Par Paul Bonmartel


En France, elles furent 20 000 les femmes tondues à la Libération, accusées à tort ou à raison de collaboration horizontale. Au Trait, Paul Bonmartel a recueilli le témoignage de l'une d'entre elles...

 La dame qui nous raconte les événements qu'elle a vécus m'avait autorisé à publier ses souvenirs à condition qu'aucun nom compromettant ne soit cité.

Les femmes tondues à la Libération, en 1944, jouaient le rôle lamentable et utile de boucs émissaires.

Cette histoire pourrait être résumée par cette phrase. Si vous êtes un lecteur impatient, vous savez déjà tout et vous pouvez ici vous arrêter de lire.
En revanche, moi, ce qui m'intéresse, c'est comment ça s'est passé... raconté par un témoin...

— Dans vos archives, auriez-vous les épreuves du certificat d'études de 1930 ?
Une question insolite que me pose Madame D... Je trouve dans le Journal du Trait de juillet 1930 la réponse à sa curiosité. C'est pour moi une bonne raison de la rencontrer à nouveau. Cette Traitonne m'intéresse particulièrement. Je suis toujours à la recherche d'histoires locales. Ce n'est pas les résultats ni le nombre de fautes dans la dictée qu'a fait cette dame qui éveillent mon intérêt. Non, je sais que dans sa vie, cette personne a vécu des événements hors du commun. Mais de là qu'elle m'en parle...
Elle me pose une question :
— Qu'est-ce que vous écrivez en ce moment ?
— Des petites histoires du temps passé. Tiens, vous dans votre vie, vous avez bien connu des moments difficiles ?...
— Vous savez, mon existence a été bien calme.

J'ose le tout et lui pose ma question, celle que je n'ai jamais risquée :

— La date du 2 septembre 1944 ne vous rappelle rien ?
— Oh ! oui. Mais cela fait des années, des années que j'ai parlé de ça.

Un long silence, puis commence son récit. Je ne questionne pas. L'ordre n'est pas chronologique, qu'importe...
J'écoute, écoutons...

Tout commence en octobre 1940. Triste époque pour les jeunes, pas de cinéma, plus de bal, j'avais vingt-deux ans. Un dimanche, nous étions trois filles à boire un café au Clos-Fleuri. A une table voisine, trois officiers allemands nous dévisageaient. La conversation s'engage. Souvenez-vous, à cette date les Français disaient : ils sont corrects ces gens là. Comme par hasard, je rencontre M. Shmith à la sortie de la savonnerie. Notre liaison commençait.
Nous nous promenions souvent dans la forêt. Il était toujours méfiant des bûcherons : terroristes, disait-il. L'officier m'interdisait de passer devant le pavillon Georges-Leygues, siège de la Kommandantur : les liaisons sont mal vues. Par contre, nous allions très souvent à Rouen. Sympathique, grand, blond, les yeux bleus, un marin... Sans doute l'esprit bien innocent, il me semblait que je ne faisais rien de mal.
Cela a duré des mois, des mois, presque quatre ans... Puis, fin août 1944, un lundi, les Allemands quittent Le Trait. M. Shmith me conseille de quitter le pays. Nous sommes quatre filles à fuir à pied vers Yvetot. Je me souviens, en marchand, je voyais le Rhin, des forêts, un grand fleuve. Des années plus tard, quarante ans... en croisière sur le Rhin, cela me revient comme une vision. Ai-je rêvé ? Je n'en parle pas. Cela fait des années que tout est oublié. J'ai rencontré mon mari à Rouen dans un café-concert, le coup de foudre ! Pourtant, un jour, un contre-temps l'empêche de venir à un rendez-vous. Un militaire comme lui, originaire du Trait, lui a raconté mon bref passé de la Libération. L'amour sera le plus fort. Il passera outre, lui aussi a connu d'autres femmes. Et... nous serons heureux des années jusqu'à son décès en 1983.
Sans doute dénoncées, peut-être par le cultivateur qui nous hébergeait, les FFI du Trait viennent nous arrêter. Nous rentrons au pays à pied, bien escortées. Ils nous enferment dans la salle de culture physique. Un instant, seule dans les toilettes, je pense à m'évader, puis non...
Le samedi, les FFI nous coupent les cheveux. Ils ont cherché en vain un coiffeur, tous refusent. C'est Michel Harang, jeune apprenti chez Linant, réquisitionné, qui le fait. Il tremblait, le pauvre gamin. Je pleure, je pleure... Une fille me dit : arrête de chialer !
Je vois une femme comptable de la savonnerie qui ramasse mes cheveux : des tresses brunes longues de cinquante centimètres. Des FFI me reconduisent chez moi au Vieux-Trait sous les insultes. Les autres filles habitent la Neuville, les pauvres, elles traversent tout le Trait ! En route, je me souviens d'une commerçante qui m'injurie, je pense que sa conduite mérite plutôt qu'elle se taise, en plus, elle a fait de bonnes affaires avec les Allemands. Quoi dire... Je pense également à un chef FFI qui se dit : pourquoi avec un Allemand alors que moi je te trouve si belle. Quoi dire...
Je pleure... mes parents devaient être bien malheureux, ils ne me feront jamais de reproche. A la maison, je monte me cacher dans le grenier. Le lendemain, avec la fille D..., nous partons à Paris en camion. Elle a de la famille et se dépatouille bien mieux que moi, à côté d'elle, je l'avoue, je suis timide et peu débrouillarde. Nous trouvons des perruques. Retour en train, puis je pars à Toulon chez ma cousine pour un mois. Déjà, les cheveux repoussent. Un coiffeur de Duclair, rue Pavée, nous fait des petites boucles, cheveux enroulés autour d'un papier. Cela nous fait une tête crépue. Nous lançons la monde des cheveux courts !
Mariée, j'habite Rouen. En 1984, je reviens au Trait avec un peu d'appréhension, mais c'est mon pays. U adjoint du maire me dit : merci pour les services que vous avez rendus pendant l'Occupation. Je pense, il commence à être temps.
Jamais entendu parler de M. Shmith. Il m'avait dit : je t'attendrai à Hambourg. Il m'avait donné des Marks que je n'osais pas changer en Francs. Par relation, le change se fait, mais je n'ai jamais revu la monnaie.
Pourquoi je parle ? Je ne parle plus de tout ça depuis quarante ans... cinquante ans...
Vous savez, des services, j'en ai rendus. Je me souviens... Un jour, l'officier et moi étions dans le car CNA à l'arrêt Beaudet, le seul au Trait à cette époque. Le car, assis, debout, était complet. Des marins allemands arrivent, le chauffeur refuse de faire descendre des Français pour leur faire de la place. M. Shmith, lui, a pris ses papiers en lui disant : vous viendrez les chercher à la kommandantur du Trait. Dès qu'il se présente, le chauffeur est arrêté. J'obtiens, avec beaucoup de mal, que ses papiers lui soient rendus et qu'il soit libéré. La guerre finie, je suis convoquée au tribunal. Je demande à ce chauffeur, qui habitait Saint-Martin-de-Boscherville, de venir témoigner. Il refuse !

Là s'arrête ce long monologue. Quelque temps plus tard, je retourne chez Madame D... pour récupérer le Journal du Trait de juillet 1930.
Madame D... me dit :
— Je ne regrette pas de vous avoir raconté mes malheurs. Cela m'a fait du bien d'en reparler. D'ailleurs, il y a des choses que j'ai oublié de vous dire. J'ai noté ça sur des papiers. Tenez...

Ces quatre feuillets, je les recopie textuellement :

Lucienne et moi, partie à vélo vers l'Est. Les deux sœurs L... nous rejoignent, reçues le soir dans une ferme près d'Yvetot.
Le soir même, L... et C... apprennent notre départ et, le lendemain matin, elles viennent à notre recherche, elles ont tourné longtemps dans les parages sans nous trouver, elles nous savaient en danger.
Yvetot-Le Trait à pied, encadrées, direction salle des sports.
Mon frère fait irruption dans la salle, je le renvoie, très peur pour lui, je le supplie de partir, il voulait m'emmener. Pauvre frère toujours aussi dévoué.
Après tous ces événements, ma cousin m'a invitée chez elle à Toulon pour un mois. Au retour, j'ai repris mon travail comme rien n'était.
La jolie histoire de mon petit neveu, il avait cinq ans, il revient de l'école, monte dans ma chambre, tourne autour du lit, très embarrassé et me dit : la maîtresse nous a dit que c'était très méchant de s'être vengé sur les jeunes filles, qu'il fallait oublier tout ça.
J'ai aussi oublié de vous dire que j'ai été convoquée deux fois à Rouen. La première fois, c'est ma chère cousine qui m'a accompagnée. La deuxième fois, c'est MM. Krieg et Nouvel, mes témoins, parce que M. D..., du Trait, avait porté plainte (ce monsieur que je ne connaissais pas seulement de vue). Vengeance ? Beaucoup aidé par tous ces gens sans rien demander. Pas de suite, sortie libre comme l'air.

Là s'achèvent les notes de Madame D...

Elle terminera notre conversation par ces mots : les cheveux repoussent, mais pas son honneur, lui, ne repousse jamais.

Quelques jours plus tard, elle me demanda de passer la voir. J'ai quelque chose de plus gai à vous raconter :

Ce jour-là, un samedi, des FFI très surexcités amènent une onzième fille.
— On l'a vue avec des Allemands, une collabo horizontale de plus, comme les autres, à ras !
— Moi ! dit la fille M... C'est faux, vous êtes des menteurs, des jaloux. D'ailleurs, je suis vierge !
Voilà qui pose question, car le seul critère retenu, c'est le fait d'avoir couché avec un Allemand. Alors... il faut demander l'avis d'un chef, lui décidera. Après réflexion, le supérieur donne l'ordre d'aller chercher un médecin. A cette époque, la chose est facile, le docteur Delaëter est le seul praticien du pays.
L'homme de l'art arrive. Il demande à s'isoler avec l'accusée. Ils reviennent quelques minutes plus tard.
— Alors Docteur ?
— Tenu par le secret professionnel, je ne dirai rien. Au revoir messieurs.
Tous restent sans voix. Mais comment se termine cette histoire ?
Eh bien M... rentrera chez elle avec ses cheveux.