MARDY 24 DÉCEMBRE 1776

ACCIDENT AU PASSAGE DE JUMIÈGES

Par Jean-Pierre Derouard

Le mardi 24 décembre 1776, l'embarcation du passage de Jumièges fait naufrage et coule. Deux hommes sont noyés.

Marie Angélique Boutard, fermière du passage, écrit à son cousin Amédée Cavoret pour lui demander de passer pour elle déclaration de l'accident à l'autorité compétente, à laquelle il se présente le vendredi 27 décembre.

La lettre de Marie Angélique Boutard et la déposition d'Amédée Cavoret, documents d'un genre heureusement assez rare, constituent les pièces les plus importantes sur le passage de Jumièges à la fin du XVIIIe siècle.
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Lettre de Marie Angélique Boutard :

Monsieur et cher cousin

Quand on est dans la peine on n'y est pas ordinairement pour peu, pour moy d'après toutes celles que vous scavez que j'ai eues j'en viens encore d'éprouver de nouvelles qui mettent le comble à ma douleur ; voicy en deux mots ce dont il est question, mardy dernier 24 de ce mois j'ay eu le malheur que la flette après avoir passé la traverse de la rivière étant arrivée au bord du côté de Jumièges cependant à une petite distance de la terre; n'ayant pas les trois quarts de la charge qu'on luy donne communément, que les conducteurs de lad. flette manquèrent le bord comme cela arrive assez ordinairement mais contre l'ordinaire il est arrivé ce jour là un événement bien fâcheux la flette se trouvant éloignée à quelque distance de la terre les bœufs et les vaches dont elle étoit chargée se jettèrent si précipitamment sur le bout de la flette qu'ils luy firent prendre eau en abondance et enfin elle coula sous l'eau en un instant de sorte que toutes les personnes qui étoient dedans au nombre de cinq se trouvèrent en très grand danger d'être tous péris il y en a deux qui ont été noyez les trois autres se sont sauvez heureusement Scavoir mon beau frère a monté au mast de la flette et s'y est tenu jusqu'à l'instant que l'on a été pour luy prêter du secours les deux autres qui sont un nommé Conihout et le conducteur de bœufs se sont jettés le mieux qu'ils ont pu sur chacun un bœuf qui leur ont procuré assez d'aide pour regagner terre et tous les bœufs et vaches se sont sauvez à la nage à l'exception de deux vaches qui étoient attachées dans la flette qui ont été noyées mais il y a aussi trois moutons de noyé dans ce terrible accident on est venu cependant à bout de retirer ces vaches et moutons noyés dans la rivière, les bouchers auxquels ils appartiennent m'ont menacé de m'en faire répondre ; cependant ils en ont tiré party parce qu'ils les ont saignés et accomodés et même enlevés pour en faire leur profit, la flette a été auspy relevée de l'eau mais les deux hommes noyés qui sont un nommé Cabut journalier fils de François le Crochu et mon domestique de harnois ne sont point encore retrouvés. Comme je pense que quand il arrive des accidents de cette nature que l'on est obligé d'en faire la déclaration à la Mirauté je vous prie monsieur et cher cousin, de bien vouloir m'honorer de vos conseils dans cette circonstance malheureuse et obliger de nouveau celle qui a l'honneur d'être avec les sentiments de la plus sincère amitié

Monsieur et cher cousin
Votre très humble
et très obéissante servante
Marie Angélique Boutard


Je vous dirai de plus monsieur et cher cousin que j'ay été au Ponteaudemer à l'occasion de la clameur dont j'ay eu l'honneur de vous parler, j'en ai parlé à Mr Heudes avocat qui m'a conseillé.

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Déposition d'Amédée Cavoret : 27 décembre 1776

Est comparu au greffe de la vicomte de l'eau à Rouen le Sr Amédée Cavoret lequel en qualité de beau frère de Marie Angélique Boutard Ve Mustel passagère de Jumièges et porteur de son pouvoir trouvé en la lettre d'elle signée sans datte annexée au présent a déclaré pour et au nom de ladite Ve Mustel que le mardy 24 de ce mois traversant la rivière avec la flette qui sert ordinairement au passage conduite par son garçon et un de ses frères dans laquelle flette étoient cinq personnes bœufs et moutons et cependant n'ayant que les trois quarts de la charge qu'on luy donne communément, et parvenu à une petite distance du bord ou quay de décharge du costé de Jumièges, les conducteurs ayant manqué d'accrocher le bord comme cela arrive assez ordinairement se seroient trouvés éloignés de la terre mais par un mouvement occasionné par les bœufs et vaches dont elle étoit chargée, ils se seroient jettés avec précipitation sur le bout de la ditte flette qui aurait pris l'eau en abondance et l'auroit forcée à ce moyen de couler à fond en un instant de manière que du nombre des cinq personnes qui étoient dedans deux ont esté noyées et les trois autres se sont sauvées à l'aide des bœufs et vaches qui ont gagné la terre à la nage, observant que du nombre des vaches ils s'en est trouvé deux attachées à laditte flette qui ont esté pareillement noyées ainsy que trois moutons auxquels il n'a pas été possible de donner aucun secours et que les deux personnes noyées sont le nommé Cabut journalier fils de François le Crochu et le domestique de harnois d'elle dite veuve Mustel, ce que ledit sieur Cavoret a signé lecture faite.

Marie Angélique Boutard est la veuve de Denis Mustel qui a signé le 11 décembre 1766 un bail de la «ferme de la Vicomte port et passage de Jumièges » pour prendre effet à la Saint-Michel 1768 et finir en 1777, au prix de 100 livres par an. Au décès de son mari, elle a continué un bail qu'elle ne renouvellera pas.


1 . - Ferme du Passage en 1789 (Archives Départementales de la Seine-Maritime, plan 58).


Le transport


Ce mardi 24 décembre, la flette a passé la traverse de la Seine d'Heurteauville (alors hameau de Jumièges) à Jumièges, de la rive gauche à la rive droite.

Elle transporte du bétail : bœufs, vaches et moutons, dont le nombre n'est pas précisé : on sait seulement que deux vaches et trois moutons furent noyés.

Ces bêtes ont été vendues vivantes à des bouchers qui menacent Marie Angélique Boutard de « rendre compte » de leur perte bien qu'ils aient pu saigner, accommoder et enlever les bêtes mortes « pour en faire leur profit ». Elles voyageaient sur pied, sans doute vers Duclair, grand lieu de boucherie où le marché se tient justement le mardi — le lendemain Noël amenant peut-être une meilleure vente —, ce qui fait penser que la traversée fut matinale. Les accompagnent un « conducteur de bœufs », à la solde des bouchers et les nommés Cabut, journalier, et Conihout qui sont sans doute leurs vendeurs, par ailleurs rencontrés comme habitants d'Heurteauville.

2. - La cale rive droite du passage de jumièges en 1808 (Archives départementales de la Seine-Maritime, 3 SP 199).

L'accident

Les conducteurs de la flette manquent le bord et l'embarcation s'en trouve éloignée « à quelque distance ». Les bêtes, apeurées, se jettent précipitamment sur le bout de l'embarcation et lui font prendre eau « en abondance » : elle « coule sous l'eau en un instant ». Les événements semblent donc se dérouler très rapidement.

L'accident n'est pas dû à une imprudence : la flette « n'a pas les trois quarts de la charge qu'on lui donne communément » et manquer le bord « arrive assez ordinairement » sans produire d'« événement fâcheux ».

Cela a, ce mardi 24 décembre 1776, des conséquences funestes. Trois personnes sont heureusement sauvées : deux se sont accrochées à des bœufs qui ont pu «gagner la terre à la nage», une a pu monter au mât de la flette en attendant des secours qui sont donc venus rapidement. Mais le nommé Cabut et le « domestique de harnois » de Marie Angélique Boutard se sont noyés et leur corps n'a pu être retrouvé. Tout le monde semble ignorer la natation.

Deux vaches qui étaient attachées dans la flette, et trois moutons ont également péri dans l'accident.

La flette, quant à elle, a pu être «relevée de l'eau».


3. - Dessin d'un bac à rame destiné au passage de la Seine à La Mailleraye, 1842 (Document Port Autonome de Rouen).

L'embarcation du passage


L'embarcation accidentée qui sert ordinairement — c'est-à-dire le plus souvent — au passage de Jumièges est une flette.

La flette est une embarcation toujours plus grande que le bachot. Elle est utilisée comme chaloupe par les voitures publiques et transporte de la tourbe sur un canal du marais d'Heurteauville à la Seine.

La flette n'équipe que les passages les plus importants, ceux qui peuvent faire traverser chariots et charrettes. Elle est pour cela munie à l'arrière d'un faux pont, tablier abaissable. La flette à un mât, ce qui ne veut pas dire qu'elle est toujours menée à la voile.

Le grand bac ou bateau en forme de flette construit en 1803 pour le passage de Jumièges mesure 13 mètres de long — plus un tablier de 3 mètres — et 4,25 de large. Il peut embarquer 60 personnes ou de 12 à 14 chevaux ou vaches.

Les passeurs

La flette est conduite par deux hommes : le beau-frère et le domestique de harnois — Amédée Cavoret dit « garçon » — de Marie Angélique Boutard. Leur nom n'est pas donné, tout comme pour le « conducteur de bœufs » : ils se signalent uniquement par leur fonction.

La « ferme du passage », aux nombreuses surfaces labourables, est louée en même temps que « la Vicomte du passage » et ses locataires sont le plus souvent « laboureurs » : ils confient la conduite des bateaux à des domestiques. C'est d'autant plus évident quand une veuve poursuit le bail de son mari puisque la conduite des bateaux passagers est interdite aux femmes.

On constate que le personnel est ici à moitié familial et ainsi peut-être occasionnel.

Les abords

L'accident se produit « du côté de Jumièges », à proximité de la rive droite de la Seine.

Marie Angélique Boutard parle du « bord — Amédée Cavoret précise « ou quay » — de décharge ». La rive semble aménagée en un pan abrupt peu sûr : il arrive « assez ordinairement » que les conducteurs de la flette manquent ce bord.

L'eau semble assez profonde « à peu de distance de la terre » : la flette peut couler à fond en ne laissant dépasser que son mât, les bœufs doivent nager pour regagner la rive. En ce début de matinée, la Seine devait être haute, mais la marée d'un coefficient voisin de 75, n'était pas très forte
(1).


Les rapports à l'autorité

Tout accident fluvial doit être alors déclaré à la Vicomte de l'eau de Rouen.

Marie Angélique Boutard n'ignore pas l'obligation d'une déclaration mais se trompe d'administration : l'Amirauté (qu'elle écrit la Mirauté) n'a à faire sur la Seine qu'aux bâtiments maritimes.

Son mari a pourtant eu naguère à connaître la Vicomte de l'eau. Il y a fait enregistrer légalement son bail et y a demandé en 1771 une augmentation du tarif de son passage — qui a été acceptée — après avoir été condamné pour ne pas avoir affiché sa pancarte près du lieu d'embarquement.

Marie Angélique Boutard ne se déplace pas jusqu'à Rouen, elle écrit à son cousin Amédée Cavoret pour lui demander de la représenter. Remarquons l'habileté de sa lettre : elle prend soin d'attirer la pitié de son cousin et de dégager sa responsabilité.

D'Amédée Cavoret, on ne sait rien de plus. On peut penser qu'il habite Rouen et possède en matière juridique une certaine expérience. Il a déjà conseillé sa cousine quand elle a fait, visiblement récemment, l'objet d'une clameur
(2). La formule de politesse employée par M. A. Boutard montre qu'elle le considère comme d'un rang supérieur au sien.

Amédée Cavoret se présente à la Vicomte de l'eau le vendredi 27 décembre, trois jours seulement après l'accident : la communication entre les deux cousins n'a pas posé de problème (le mercredi 25 étant de plus fête d'obligation).

Devant le procureur du roi, qui l'accepte comme porteur du pouvoir de M.A. Boutard, A. Cavoret ne peut que répéter les termes de la lettre reçues
(3).

La déclaration est acceptée telle qu'elle et n'a pas de suites : aucune interrogation complémentaire, pas de condamnation ni même de conseil pour que pareil accident ne puisse à l'avenir se reproduire, pas de déclenchement d'une recherche des noyés — le nom de l'un d'eux n'est même pas donné
(4). Se déplacer jusqu'à Rouen pour déclarer un accident à la Vicomte de l'eau a pour seules utilités un dégagement de responsabilité et le sentiment d'être en règle avec la loi.

Jean-Pierre DEROUARD
Association des Baronnies

de Jumièges et Duclair


(1) Eléments recherchés par Jean-Jacques Malandain.

(2) La lettre de M. A. Boutard prouve que cette clameur lui a causé beaucoup de peine et son post scriptum qu'elle fut en partie réglée par un avocat de Pont-Audemer, où M. A. Boutard s'est elle-même déplacée (les archives du bailliage de Pont-Audemer ne nous ont rien livré à ce sujet).

(3) Notons quelques variantes entre la lettre et la déposition : erreurs du greffier ou correction des dires de M.A. Boutard par A. Cavoret ?

(4) S'il n'y a pas de lacunes dans les dossiers d'enquêtes sur les noyés et les sépultures des registres paroissiaux, leurs corps ne furent jamais retrouvés.


SOURCES

Archives départementales de la Seine-Maritime :

6 BP 9 : Police générale de la Vicomte de l'eau de Rouen.

6 BP 158 et 159 : Enquêtes sur les noyés par la Vicomte de l'eau.

6 BP 170 : Règlement de la Vicomte de l'eau sur les passages.

9 H 126 et 127 : Baux du passage de Jumièges.

9 H 313 : Tourbières de la Harelle d'Heurteauville.

Registres paroissiaux de Jumièges.


NDLR

- Cette étude a été publiée pour la première fois dans les Annales de Normandie, 1992.
- Illustrations extraites de Un passage de la Basse Seine : Jumièges, Jean-Pierre Derouard, Les Gémétiques, 1993.














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