Par Laurent Quevilly

Arrachée de force aux Jumiégeois, la grosse cloche de l'abbaye sonne aujourd'hui au clocher de Saint-Ouen. Ce vol du bourdon ne s'est pas opéré sans résistance.

Dans la tour de Saint-Ouen de Rouen, une cloche fondue par Jehan Aubert, de Lisieux, pesait ses 8.000 livres pour un diamètre de 5 pieds 6 pouces.

L'inscription est enguirlandée de gracieuses arabesques et de tête d'anges.

IAY ESTÉ BÉNITE PAR DON JEAN LE TELLIER, GRAND PRIEUR
DE L'ABB. YE ET NOMMÉE ST-OVEN PAR HAVT ET PVISSANT
SEIGVR MESSIRE CHARLES-FRANÇOIS DE MONTHOLON, CHVR
PREMIER PRÉSIDENT DV PARLEMENT DE NORMANDIE ET PAR
HAVTE ET PVISSANTE DAME ELISABETH MARIE DE BRETEL,
MARQVISE DE GREMONVILLE, VEVVE DE HAVT ET PVISSANT
SEIGR MESRE ADRIEN DE CANOVILLE CHLR SEIGR DE GROMESNIL
GRAY, CRICQUETOT ET AVTRES LIEVX.
JEAN AVBERT DE LIZIEUX
M'A FAICTE 1701

Quatre, cinq hommes ! Il n'en fallait pas moins pour mettre en branle la cloche de l'église Saint-Ouen. Alors, en 1806, les curés et administrateurs de la paroisse s'adressent au préfet. La cloche qui leur a été conservée ne peut faire usage tous les jours. La dépense est trop forte pour rétribuer les hommes nécessaires à sa mise en mouvement. Réservons là aux solennités et grandes cérémonies. Bref, nos pétitionnaires ont le plus grand besoin d'une seconde cloche pour les appels communs et ordinaires, seulement, les charges de la fabrique sont telles qu'ils n'ont aucun espoir de mobiliser assez d'épargne. "Pourquoi ils prient Monsieur le Préfet de bien vouloir leur accorder celle de la ci-devant abbaye de Jumièges qui doit encore rester en sa disposition". Ce qui fut signé  Marc, Duchamps, curé de St-Ouen, Le Carpentier de Combon, Boistard et Prémagny, Quillebeuf...

Il est surprenant de voir les gens de Saint-Ouen jeter leur dévolu sur le bourdon de Jumièges. Elle pesait encore plus lourd que la cloche fondamentale. Toujours est-il que le préfet prit un arrêté autorisant "le conseil de fabrique à enlever une cloche existant dans une des tours de la cy devant abbaye de Jumièges pour être transférée à Rouen en placée dans le clocher de l'église de Saint-Ouen."

L'opposition des Jumiégeois


Convoqué par son maire, Desaulty, le conseil général de la commune de Jumièges ne fut pas long à réagir :

"Pénétrés de respect et de soumission pour tout ce qui émane de vous, vous leur permettrez néanmoins de vous adresser leur réclamation. Jjuste appréciateur des motifs qui animent MM les administrateurs de l'église de Saint-Ouen, vous voudrez bien aussi l'être de ceux que vous adressent les exposants.
La cloche que demandent MM les administrateurs de Saint-Ouen ne remplit pas leur but ; égale en volume à celle qui est reportée dans leur clocher, elle ne diminue pas les frais de sonnnerie qu'ils veulent éviter ; en outre cette cloche n'est pas placée sur un domaine aliéné comme on aurait voulu vous l'insinuer. Les deux clochers ont toujours été réservés et distraits du domaine de l'abbaye.
Avant la Révolution, il existait dans un de ces deux clochers quatre grosses cloches dont trois ont été enlevées pour le service de la Nation et d'après les réclamations des habitants, la quatrième leur a été conservée pour l'utilité publique.
En effet, Monsieur le Préfet, vous le sentirez également lorsque vous saurez que cette commune située le long de la rivière de Seine sur une étendue de près de trois lieues # et éloignée des autres communes a vraiment besoin d'une forte cloche qui se fasse entendre dans tout le pays qui, par son son, prévienne les incendies et annonce les fêtes publiques et solennelles et tous autres événements imprévus.

# Nota. La commune de Jumièges comprend le hameau de Hertauville considérable par son étendue et sa population. Ce hameau est situé dans une très grande étendue le long des côtes sur la rivière de Seine et la cloche dont on veut faire l'enlèvement est à peine assez forte pour être entendue des habitants.

Ils ajouteront à cela que la Nation, en leur conservant cette cloche, leur a également abandonné une horloge sans laquelle, quoi que très nécessaire, elle ne peut exister.

Les exposants vous observeront aussi que cette cloche existe depuis des siècles dans leur commune ; que les habitants s'en sont faits une telle habitude qu'ils la regardent comme leur propre domaine ; ils aiment donc à croire que, si la Nation généreuse veut faire un présent de cette cloche, la commune de Jumièges pourrait à juste titre en demander la préférence.

Organes de plus de dix-huit-cents âmes, les exposants aiment à croire que vous voudrez bin accueillir la réclamation qu'ils se plaisent à vous adresser et qu'il entrera dans votre justice bien faisante de leur accorder la jouissance d'une cloche aussi utile que nécessaire et en remplissant leurs vœux, vous acquérerez de nouveaux droits à leur reconnaissance et vous ferez justice.
Présenté le 23 mars 1806 Et c'est signé Danger, Doucet, Varin, (illisible, Poisson ?) PDM, Foutrel, Desaulty, Bouttard, Jean-Baptiste Hüe, Dossier adjoint, Depouville, Lebourgeois, Aimable Danger, (illisisible) Thirel, Danger, Hüe, Paschal Varin, Pre Varin, Delarue, Etienne Fanger, Bourdon, Cheron ?, G. Danger, Chantin, illisible, Durand, Michele Deconihout, Laurent Merre, Philippe, Jean Amand, Pre Duquesne, Varanguien, ? Monchrétien, Thuillier, Lefebvre, illisible.

Nous maire de Jumièges certifions que les signatures cy dessus sont celles des propriétaires cultivateurs et habitants de cette commune. Desaulty maire.

Le lendemain, Desaulty adressa la pétition au préfet : J'ai l'honneur de vous adresser une petition du conseil général et des principaux habitants de cette commune. Vous verrez, Monsieur le Préfet, qu'elle a pour objet de conserver l'usage de notre grosse cloche dont vous saurez comme eux apprécier l'utilité.
En mon particulier, je désirerais, Monsieur le Préret, qu'elle pu mériter auprès de vous un accueil favorable et être revêtu de votre sanction...

Avant la Révolution, trois cloches ornaient l'église paroissiale de Jumièges et onze son abbaye. On en avait conservé qu'une seule dans chaque édifice. Les douze autres avaient pris le chemin d'Yvetot pour être livrées à la fonte en échange de numéraire.

Saint-Ouen insiste


A Saint-Ouen, Mme Thère d'Ambray, une dame patronesse, relança le préfet :

"Vous avez mis tant d'égard, Monsieur, en répondant favorablement à la pétition de la fabrique de Saint-Ouen pour obtenir la cloche de Jumièges et apportant vous même chez moi d'une manière si aimable l'arrêté que vous avez signé le jour même que quoique fort peiné de la résitance des habitants du canton qui n'ont aucun droit à cette cloche puisque l'église abbatiale a été abattue et vendue ont cependant osé vous présenter une pétition pour se l'approprier.

"J'ai une ferme confiance que vous ne me refusez pas de consolider votre ouvrage en vous faisant représenter cette pétition que vous avez sûrement déjà vue et que Monsieur Saunier aura sans doute déjà répondu suivant vos ordres par un arrêté confirmatif de celui  que vous avez daigné me remettre.

Le curé de Saint-Ouen à qui vous avez eu la bonté de promettre il y a quelques jours une réponse prompte et favorable réponse a passé ce matin chez vous espérant l'y trouver. Il n'a point été assez heureux pour être reçu et les occupations de la semaine sainte et les malades qu'il faut voir ne lui permettent pas de trouver le moment favorable pour vous trouver, je me charge donc de vous supplier en son nom et au mien de m'envoyer directement votre arrêté que je crois déjà fait et que vous n'avez plus qu'à signer afin qu'on finisse promptement, et avant que vous quittiez le départemen,t une affaire qui me tient au coeur parce qu'elle intéresse tous les habitants de cette immense paroisse et qui vous a paru comme à moi être de toute justice, non seulement pour appeler à l'église les habitants qui en sont éloignés mais plus encore pour annoncer les fêtes publiques, les victires, les Te deum, la municipalité étant situé dans l'....... de cette paroisse.

"La fabrique étant pauvre, son superbe temple d'un entretien très cher à entretenir, la plupart des habitants ayant encore moins de moyens... fournissent à peine aux frais indispensables du culte et nul moyen d'acquérir une seconde cloche, en leur accordant celle de Jumièges qui n'appartient à personne et dont vous avez droit de dispoer, vous ferez donc tout à la fois une bonne oeuvre et qui, quel que soit votre successeur, nous laissera des regrets. Je n'ai soé aller chez vous, Monsieur, vous exprimer les miens.

"Monsieur de Beugnot vous a quitté et je sais que vous êtes accablé d'affaires et d'embarras de toutes espèces et je m'en tiens donc à faire en secret des voeux pour son bonheur et pour le vôtre et si quelques hasards heureux me consuisent à Paris, j'espère que vous me permettriez d'aller me rappeler à votre souvenir et vous renouveler l'assurance de mes respectueux sentiments.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante,
Rouen, 31 mars 1806, Thère d'Ambray.

Les Jumiégeois désavoués


Le 9 avril, le préfet écrit à Desaulty :

"Les motifs sur lesquels les habitants se fondent m'ont paru insuffisants et leur demande a été rejetée. Vous êtes, par une disposition de l'arrêté pris à cet égard, chargé d'assurer l'exécution de celui du 20 mars. Je vous invite à la favoriser par tous les moyens qui sont en votre pouvoir. La soumission que vous avez toujours montrée aux ordres supérieurs me fait espérer que vous vous empresserez encore de vous y conformer encore dans cette circonstance.

Laurent QUEVILLY.


SOURCES


Jehan Aubert, fondeur de cloches, par Victor Le Fort.
ADSM 4V125. Document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand