Par Monselet et Raymond

En juillet 1886, André Monselet et un certain Raymond, du Palais Royal, descendirent la Seine de Rouen au Havre à bord du Scapin. Leur livre de bord autour de la presqu'île de Jumièges.

En route pour Duclair ! Le soleil s'éclipse, des nuages aux rondes bosses se groupent et s'entassent, semblant s'accoler pour résister à quelque chose : lutte de géants et sous cette fuite de l'astre doré, la nature prend une teinte grise uniforme, le vent s'élève, remuant les cimes des aulnes et des peupliers, la foudre gronde au lointain, le fleuve s'agite l'ombre grandit, gare l'orage !

L'orage s'est déchaîné


Nous étions encore assoupis sur l'herbe, au bord du fleuve, quand un agréable zéphyr a rafraîchi nos tempes et réveillé nos souvenirs.

Holà, vite à bord !

Nous appareillons le Scapin penché coquettement sous la brise, comme s'il tendait l'oreille au vent, et nous voilà fendant l'écume, sautant les lames, filant vent largue en droite route. La brise fraîchit de plus en plus; par malheur, le vent tourne bientôt et nous sommes encore une fois obligés de louvoyer.
Nous dépassons l'île Saint-Georges, vis-à-vis l'abbaye du même nom la dernière île que forme la Seine avant son embouchure le fleuve apparaît alors dans toute sa grandeur.

Cinq heures. Duclair. L'orage s'est déchaîné au loin, au grondement de la foudre succède une pluie légère et la brise mollit.
Les petites maisons de Duclair, alignées au bord du fleuve comme pour une revue, plus blanches encore sous le ciel gris, ont un air bien tentant, il y a surtout un hôtel de France dont l'enseigne tire l'œil, mais. il est dit que le Scapin ne voudra jamais s'arrêter.

En avant, tant qu'il y a du vent, crie Raimond qui tient la barre, tandis que je jette un dernier coup d'œil furtif aux petites maisons si coquettes de Duclair qui disparaissent bientôt dans un coude de la Seine.

Le tableau est de tout beauté



La pluie a cessé à son tour et, sous un ciel serein, le Scapin glisse à peine, au fil de l'eau, mais qu'importe, le tableau est de toute beauté

Après avoir doublé la petite rivière de Sainte-Austreberte, dont la vallée est justement célèbre, la Seine coule droit au sud, contrariée encore dans son cours par la forêt du Trait et la forêt de Jumièges, perchées à deux cents mètres d'altitude, tandis que la rive gauche, triste et désolée, n'offre à nos yeux qu'une vaste solitude qu'on nomme la Grève ou le Marais, chaumières à demi-éventrées, arbres rabougris, sol défoncé antithèse effrayante.

Cette contrée déshéritée suscite l'image de génies malfaisants et je n'en veux pour preuve que ce Château de la Cheminée tournante qu'indique la carte et que nous cache un épais feuillage.

Bientôt la forêt de Jumièges va en s'abaissant et livre passage au fleuve qui dirige de nouveau sa course vers le nord, décrivant ces arcs de cercle gigantesques que l'on sait, mais auparavant la rive gauche se relève avec la forêt de Mauny, barrant la route, se dressant comme un mur infranchissable c'est ce que dans le pays on appelle le Gouffre.

Les fanaux s'allument



Aucun village à présent sur les deux rives, la solitude morne à laquelle s'ajoute le silence de la nuit. et là, dans ce désert, au milieu de cette pauvreté, une propriété, immense folie de grand seigneur, assise triomphalement au bord du fleuve, adossée superbement à la colline ce château est situé entre la Roche et Yville-sur-Seine; ses dépendances, prairies, parc et forêt, embrassent plusieurs lieues de tour, mais ce qui frappe le plus est un pavillon, rendez-vous, de chasse, ou belvédère, juché au faîte de la colline d'où le regard, s'étendant à la ronde, doit percevoir, par les temps clairs, jusqu'au golfe de Seine.

Mais la nuit est venue, un à un, sur la rive, les fanaux s'allument on entend leur chaîne grincer sous la poulie à mesure que les douaniers les hissent en place. Ce sont autant de points lumineux dans la nuit, mais leur pâle clarté, ce soir-la, a peine à percer les ténèbres.

Oui, c'est bien là le Gouffre avec toute l'horreur d'une nuit noire et son silence qu'interrompt encore de temps à autre le cri rauque des bœufs qu'on rentre à l'étable.

Au point kilométrique 288



Pas un village, pas le moindre hameau, et c'est là que nous sommes, venus échouer, sans provisions, sans rien. La plage de Duclair passe alors devant nos yeux dans un riant souvenir, et de mes lèvres s'échappe, avec un soupir éloquent :

Duclair, renommé pour ses canetons !

Comment nous dînâmes ce soir-là, c'est un poème.

Huit heures. Nous venons de dépasser le Mesnil-sous-Jumièges, amas de cahutes sans nom. Le Scapin fait escale au point kilométrique 288, l'ancre est jetée à terre au milieu de rochers, les voiles sont serrées, puis, l'appétit se faisant sentir terriblement, on inspecte les tiroirs.

Hélas il faut bien nous convaincre de notre imprudence. Rien. Nous sommes sur le radeau de la Méduse. Déjà Raimond jette sur moi un regard d'envie je ne me sens pas à l'aise.

Le brigadier est là...


Il nous reste heureusement encore une ressource c'est d'explorer le rivage nous sautons à terre. Au loin, une lumière pique les ténèbres, nous avançons, c'est un poste de douaniers.

Le brigadier est là, seul, achevant de souper. En quelques mots nous le tenons au courant de notre situation. Le brave homme nous offre son pain et, ma foi, nous acceptons avec de chaleureux remerciements.

Après de nombreuses allées et venues dans cette obscurité, poursuivis par les aboiements des chiens de garde, nous obtenons encore, mais ce n'est pas sans avoir longtemps parlementé, une écuelle de lait.

Avec cela, tout au moins, nous ne mourrons pas de faim, s'écrie Raimond.

Et maintenant, retournons à bord ! L'idée de pouvoir souper maigre souper a ramené un peu de gaieté entre nous. Nous rallions le Scapin et, détachant l'ancre, nous poussons plus au large, cherchant pour la nuit à nous amarrer solidement.

La barre va nous surprendre


Tout à coup, un bruit semblable au roulement d'un train frappe distinctement nos oreilles.

Qu'est-ce que cela? Le chemin de fer?

Mais la lumière se fait presque aussitôt dans notre esprit c'est la barre.
En effet, l'heure est venue, et la barre va nous surprendre au milieu de nos préparatifs; déjà nous nous sentons soulevés par le flot; pour plus de malchance, notre ancre, trop légère, dérape à tout-instant. Le coup est terrible l'inquiétude nous prend.

Par bonheur, une barque est là, à deux mètres du Scapin, nous l'atteignons avec la gaffe, une amarre est passée solidement dans l'anneau de cette barque. il était temps.

Le flot arrive violemment qui nous eût emportés en arrière et conduits à un désastre certain. Mais l'ancre a mordu et, malgré la violence du courant, nous parvenons à nous maintenir à peu près immobiles.


Le brouillard s'élève


Rassurés sur notre situation, un long soupir s'échappe de notre poitrine.
Il est onze heures. La lune se cache obstinément, à deux mètres à présent, on ne distingue aucun objet; le brouillard s'élève, très épais.

A la cuisine ! dit Raimond.

Mais auparavant, le fanal est hissé en haut du mât, précaution utile désormais. Enfin, nous pouvons prendre une tasse de café au lait après quelques minutes encore de patience.
Sur ce; nous nous enroulons dans nos couvertures, et à tout hasard, couchons à demi-vêtus.

Le Scapin est fortement ballotté, mais la fatigue est extrême et le sommeil s'empare bien vite de nous.

Mercredi 9 juillet. Après quelques heures d'un sommeil tourmenté, nous nous levons à l'aube. Le chronomètre marque quatre heures. Le brouillard nous environne de toutes parts. Le temps est humide et froid, mais, bast! debout. Il faut profiter de la marée.

En un clin d'œil, le Scapin. est prêt à continuer sa route. D'ailleurs, nous nous sentons près du but et la fièvre s'empare de nous. Mais, pendant la nuit, l'ancre, sous la pression du flot, s'est enracinée profondément et c'est à grand peine que nous parvenons à l'amener à bord.

Le sifflet du chemin de fer


Le courant nous emmène, le vent fait absolument défaut. En partant, nous jetons un dernier regard en arrière, du côté du Gouffre, où peu s'en est fallu que ne se terminât notre voyage.

Les rives sont désertes. A gauche,la forêt de Brotonne surplombe, pendant quelques instants, le fleuve qui coule encore une fois vers le Nord à droite, la cote basse se relève peu après avec la forêt du Trait, mais les orages précédents ont occasionné de nombreux dégâts çà et là, les arbres sont hachés, les récoltes fauchées, les toitures à jour.

Six heures. La brise semble se lever. Au loin, le sifflet du chemin de fer (la ligne de Barentin à Caudebec) nous rappelle à la réalité. Nous dépassons bientôt Jumièges, puis La Chapelle-du-Bout-du-Vent, puis Yainville. Nous espérons atteindre Caudebec avant l'arrivée de la barre notre estomac le souhaite autant que nous-mêmes.

Les bateaux-carriers


Sept heures. Le Trait. Là, des bateaux-carriers, chargés de pierres provenant des carrières situées dans la forêt, mettent à la voile et portent au canal de Tancarville, en construction, leur chargement de grès. Ce sont de lourds bateaux plats que deux hommes dirigent aisément à l'aide d'une voile carrée, sorte de misaine, et d'un foc ils descendent lentement le courant. Le Scapin n'a pas de mal, grâce à un semblant de brise, à les dépasser. Faute de mieux, nous nous faisons gloire de ce succès.

Hurrah !

Huit heures. La Seine va s'élargissant de plus en plus; la rive gauche. n'est plus que sable ou marais. Le petit port de Caudebec apparaît au loin sur la droite.


Source

Le Figaro littéraire, 25 août 1886.