Le curé de Guerbaville raconte ses
mésaventures.
Par Jean Barassin

 Après avoir narré dans « ses Mémoires » comment il faillit être pendu à la croix du Calvaire par quelques révolutionnaires exaltés, le curé de Guerbaville raconte quelques épisodes de l’Histoire de France qui se sont déroulés à Paris :

* « Le roi arrêté à la porte de son palais »

* « le roi arrêté à Varennes » 22 juin 1791.

* Vingt-deux juillet 1792, le roi coiffé du bonnet     rouge.

* Massacre des prêtres (2 – 5 septembre 1792

* Mort du roi (guillotiné le 21 janvier 1793.

L’abbé Louis Dumesnil termine ce long préambule de ses « Mémoires » en rapportant l’entretien qu’il eut avec le chanoine Papillaut qui administrait clandestinement le diocèse de Rouen en l’absence du cardinal de La Rochefoucauld. « Il me donna, écrit-il, des pouvoirs pour exercer le saint ministère dans toutes les paroisses du Roumois qui n’auraient pas de vrais pasteurs, de réconcilier à l’Église les prêtres, religieux et religieuses en leur donnant l’absolution des censures qu’ils auraient pu encourir pendant le trouble de la révolution. Ce fut, d’après cette reconnaissance, que je pris dans ma paroisse les fonctions de mon ministère et que je les ai continuées tant que je n’en ai pas été empêché ».

C’est alors que commence le règne de la Terreur à Guerbaville
[Guerbaville prit le nom de La Mailleraye sur Seine en 1910] par l’Établissement de la Société Populaire ; « Au milieu des troubles et des malheurs que la Révolution trainait après elle, écrit le curé, la commune de Guerbaville en 1793, jouissait de la tranquillité et de la paix. En cette année Viollet (sic) homme aussi violent qu’ardent révolutionnaire fit un voyage à Paris. Il puisa dans cette cité orageuse l’esprit des enfants cruels de l’infâme Robespierre et, vint à Guerbaville fonder cette association dont rougirent bientôt les vrais citoyens désabusés dès qu’ils y virent tenir école de barbarie et d’horreur et, y dresser des tables de proscription et de mort. Dans leur caverne impure, ces hommes, ou plutôt ces monstres, ourdirent la trame de diverses accusations également absurdes et criminelles contre Madame de Nagu et Madame de Mortemart, contre leurs gens, contre moi, contre plus de quarante citoyens qu’ils tourmentèrent et emprisonnèrent sur les plus vains et les plus ridicules prétextes ». Ces malheureux étaient tout simplement destinés à la guillotine.

Bientôt le pauvre abbé reçut de la société Populaire une « lettre insolente » où on le mettait en demeure de cesser de prier, de cesser de faire prier ses ouailles. Il eut l’imprudence, la faiblesse, de rédiger une réponse à cette injonction déplacée. Ce devait être pour lui la source de « beaucoup d’embarras, beaucoup de peines et de tourments ». « Lorsque ma lettre, écrit-il, fut lue à la tribune de cette société jacobine, transportés de colère, les plus méchants jetèrent des grands cris et dirent que j’étais le plus grand et le plus à craindre de tous les fanatiques ; qu’il fallait penser à me faire arrêter. Pour y parvenir plus sûrement on envoya une copie de cette lettre à la Société Populaire de Caudebec, à celle d’Yvetot, de Montivilliers, de Rouen … Dans ces sociétés on vomit contre moi mille imprécations et, celle de Rouen, fit passer cette lettre au représentant du peuple, Guimbertot qui, lui-même, l’adressa au Comité de Sûreté Générale à Paris. J’étais perdu, si la divine Providence n’eût veillé à ma conservation »… En effet, quinze jours après, l’agent national (Le Nud) vint à Guerbaville répandre la mauvaise doctrine (…) commander les choses les plus impies telles que s’emparer et de souiller la chapelle du château de la Mailleraye, en arracher le crucifix, en briser les images, y installer l’assemblée populaire, enfin enfermer madame de Nagu, sa famille, ses domestiques et donner les ordres de me faire apostasier et de fermer l’église».

Madame de Nagu, sa famille et ses gens, restèrent prisonniers au château pendant plusieurs mois, après quoi on se résolut à les transférer dans les prisons d’Yvetot. Une réaction de la population très attachée à ses châtelaines était à craindre. « Il sembla dans ce moment qu’il était question de prendre d’assaut un ennemi puissant et redoutable. Plus de deux cents hommes de Caudebec et d’ailleurs paraissent sous les armes. Ils investissent le château ». Et, c’est escortées de deux cents hommes armés que ces quelques femmes furent emmenées captives à Yvetot. Elles devaient y demeurer plus d’un an.

Huit jours après ce départ on s’en prit au curé de Guerbaville : on voulait le faire apostasier, renoncer à ses fonctions de prêtre et l’obliger « étant libre, à faire le choix d’une épouse ». L’abbé résista avec intrépidité à toutes ces suggestions saugrenues mais il fut contraint de livrer la clef de l’église. « Cependant, écrit-il, l’Agent National de la Commune (un nommé Bourdon) qui avait été longtemps domestique de mon prédécesseur (l’abbé Jean-Jacques Bazille du Vey) lequel, lui avait en mourant laissé une assez forte somme d’argent et l’avait, de tout temps, nourri lui et sa famille » s’empara de la clé de l’église. Immédiatement « il commença à tout culbuter. Le sanctuaire fut le premier objet contre lequel se déchaina sa fureur sacrilège. De très beaux-reliefs furent hachés, des figures du Sauveur et de la Vierge furent plâtrées, des anges adorateurs renversés, les vases encore profanés, le tabernacle brisé …l’ancien maitre-autel qui était posé dans la chapelle du Saint Sauveur fut mis en mille morceaux et foulé aux pieds. Tous les autres furent vendus ainsi que les bancs. Enfin, il ne resta pour ainsi dire rien dans la pauvre église. Elle fut dévastée en un moment. Tous les linges, ornements, vases sacrés, meubles furent portés à Yvetot et, afin que le convoi fût plus remarquable et plus solennel on revêtit les chevaux de nos chapes et l’agent national paraissait le roi de la fête, revêtu de la chasuble la plus précieuse. Il chantait les chansons les plus impies et les plus abominables … ». Dénoncé au Comité de Surveillance pour sa courageuse résistance, l’abbé Louis Dumesnil, menacé d’arrestation décida de s’enfuir et de se cacher dans les bois.

« Je fus informé du projet des Jacobins, membres de la municipalité et du comité de Surveillance et, je pensai me soustraire à leurs poursuites. Je pris le parti de m’éloigner mais, où aller ? Je n’avais pas de passeport et, personne ne se souciait de recevoir les prêtres qui étaient tous suspects et qui rendaient suspectes les personnes chez lesquelles ils se retiraient. Pour éviter cet inconvénient, je pris la résolution de me retirer dans les bois ». Il partit le 28 février 1794 et « j’allai faire ma résidence, ma demeure dans les bois de Mauny, de Canteleu, de Saint jean (du Cardonnay). Je rentrai à la nuit dans quelques maisons, chez le bon curé d’Yville par exemple, vieillard de près de cent ans et qu’on ne soupçonnait pas. Je repartis de grand matin avec un morceau de pain à ma poche. Après avoir été quelques jours d’un côté de la rivière (la Seine) je passai de l’autre et me promenai ( ?) tout le long des jours avant de me retirer chez un cultivateur qui m’a rendu de grands services.

« J’entrai un jour dans Rouen où je me trouvai embarrassé. J’y avais des amis mais, pas un ne voulut me recevoir. Je ne pouvais, sans être arrêté, entrer dans aucune auberge. J’allais comme un chien errant, j’étais fatigué au point de m’asseoir sur les bornes, si je l’eusse osé. Enfin, quand il fit nuit, et qu’à la faveur de ses ombres, il me fut possible de me retirer, j’allais à Bonsecours chez un ancien camarade de classe que je savais y être et bien penser .Il me reçut très bien et me congédia le lendemain matin avec un morceau de pain et un fruit. J’allai de là, dans les bois de Maromme et, retournai le soir chez mon cultivateur. Enfin, après avoir passé un mois à rôder dans les bois de Mauny, de Saint Georges je pensai me retirer plus avant dans le Pays de Caux. De Canteleu je pris mon chemin par les bois de Saint Jean. J’allais par les sentiers. Je trouvais quelques fois des bonnes gens que je reconnaissais facilement être tel, à la voix et à la contenance et qui, sans me connaitre, voyaient bien qui j’étais. Ils s’approchaient de moi d’un air triste et, au milieu de la campagne, me disaient tout bas en m’abordant « Eh bien ! Monsieur quelles nouvelles ? Ah quel temps ! ». Quelques-uns me demandaient de baptiser leurs nouveau-nés. »

« Enfin, je me rendis à Touffreville la Corbeline chez un parent où je passai un jour et deux nuits. J’y arrivai, suivant mon usage, sur les neuf heures d’un soir du mois de Mars. Je courus d’assez grands risques en arrivant. Il y avait dans cette ferme deux ou trois fameux chiens-de-chaine. Quand je fus proche de la barrière, je toussai pour m’assurer si les chiens étaient déchainés. Ils l’étaient malheureusement. Ils ne m’eurent pas plutôt entendu qu’ils viennent vers moi avec la fureur des lions ! Je n’avais pas assez de jambes … je courrai de toutes mes forces. Les chiens me serraient de près. Je les écartais en faisant mouvoir mon bâton derrière moi. Ils me quittèrent enfin. J’errai quelques temps, ne sachant devenir pendant la nuit qui était très froide. Comme je connaissais très bien le local (les lieux) je pensai entrer par un petit bois qui donnait sur le jardin attenant à la maison. J’étais certain que, si par hasard, la porte du jardin était ouverte, je pourrais éviter la poursuite des chiens. J’avance dans le bois et, heureusement trouve la porte du jardin ouverte. Portes, contrevents, tout était fermé. Je parle et frappe en même temps. L’on eut (à l’intérieur) une frayeur mortelle, surtout les enfants, car on parlait que d’arrestations et de guillotine… J’appelle, je crie : « C’est moi, ne craignez point ! Qui est-ce ? C’est moi, votre ami, ne craignez point ! » On ouvre, on me voit, on m’embrasse, on pleure de joie … » Le bon curé d’expliquer pourquoi il arrivait par ce chemin détourné. « D’où venez-vous ? lui dit-on. Hélas j’aurais bien de la peine à vous le dire. Il y a longtemps que je suis en voyage. Je marche sans fin et je n’arrive nulle part. Me voilà heureusement avec vous et je vous quitterai bientôt pour aller chercher un autre gîte. Je suis trop près du lion pour y être en sûreté ».

« J’eus quelques petites épreuves dans cette famille qui m’aimait pourtant bien. Le maitre de maison, qui était mon parent et mon ami, ne pensait néanmoins pas comme moi sur les affaires du temps. Il regardait comme un entêtement cette résolution ferme de refuser de se plier aux circonstances. C’est un parti pris, disait-il, on ne veut plus de religion. Il vaut mieux dissimuler, se faire ami de ces gens-là. Il faut dire comme eux. Dieu connait bien nos intentions … » Le parent et ami eut droit à une cordiale remise en place … »

« Le voisinage d’Yvetot me donnait quelque inquiétude ainsi qu’aux personnes honnêtes chez lesquelles j’étais. La crainte de les compromettre et d’être pris dans cette maison respectable, me fit partir le lendemain. Mon hôte me conduisit à quelque distance de son habitation. Muni de quelques petites provisions, j’errai tout le jour dans la campagne et me rendit le soir à Bernières.

« Hélas, écrit-il, non sans peine car le jour fut si pluvieux que je fus obligé d’aller de buisson en buisson où je ne trouvais souvent d’autre abri que celui d’un parapluie dont j’étais heureusement pourvu » … « Enfin j’arrivai avec bien de la peine au lieu où j’espérais trouver un gîte. Je fus reçu avec joie. L’on vit avec pitié mon triste état. J’étais crotté, mouillé, fatigué. On s’empresse de me rendre tous les petits services convenables en pareille occasion. Nous nous entretînmes toute la soirée du malheur des temps. Je restai deux jours dans cette maison et, le troisième de mon arrivée je sortis de très grand matin avec, selon mon usage, quelques petites provisions pour le jour que je devais passer en marchant au milieu des campagnes. J’arrivai à Houquetot et logeai dans une sainte maison après avoir passé presque le jour entier dans les bois de Mirville.

L’abbé Louis Dumesnil était né à Saint Jouin le mardi 23 septembre 1743. Il décida d’aller voir les lieux de son enfance. « Le lendemain, raconte-t-il, je partis, j’avançai du côté de la mer et, me trouvant alors au milieu de ma famille, dans ce pays qui est celui de ma naissance, j’allais de maison en maison, jusqu’à ce que me prit l’idée d’aller au Havre voir quelques amis. Je dirige mes pas de ce côté mais lorsque j’eus dépassé Sanvic, étant prêt à descendre sur la côte par un petit sentier je trouvais deux femmes âgées qui me dirent : « Monsieur où allez-vous ? N’entrez pas dans la ville. Si vous avancez jusqu’au coin de cette maison – me la montrant du bras- vous allez certainement être arrêté. Siblot (un redoutable Jacobin) est arrivé hier. Il fait mettre tous les prêtres en prison. On voit bien qui vous êtes, vous ne lui échapperez pas. N’entrez pas, n’allez pas plus loin, venez avec nous ».

Je suivis ces bonnes femmes. C’était Dieu, je crois, qui les inspirait car tous les prêtres du Havre et des environs furent, en effet, arrêtés et incarcérés dans le château du Bec. J’entrai avec elles dans une chaumière où elles m’offrirent quelques rafraichissements que j’acceptai. Je m’entretins avec elles du malheur des nations quand elles abandonnent Dieu et qu’elles négligent les devoirs de la Religion pour se livrer à la vanité et aux désordres. Par leur conseil, je fus invité d’aller dans une maison voisine baptiser un enfant nouveau-né. Je m’y rendis et j’administrai le Sacrement de la Régénération. J’adressai quelques paroles de consolation à la mère et aux assistants et, me retirai dans les bois de la Latte qui est proche de là ». Il s’agit sans doute du bois des Halattes, à l’orée de la forêt » de Montgeon. »Je me rendis ensuite, continue le prêtre, au commencement de la nuit à Fontenay ou plutôt à Marfauville, ferme située à l’extrémité de cette paroisse. J’y passai deux jours enfermé parce que le maître de la maison, qui était maire, avait, en cette qualité, plus à craindre qu’un autre en logeant un prêtre qui n’avait aucun passeport et qui, de plus était fugitif ».

Le curé de Guerbaville commençait à s’ennuyer de sa paroisse. « Après avoir passé trois semaines dans ce canton, je pensai à retourner chez moi, croyant qu’après deux mois d’absence l’humeur de mes persécuteurs serait peut-être apaisée … Je prends donc le chemin de Guerbaville … J’arrivai tard dans les maisons où je devais loger et, j’en partais de grand matin. Ces maisons de repos étant à peu de distance l’une de l’autre, je marchais çà et là dans les campagnes par des chemins peu fréquentés. Je m’arrêtais peu parce que les jours étaient encore très froids et la terre humide ce qui m’empêchait de m’asseoir ».

« J’arrivais enfin à Grandcamp de très grand matin ; ma route était naturellement par Caudebec mais cette commune était pour moi un lieu à craindre .Ma fameuse lettre avait été lue à la tribune de la Société Populaire, j’y étais inscrit en lettres rouges. J’y avais toutefois quelques amis mais les Larrès, les Agueniers et mille autres jacobins de première force y donnaient la Loi et y régnaient en despotes. Je devais ainsi éviter cette commune. Au lieu de suivre le chemin qui y conduit, je descendis par Saint Gilles de Crétot et m’enfonçai dans les bois de Sainte Gertrude au milieu desquels je passai presque le jour entier. »

« Marchant continuellement à travers bois, je me rendis, vers le coucher du soleil à Rétival où je passai la rivière (la Seine). Sitôt que je fus dans les bois du Maur, je me lançais dans la forêt de Brotonne où je restais assez avant dans la nuit. J’entendais autour de moi ou des renards japper ou des loups hurler mais, toutes ces bêtes, toutes cruelles qu’elles sont, me paraissaient moins à redouter que les jacobins. Quoique la nuit fut très sombre, je me rendis facilement au Bourg-l’Abbé et, côtoyant le broche de Madame de Nagu j’arrivai chez moi à dix heures du soir sans être aperçu de qui que soit … Je m’introduisis donc dans la cour (du presbytère) et frappe à la porte. Qui est-ce ?Ah c’est vous ! J’embrasse ma mère, mes domestiques pleurent de joie ; on me fait du feu, on reprend haleine. D’où venez-vous ? me dit ma mère. Où avez-vous été durant ces deux mois ? Je me suis promené lui dis-je. J’ai vu nos amis, nos parents. J’ai toujours ou presque toujours marché. Je me suis ennuyé de cette manière de vivre alors, je suis revenu et, je vois, avec plaisir, que vous jouissez d’une bonne santé ».


Très vite, l’abbé Dumesnil constata les dégâts causés dans son église. « Pendant mon absence, écrit-il dans ses mémoires, l’église fut profanée non seulement par le ravage et la destruction qu’y avait porté l’impie Bourdon mais encore par les abominations qu’y commit, dans son extravagance, la horde des jacobins qui inondaient le malheureux pays. On effaça le saint Nom de Dieu qui était gravé en grosses lettres au centre de la gloire que j’avais fait construire au haut du sanctuaire ; des mains sacrilèges tirèrent de nouveau les vases sacrés du saint tabernacle ; le crucifix fut arraché, la croix renversée, les images (statues) descendues et brisées, les autels dépouillés, un arbre vert planté sur l’autel principal et, on plaça sur le portail, en très gros caractères, cette inscription : Le temple de la raison. Ils firent l’inauguration de ce nouveau temple par des discours abominables, des blasphèmes horribles, des chansons obscènes, des danses lascives, des actions impudiques … Nombre de personnes qui avaient, jusqu’alors, paru attachées à la religion de leurs pères, se prêtèrent soit par crainte, soit par esprit de vertige à tous ces désordres et se livrèrent à tous ces excès. Il n’y avait plus, pour un très grand nombre, ni dimanches, ni fêtes, ni jours réservés …C’était être fanatique, c’était un crime de paraitre en habit propre le jour du Seigneur. C’était une maxime reçue parmi les Jacobins qu’il ne fallait plus de culte … »
 
Le curé de Guerbaville n’eut pas le loisir de méditer longuement sur les méfaits de l’impiété dans sa paroisse. Le lendemain de son retour, il fut mis en état d’arrestation (9 Floréal an II / 28 avril 1794)). « Il n’y avait que vingt-quatre heures, dit-il, que j’avais, après deux mois d’absence, le plaisir de revoir ma mère et de me trouver au milieu de mon troupeau que, je vois arriver le maire accompagné de deux fameux jacobins, membres du Comité de Surveillance ». Après échange d’amabilité, « je les introduis, continue le prêtre, dans mes appartements et, ces honnêtes gens qui étaient bien fâchés de l’objet de leur mission, posèrent les scellés partout, ne me laissant libres que mon lit et ma cuisine et, de peur que leur proie leur échappât, ils me donnèrent dix gardes, qu’il me fallait payer et nourrir. Ils me suivaient partout même aux moments de la nécessité de satisfaire aux besoins de la nature ». Cependant l’abbé obtint un délai de huit jours avant d’être transféré à Yvetot, afin de mettre ordre à ses affaires. C’était compter sans le chagrin que ressentait cet homme de cinquante ans devant l’affliction de sa mère qui le voyait déjà comme prochainement exécuté. « Ma mère était inconsolable, dit-il, tout ce que je pouvais lui dire était inutile et incapable de calmer sa douleur ». Vaincu par ce douloureux spectacle, l’abbé résolut de partir immédiatement. « Je me livrai à la Providence divine, écrit-il, et je dis à mes gardes : Partons. Je pars dans l’instant sans mot dire car je voulais me dérober à ma mère. Je sentais que la vue de mon départ devait être pour elle un coup de foudre. Je me fais conduire un cheval au passage (d’eau). C’était le cheval du bon et respectable Jean Durand qui, pour m’obliger, ne craignit pas de s’exposer au ressentiment des jacobins. Je fis mettre quelques habits sur le cheval (…) Je pars donc accompagné de deux gardes bien armés (…) Nous arrivons au bateau. Mon domestique, qui avait conduit en ce lieu le cheval que je devais monter, me quitte en fondant en larmes ».

« Arrivé à l’autre bord de la rivière (la Seine), je monte mon cheval et me mets en chemin, toujours accompagné de mes gardes. Quoique mes conducteurs affectassent de paraître n’être pas de ma compagnie, personne néanmoins n’y était trompé. J’avais trop l’air, sinon d’un criminel, d’un homme du moins qui, comme beaucoup d’autres, allait être enfermé dans une maison d’arrêt. J’entendais souvent sur le chemin, et principalement à Caudebec, ces paroles dites avec un ton et un air de douleur : Ah voilà encore un pauvre prêtre qu’on conduit en prison ». J’arrive à Yvetot. Mes conducteurs, qui avaient pour moi assez de complaisance, me permirent d’aller et m’accompagnèrent chez quelques personnes de ma connaissance qui eurent la charité de m’envoyer un matelas, des draps et une couverture car on ne donnait pas même de la paille aux malheureux prisonniers dont j’allais grossir les rangs.

Le récit que fait l’abbé Dumesnil de sa comparaison devant le Tribunal du district mériterait, tant par son style que par les faits qu’il dénonce, de figurer dans une anthologie de la pratique judiciaire sous la Terreur. « Je quittai ces amis, écrit-il, pour me rendre au district car mes gardes voulaient retourner à Guerbaville quoique l’après-midi fût déjà avancé. Je monte et parai devant Lenud, agent national qui était en ce pays le plénipotentiaire de Robespierre et l’homme des jacobins de Paris. Morel, cet insolent administrateur qui m’avait déjà assez maltraité (…), Morel, le fameux Morel, l’ami intime de Lenud était précisément là lorsque les gardes me présentèrent à ce proconsul.

« Lenud, cet homme d’une taille moins que médiocre, ayant une tête grosse, le visage blanc, le nez épaté et plein de tabac, la bouche grande, les yeux gris, les cheveux noirs et plats rabattus sur les yeux, était enveloppé d’une houppelande et coiffé d’une peau de renard qui ombrageait ses yeux menaçants et dont la grosse queue noire, descendant le long de l’oreille, venait reposer sous son menton sans barbe et lui donnait la forme d’un nouvel Attila. Pour ne rien perdre de sa petite taille il était debout quand mes gardes lui présentèrent l’ordre qu’ils avaient de me conduire devant son Tribunal (…)

Sans lire la lettre qu’on lui présente, jetant sur moi un œil de fureur, il m’apostrophe et me dit : « Te voilà bougre de fanatique ! Te voilà bougre de scélérat ! »


— Si je m’appelle ainsi, lui dis-je, oui me voilà.

Il y a longtemps que nous courrions après toi !

Eh bien me voilà entre vos mains, vos désirs sont accomplis.

— Il faut que tu ailles en prison !
Je suis en votre puissance, vous pouvez disposer de moi.

— Alors Morel, à son tour, m’adressant la parole s’exprima ainsi :
Bougre de fanatique, on en guillotine qui ne le méritent pas autant que toi ! Que voulais-tu faire de ton calice, de ta chasuble bougre de gueux !

Je voulais, lui dis-je, m’en servir pour prier Dieu.

Pour dire la messe ?

Oui pour dire la messe

Vous l’entendez ? Il ne faut pas de témoins !

Eh bien sans doute, je voulais dire la messe ; où est donc le mal ? Ne m’est-il pas permis dans ma chambre de faire ce que je veux ? S’il vous fait plaisir n’adressez-vous pas votre hommage à votre déesse Raison, debout, assis, de la manière enfin qu’il vous plait ? N’ai-je donc pas la même liberté ? Puis-je donc être coupable parce que je prie Dieu ? 

Tu es un scélérat de prêtre ! Tu voulais acquitter des messes pour lesquelles tu as reçu de l’argent !

Si j’étais un scélérat, comme vous dites, je me mettrai un peu en peine d’acquitter les messes pour lesquelles j’aurais reçu de l’argent (…)

Tu es un bougre de scélérat, de fanatique ! s’écria Lenud. Tu viendrais avec un poignard d’une main et un crucifix de l’autre pour nous égorger ! ».
« Je me tourne vers lui en disant : Ces sentiments n’ont jamais été dans mon cœur et la religion pour laquelle je parais ici aujourd’hui m’apprend à pardonner à ceux qui me persécutent ». Alors, plein de colère il crie de toutes ses forces : « A la Vendée, ce bougre-là ! A la Vendée. (C’est-à-dire : A mort, A mort !). Des hommes, des hommes, douze fusiliers ! ». Pendant ce temps Morel me montrait le poing et disait : « Va gueux ! Nous t’avons voulu sauver, tu n’as pas voulu nous écouter. Nous allons … » Un officier parait, un sabre nu à la main à la tête de douze hommes ayant la baïonnette au bout du fusil. Je crus un instant que c’était le dernier jour de ma vie. « Mène à Comble ce bougre-là. » dit Lenud. » Mène-le en prison ».

« Envoyez-moi à l’échafaud, à la guillotine, je m’en moque lui dis-je en le quittant. Vous pouvez tuer mon corps mais vous n’aurez jamais aucun pouvoir sur mon âme ! »
L’officier qui conduisait la troupe me fait passer au milieu des soldats et me place à sa gauche. C’était un jour de marché ; Yvetot était rempli d’un peuple infini. Tous étaient dans la consternation, une affreuse terreur glaçait les esprits. Pas une seule personne n’applaudit à l’avanie que me firent Lenud et Morel.

C’est ainsi que le curé et ancien maire de Guerbaville fut conduit et interné à Comble.

La « maison de Combles » aujourd’hui Manoir du Fay à Sainte Marie des Champs, où l’abbé Dumesnil fut interné appartenait aux Isnel de Combles. Ceux-ci ayant émigré, leur demeure devint une prison sous la Terreur. Cette habitation, nous dit le curé de Guerbaville  « est vaste au milieu d’un grand enclos, plantée tout autour de chênes et de sapins d’une grande beauté ; un petit bois bien percé donne sur une grande plaine. Des avenues qui l’entourent ont dû en faire un séjour charmant pour ses maitres … ».

Après les formalités d’écrou, le prêtre fut introduit dans cette maison dont la porte était gardée par des hommes armés. « J’y trouvai, dit-il, un lyonnais, vingt-quatre habitants de Bolbec, plusieurs réquisitionnaires et dix prêtres. Le pauvre Mauger, prêtre religieux bénédictin qui avait quelque temps fait, à Saint Wandrille, les fonctions de curé y avait aussi été enfermé et était sorti, il y avait huit jours, pour aller à Paris entendre prononcer l’arrêt de sa mort au tribunal révolutionnaire. Il était déjà guillotiné. On venait de recevoir la triste nouvelle ». Effrayé, l’abbé Dumesnil décida sur-le-champ de s’évader si l’occasion s’en présentait, lorsqu’on viendrait pour l’enlever et conduire à Paris pour lui faire subir le même sort que dom Mauger. Par les gardes qui l’avaient amené de Guerbaville il fit parvenir à sa mère « une lettre de consolation » puis il se mit en devoir de s’installer : « mes amis d’Yvetot m’envoyèrent un lit, dit-il. Les prisonniers s’empressèrent de me fournir les nourritures et les rafraichissements dont j’avais besoin. Je fis apporter de l’eau qui est ma boisson ordinaire. Je soupai tranquillement en attendant la grâce, le moment de ma délivrance ou ma mort. »

Le lendemain le curé de Guerbaville se fit un devoir de visiter chacun de ses compagnons de captivité. « Pas un seul, dit-il, n’était coupable de l’ombre d’un crime. Ils étaient, comme moi, des victimes qui attendaient le moment du sacrifice. Les jacobins les avaient incarcérés parce qu’ils étaient trop honnêtes pour approuver les désordres du temps. A la liberté près et la crainte d’être assailli … on pouvait agréablement s’amuser de cette prison qui n’était pas rigoureusement fermée. Car, quoiqu’on ne dut pas sortir on allait néanmoins dans la cour … Le jardin était libre et l’on pouvait s’y promener … » C’est là que l’abbé repéra une échelle qui, éventuellement, lui permettrait d’échapper à la mort. Le bruit courait, en effet, que « la canaille d’Yvetot » s’apprêtait à venir massacrer tous les prisonniers comme on l’avait fait à Paris en septembre 1792.

Les jours suivants Louis Dumesnil s’efforça d’aménager sa détention. Afin d’éviter la promiscuité car les prisonniers devaient coucher à « huit dans la même chambre » il découvrit un petit cabinet où il installa son lit. Cependant, pour les repas, il s’unit à huit autres prêtres.

« Nous faisions la cuisine alternativement, écrit-il. Les étrangers qui nous visitaient étaient étonnés de nous voir enveloppés d’un tablier, éplucher des herbes, balayer, laver la vaisselle. Notre ordinaire était frugal. Un peu de viande à midi, des légumes le soir …Chacun faisait apporter de chez soi ce qu’il avait et le tout était mis en commun ».

Les prêtres par crainte de représailles avaient cessé de réciter le bréviaire. Le curé de Guerbaville les convainquit que cette crainte était vaine ; il leur donna l’exemple et tous se remirent à la prière. En outre, il aimait à se retirer seul dans son petit « réduit » pour penser, réfléchir et même composer des sonnets, des pièces de poésie. Il se fit aussi professeur de latin. « Il y avait parmi nous, écrit-il, un vieux garçon de Bolbec, il se nommait Dranguet. Il était tôlier de son métier. Cet homme avait de l’esprit. On l’appelait le « curé des jardins ».

 On l’appelait ainsi parce qu’il habitait à Bolbec un jardin sur la porte duquel il avait mis une affiche où l’on lisait en gros caractères : « Ici on prie Dieu ». De l’instant il fut déclaré suspect, fanatique, et, en conséquence constitué prisonnier (car) il recevait dans ce jardin les catholiques qui ne croyaient pas devoir « assister aux offices du prêtre assermenté qui occupait indument la cure de Bolbec. Dans son jardin Dranguet faisait la prière, récitait l’office divin, lisait l’Evangile, l’expliquait de son mieux jusqu’à ce qu’il soit arrêté.

« Cet homme était fort sensé et instruit mais il n’entendait pas le latin » En prison, il manifesta son désir d’apprendre la langue de l’Eglise et s’en ouvrit à l’abbé Dumesnil. Celui-ci, n’ayant pas de livre, se mit à l’œuvre et, de mémoire, composa, à sa façon, une grammaire française et latine. « C’était en marchant que je lui expliquais les leçons » écrit le bon curé. Dranguet était intelligent. « En très peu de temps, c’est-à-dire quelques jours, il vint à bout de décliner les noms, de distinguer entre elles les déclinaisons et de conjuguer les verbes. Nous passâmes bientôt à la concordance. Il commençait à faire des versions du français en latin, du latin en français quand arriva ma délivrance ».

En effet le temps approchait où Robespierre avant de disparaitre de la scène politique instituerait la fête et le culte de l’Etre suprême (8 juin 1794) et « voulant paraitre s’apitoyer sur le sort des prêtres » donnerait l’ordre « de les faire sortir de prison et de les renvoyer dans leurs communes respectives » Après deux mois de détention à Combles (28 avril – 28 juin 1794) l’abbé Dumesnil devait bénéficier, non sans quelques tribulations supplémentaires, de cette sorte d’amnistie… provisoire.

Le 28 Juin 1794 l’abbé Dumesnil quitta, non sans quelques craintes et tergiversations sa première prison pour réintégrer sa chère paroisse. Il ne put reprendre ses fonctions sacerdotales que le « 25 de mars 1795 » comme il l’écrit dans le registre paroissial qu’il s’empressa d’ouvrir.

En cette période où le curé n’avait pas accès à son église, fut organisée à Guerbaville, comme en bien d’autres endroits, une cérémonie funèbre en l’honneur de Marat que, dans ses mémoires notre curé raconte en ces termes :

« Peu de temps après mon retour, il se fit ici une fête en l’honneur de Marat. On porta la ville son buste (qui était habituellement dans la chapelle du château) sur l’autel de notre église, sous le grand arbre vert qu’on avait élevé à la nature. Un lampion était à côté, comme veilleuse. Le lendemain, les membres de la municipalité en grand costume firent rendre hommage à la nouvelle divinité. Quatre des membres du Comité de Surveillance, qui était pour lors supprimé mais qui s’étaient distingués par leur zèle, vêtus superbement, posèrent l’image du dieu Marat sur une civière couverte d’un beau doublier orné de rubans. Chacun prend un manche de cet instrument. Ils marchèrent précédés des municipaux et suivis des meilleurs jacobins en habit de parade. On va vers la chapelle du château … mais au cours de la procession on s’arrêta au milieu du bourg. Il y avait là un beau reposoir ; on y chanta et dansa beaucoup, on but. On resta en ce lieu presque le jour entier ; par respect, chacun avait le chapeau bas. Le maire, comme souverain pontife, ordonnait et présidait la fête. On l’entendit répéter très sincèrement : « Marat ! Mon cher Marat, non je n’ai pas d’autre dieu que toi ! » Il força dans le délire, nombre d’habitants qui passaient et avaient horreur de ces sottises, à tirer leur chapeau, à fléchir le genou, à baiser le dieu Marat.

L’ivresse ou la folie était à un tel point qu’une femme de bourg, femme d’ailleurs d’esprit, qui avait toujours bien pensé, disait : « Mon dieu Marat tu es mort pour nous ! » Le maitre d’école, homme passablement instruit, qui avait été toute sa vie mon clerc, mais homme auquel la révolution a fait, je crois perdre la tête, faisait faire à ses élèves le signe de la croix en disant : « Marat, Le Pelletier amen ! ». Ma peine était extrême. Ne voulant ni voir, ni entendre toutes ces abominations, je sortis et allai dans le fond du parc, promener mon chagrin. »

Quelques mois après les vents ont tourné et le peuple se rebelle contre ses tyrans. Ce renouveau, hélas passager, donne lieu à des scènes parfois comiques que le bon curé rapporte :
« Peu à peu, le crédit, ou plutôt l’empire tyrannique des jacobins s’anéantit, la terreur disparait, le peuple sorti comme d’un long et pénible assouplissement où une douleur profonde l’avait jeté, lève la tête attaque de front son ennemi, chasse les misérables jacobins de leurs antres et les oblige à se cacher honteusement. Ici, on les poursuit à coups de pierres, là on tond ceux qu’on attrape. Partout on voudrait les mettre à mort pour apaiser les mânes de tant de victimes innocentes et effacer tant de sang injustement répandu. A La Mailleraye, le peuple plus modéré se contenta de chasser ces malheureux de la chapelle du château, qu’ils avaient souillée par leur présence et leurs blasphèmes, où leur barbarie avait été jusqu’au fond des tombeaux insulter aux cendres des anciens seigneurs et enlever leurs cercueils. A l’aspect du peuple en tumulte plutôt qu’en furie, le greffier s’enfuit avec le registre de peur, sans doute, qu’on ne s’en saisit et qu’on y trouvât l’infâme liste des soixante-dix habitants que les cannibales avaient voués à l’impitoyable guillotine. Le président ne reçut, sur son corps grêlé, que quelques pierres que lui jetèrent des enfants mutins, et alla bien vite au milieu du bourg cacher son dépit et sa honte. Je fis tous mes efforts pour arrêter cette effervescence où la plaisanterie avait, je crois, plus de part que l’envie de faire le mal et d’user de représailles ».

Ainsi continue le prêtre :
 
« Cinq à six femmes avaient culbuté un nomme Dubosc. Cet homme n’est pas méchant mais il s’est fait remarquer par son zèle pour la société populaire et par quelques propos inconsidérés. Elles le tenaient sous elles et riaient comme des folles. Elles demandaient des ciseaux pour le tondre. Le malheureux, pâle comme la mort, criait, se croyait perdu, ainsi qu’un nommé Tintin que d’autres femmes arrêtaient et qui, tout hors d’haleine, disait : « Mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi, laissez-moi la vie ! ». Bon tu connais donc Dieu, lui disaient-elles en riant. Que n’appelles-tu pas Marat ? Elles plaisantèrent beaucoup et le laissèrent aller sans ne lui faire aucun mal. Je me trouvais précisément à la fin de cette scène comique. Quoique cette entreprise folle et indécente fût beaucoup plus bruyante que sérieuse, je ressentis beaucoup de peine. Je grondai sévèrement ces étourdies. Je leur fis des menaces. Je conduisis les patients, je les consolai de mon mieux et leur promis de faire tous mes efforts afin qu’une pareille scène ne se renouvelât pas »

Enfin la liberté du culte fut rétablie et l’abbé Dumesnil se mit en devoir de reconstituer peu à peu sa paroisse et les pratiques religieuses, d’abord dans la chapelle du château puis dans l’église paroissiale. « Cependant, écrit le prêtre, comme la religion est l’aliment de l’âme et que l’homme, surtout quand il est malheureux, se porte toujours vers la divinité, le peuple par toute la France redemande et veut son culte. Je repris alors mes fonctions et fis mon office dans la salle de mon presbytère, ensuite dans la chapelle du château après l’avoir bénie, l’avoir réconciliée et consacrée de nouveau. J’en fus ensuite chassé et banni pendant quelques jours par Alexandre Bourdon alors agent national (…). Enfin les églises sont ouvertes après dix-huit mois de profanations et de scandales. Je rentre dans celle de Guerbaville, j’en fais la bénédiction, une nouvelle dédicace et y recommence l’office divin. Le peuple y court en foule. Il est difficile de peindre l’attendrissement de ce pauvre peuple qui avait été si longtemps privé des consolations de sa religion et dont on avait forcé une partie à apostasier ». C’est le 25 mars 1795 que l’abbé Dumesnil et ses ouailles récupérèrent une première fois l’usage de leur église.

« Tranquille, écrit-il, je m’occupai à réparer l’église et les autels qui avaient été renversés et détruits. J’avais racheté ceux de Saint Mathurin et du Saint Esprit dans la vente qui en avait été faite pendant le Terreur. J’avais laissé en place le corps de ces autels, j’avais seulement retiré les tableaux de peur que l’impiété ne les déchirât ou ne les souillât. Je les fis alors remplacer. On détruisait alors la pauvre abbaye de Jumièges. J’en demandai deux autels qu’on m’accorda gratuitement. Je les fis placer dans les chapelles de la Sainte Vierge et de Saint Sauveur à la place de ceux qui avaient été anéantis. Les fonts baptismaux qui avaient été renversés furent rétablis. Je me procurai des ornements, chasubles, chapes, croix, encensoirs etc. Mes maux paraissaient enfin réparés, l’office divin se faisait comme autrefois malgré la fureur, les ravages de l’impiété et de la philosophie. Les sacrements été fréquentés, on était assidu à l’office et à la prière. Nous étions enfin en paix quand arriva le fameux 18 de Fructidor de l’an V. Dès le 19 Fructidor, la loi du 3 Brumaire an IV contre les prêtres réfractaires et les émigrés fut rétablie et, celle du 7 Fructidor qui rappelait les prêtres déportés fut abrogée. Désormais le Directoire pouvait, à volonté, poursuivre les prêtres comme perturbateurs de l’ordre public et les déporter en Guyane. La seconde Terreur commençait.

« On voulait se défaire des prêtres, écrit l’abbé. Il fallait des prétextes, on ne fut pas longtemps à en trouver. La loi du 7 Vendémiaire sur la police des cultes fut le moyen dont on se servit pour parvenir à ce but désiré. Cette loi restreignait l’exercice du culte aux seules églises. Des peines rigoureuses étaient infligées à ceux qui paraissaient, au dehors, avec la moindre marque de religion ou en habit ordinaire de ministre du culte. La prison, les amendes, la gêne (la prison) voilà les bagatelles auxquelles étaient impitoyablement condamnés ceux qui paraissaient en public avec la moindre de ces choses. Ceux de nos jacobins qui étaient resté fidèles au parti et qui étaient en place ne tardèrent pas à me trouver coupable ».

Cette fois, l’abbé Dumesnil, sur la déclaration d’un faux témoin, fut assigné à comparaître le 26 août 1798 et, se retrouva interné à la prison d’Yvetot. Il était accusé d’avoir laissé une partie de son surplis dans le cimetière attenant à l’église au cours d’un enterrement auquel les Frères de Charité avaient participé revêtus de leurs chaperons. Le récit de ce jugement ubuesque est trop long pour être reproduit intégralement, en voici seulement la conclusion :

« Ce juge passionné faisait si peu de cas des considérants et des conclusions de mon défenseur, qu’il écrivait la sentence pendant son discours et prononçait, en despote, le jugement avant d’avoir même consulté ses assesseurs. La sentence fut donc prononcée et elle me condamnait à huit mois de prison et à 300 livres d’amende, ainsi qu’à l’affiche de 250 placards. Les Frères furent condamnés à 100 livres d’amende, un mois de prison et au placard. C’est ainsi que fut récompensé mon zèle à rendre à mes paroissiens les honneurs de la sépulture chrétienne, ainsi que celui de ces hommes courageux et charitables, qui veulent bien pour l’amour de Dieu et des hommes, exposer leur vie en chargeant sur leurs épaules et en descendant au tombeau des cadavres pourris exaltant la corruption et la mort. Mais telles sont la perversité et l’impiété de ce malheureux temps qu’on regarde et qu’on punit comme criminels ceux qui osent honorer la sépulture par le moindre acte de religion quoique chez tous les peuples, dans tous les temps, la sépulture des hommes ait toujours été un acte religieux ».



Pendant ces huit mois de prison -26 Août 1798 / 16 avril 1799- où le curé de Guerbaville attendait chaque jour à être déporté en Guyane, il s’efforça de passer le temps et d’oublier le danger en se livrant à la lecture, à l’étude, à la poésie « ainsi qu’à la solution de quelques théorèmes, car, je repassai dans Saury ( ?) mon algèbre et ma géométrie que j’avais, dans ma jeunesse, étudiée avec quelques succès ».

Après bien des alarmes et huit mois de réclusion, l’abbé Dumesnil rejoignit, le 26 avril 1799, son manoir presbytéral de Guerbaville où il retrouva sa vieille maman alors âgée de 87 ans. Ses paroissiens lui firent fête mais les jacobins du pays ne désarmèrent pas. L’accès de l’église demeura interdit. Une intervention du Sous-préfet fut lettre morte. Il fallut un rappel formel du Préfet de Seine-Inférieure pour imposer la réouverture de la maison de Dieu le 26 Août 1800. « Je rentrais donc dans mon église, conclut le prêtre, deux ans précisément après que j’en aie été arraché pour être conduit en prison. Exceptés quelques jacobins, tous mes paroissiens s’y réunirent, elle était remplie au point de ne pouvoir, pour ainsi dire, s’y tourner.
Durant ses diverses pérégrinations et, spécialement pendant sa détention à la prison d’Yvetot, l’abbé Dumesnil avait commencé à rédiger ses mémoires. Il avait poursuivi cette rédaction au presbytère de Guerbaville alors que l’accès de son église lui était encore interdit. Il y mit la dernière main et transcrivit ses notes de 1800 à 1802. C’est ce qui nous vaut de posséder les deux volumes manuscrits de ses souvenirs qu’il a intitulé 
:

« Ma prison ou Mes Aventures pendant la Terreur de la Révolution Française aux années 1792 – 1794 » et
« Ma seconde prison pendant la terreur du Directoire aux années 1797 – 1799 ».

Le reste de la vie de ce pasteur put s’écouler ensuite sans heurts, au milieu de la vénération admirative de ses fidèles. Il vécut la restauration du culte et de la religion catholique grâce au Concordat de 1801. Il eut, entre autres, l’immense satisfaction, non dépourvue de quelques malices, de racheter de ses deniers, pour son usage et celui de tous ses successeurs, le magnifique Manoir presbytéral construit au début du XVIIe siècle. Il l’habita jusqu’à la fin de sa vie. C’est le 2 thermidor an IX (20 juillet 1801) que le presbytère, mis en vente comme « bien national » fut racheté par l’abbé Dumesnil. En août 1802 il pouvait écrire, à la fin du second volume de ses Mémoires :

« Les maux épouvantables que nous avons essuyés, semblent maintenant, en quelque sorte, des songes ; tout rentre dans l’ordre, plus de querelle, plus de reproche. L’union paraît parfaitement rétablie avec le clergé de France. Sinon, je veux dire l’Église, renait vraiment plus belle, c’est-à-dire purgée d’une infinité d’individus qui la déshonoraient. On ne parle que Religion, la vertu est à l’ordre du jour ».

Un gros chagrin devait survenir au curé de Guerbaville : le décès de sa vieille maman. « Le 10 janvier 1805, nous apprend le registre paroissial, fut inhumée à Guerbaville, Anne Le Gallois âgée de 92 ans née à Gonneville, veuve de Robert Dumesnil ».

L’abbé n’avait que soixante-deux ans. Il continua, jusqu’à un âge avancé, d’exercer ses activités pastorales. Il eut le triste privilège de présider les cérémonies d’inhumation, le 16 Janvier 1823, de Victurnien Bonaventure Victor de Rochechouard, Marquis de Mortemart, puis, le 18 Décembre 1826, de Louise Adélaïde Duhamel, veuve de Charles Gabriel, marquis de Nagu, seigneur de La Mailleraye, du Marais Vernier et autres lieux. Avant de disparaitre à son tour, il eut l’excellente idée de se faire portraiturer, ce qui nous fait le bonheur de posséder, peint par le célèbre Bonvoisin, l’authentique image de ce qu’était l’abbé Dumesnil, curé de Guerbaville-la Mailleraye en 1828 à l’âge de 85 ans. Il était grand temps car il devait mourir l’année suivante. Au registre paroissial de 1829 on lit cet acte de sépulture :

Aujourd’hui, seize Février 1929, par moi prêtre curé de Caudebec, soussigné, a été inhumé vis-à-vis la grande porte de l’Église, le corps de discrète personne, maître Louis Dumesnil, curé de cette paroisse, âgé de quatre-vingt-six ans, fils de feu Robert et de feue Anne Galais en présence de Monsieur Anfray, prêtre vicaire de cette paroisse, qui a signé avec moi le présent acte.


Quelques années plus tard, un monument fut édifié sur la tombe du cher curé. Cette tombe a été conservée, bien que, vers 1850, « l’ancien cimetière » ait été complètement désaffecté.

Aujourd’hui encore devant le portail de l’église on peut voir une colonne de marbre blanc signée « Parfait » qui porte cette épitaphe à peine lisible :

Ici repose
Louis Dumesnil
Prêtre
Décédé en son presbytère de Guerbaville
Le 13 Février 1829, modèle du pasteur de campagne.
Pendant plus d’un demi-siècle il édifia cette paroisse
Par ses exemples et ses leçons,
L’estime et la reconnaissance ont érigé ce monument
En l’honneur de ses vertus et de ses bienfaits.



Jean BARASSIN [1911 – 2001]
Curé de la Mailleraye 1968 – 1996.