseur du socialisme de Rousseau aura occupé, en son temps, l’Europe par sa conduite et l'audace de ses écrits, avant de tomber dans l’oubli. Malgré le nombre de ses ouvrages, Gueudeville mourut à La Haye, en 1721, dans un état voisin de la misère. 

Laurent QUEVILLY.