Par Laurent Quevilly

Janvier 1847, les ordonnances sur l'exportation des pommes de terre sèment le trouble. A La Mailleraye, elles récoltent la tempête...

Par une journée de vendredi, vers midi, un vent tumultueux se lève sur le bourg de La Mailleraye. Une foule d’une centaine d’âmes, semblant tout droit sortie des ombres de la forêt de Brothonne ou des hameaux voisins, s’avance dans les rues. Leur marche, semble presque militaire, mais leurs mains serrent des serpes, des haches, des couteaux, tandis que leurs lèvres laissent échapper des menaces à glacer le sang. Les habitants, médusés, regardent cette horde déferler, les yeux écarquillés, le cœur battant.

Le cortège, sans s’attarder, se dirigea d’un pas décidé vers un entrepôt où s’amoncelaient des pommes de terre, fruit du labeur local, mais destinées à l’exportation par un agent d’approvisionnement. Une poignée d’hommes, se détachant de la masse, frappa à la porte des gardiens du magasin. Leur requête était simple : vendre ces pommes de terre à un prix abordable. Mais la réponse fusa, nette et sans appel : ces tubercules n’appartenaient pas au bourg, mais au capitaine d’un navire anglais, ancré à quelques encablures.

À ces mots, la foule, désormais gonflée par de nouveaux visages, s’embrase. Comme un torrent, elle se rue vers les rives où le sloop, déjà chargé de cinq à six mille rasières, danse sur les flots. Les cris fusent : on veut forcer le débarquement de la cargaison. L’équipage, arc-bouté sur le pont, refuse de plier. Les marins, déterminés, empoignent de quoi se défendre, prêts à repousser l’assaut. Déjà, plus de quatre-vingts hommes, ivres de colère, tirent sur les cordages pour ramener le navire à quai. Par chance, l’ancre tient bon, inébranlable.

« À l’abordage ! » hurla une voix dans la cohue. En un instant, la foule s’élance vers des barques amarrées non loin, prêtes à être détachées pour l’assaut. La tension est à son comble, l’air vibre de chaos.

Mais alors, un homme s’avança, seul face à la tempête humaine. C’était un conseiller municipal, jeté dans la brèche par l’absence du maire et de son adjoint. Avec courage, il harangua la foule, sa voix portant par-dessus le tumulte, implorant le retour à la raison. À ses côtés, un étranger – un Anglais, murmurait-on – fit un geste inattendu. D’un ton calme, il offrit soixante rasières de pommes de terre, un don pur et simple. La proposition, comme une éclaircie, apaisa les esprits. La foule, satisfaite, accepta l’offre et se dispersa, regagnant la campagne dans un semblant d’ordre.

Pendant ce temps, l’alerte avait retenti jusqu’à Caudebec, chef-lieu du canton. Le juge de paix, flanqué de gendarmes, galopa vers La Mailleraye. Mais lorsqu’ils foulèrent l'entrée du bourg, le calme avait repris ses droits, comme si la tempête n’avait été qu’un rêve.

Le lendemain, samedi, Caudebec elle-même trembla sous une nouvelle secousse. C’était jour de marché, et une poignée de fauteurs de troubles, des étrangers au regard torve, tenta de semer la discorde, perturbant les échanges. Mais cette étincelle d’émeute, moins vive que la veille, s’éteignit vite face à la fermeté des forces de l’ordre.

Dans l’ombre de ces événements, une question pesait. À Caudebec, l’absence d’un maire et d’un adjoint laissait la ville orpheline. Les rênes du pouvoir reposaient entre les mains de M. Lestorey, commandant de la garde nationale et premier conseiller municipal. Homme de cœur et de devoir, il assumait cette charge avec un dévouement sans faille. Pourtant, une ombre planait : la loi ne souffrait pas qu’un même homme jonglât ainsi avec deux casquettes. Les regards se tournaient vers l’autorité préfectorale, pressée de rendre à Caudebec une municipalité digne de ce nom, pour que l’ordre, enfin, reprît racine.

Laurent QUEVILLY.

SOURCE

Le Constitutionnel