En 1887, flanqué des fondateurs des éditions Flammarion-Marpon, le journaliste Fernand Xau se posta à La Mailleraye pour observer le mascaret. Il y découvrit aussi l'hôtel de la Marine. Ambiance...
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« Le flot ! voilà le flot ! » Tel est le cri qui a retenti aujourd'hui à Villequier, CaudEbec, La Maillerave, Jumièges, etc. Ici, en effet, on ne dit pas le mascaret, mais le flot. L'expression est, du reste, admirablement choisie, car elle donne une idée bien exacte du phénomène, qui se produit, aux grandes marées d'équinoxe. C'est, en effet, un flot mugissant et impétueux, qui s'avance avec une vitesse effrayante, emplissant l'air d'une clameur sinistre, envahissant tout ce qu'il rencontre et brisant tout ce qui lui résiste. Le mascaret, phénomène toujours nouveau, est suivi, chaque année, par un public nombreux. C'est une reprise qui a toujours l'attrait d'une première, et qui, à côté de ses habitués fidèles, a ses spectateurs de marque. Il faut se hâter de dire, d'ailleurs, que « le flot » varie en intensité, en furie et en majesté, selon le vent et la température. |
Fernard Xau, né à Nantes le 22 avril 1852, est le fondateur du quotidien Le Journal. Imaginez les membres de sa rédaction : Octave Mirbeau, Maurice Barrès, Émile Zola, Remy de Gourmont, Léon Daudet, Jules Renard, Alphonse Allais, Courteline ou encore Clemenceau. Anti-dreyfusard, nationaliste, il est mort alcoolique le 1er mars 1899 à Grasse. |
Il n'échappe pas, en un mot, aux influences
atmosphériques, et l'on peut affirmer sans crainte qu'il
revêt, chaque année, un aspect nouveau. Tel, un
grand
artiste, faisant admirer chaque fois, par la diversité
même de son jeu, la puissance de son génie.
On n'est jamais certain que le mascaret ne fera pas quelques victimes ;
et l'on est toujours sûr qu'il causera de sérieux
dégâts.
Pourtant, ceux qu'engloutit le flot sont impardonnables : ils sont
prévenus. La ponctualité du marcaret est
proverbiale, en
effet, et elle ferait pâlir l'exactitude royale —
si
celle-ci n'avait cessé d'être une
légende. On sait
que le flot passera ici à 9 h. 54, un peu plus loin
à 10
h. 27 et ainsi de suite. Et à l'heure dite, il passe
furieux,
écumant.
Chaloupes et péniches ont donc eu le temps de se
garer dans
la baie de Villequier. ou dans tout autre endroit sûr !
D'autre
part, cette inondation ne cause pas que des ravages ; c'est la
marée fertilisante, quelque peu semblable aux
débordements du Nil. Dans le tourbillon qu'elle provoque,
elle
entraîne, de l'estuaire de la Seine et
dépose dans
les prairies qui bordent le fleuve, cette vase, si riche en engrais qui
fait les pâturages hors pair, auxquels vous avez, Parisiens,
mes
frères, le fameux mouton de pré-salé !
Cette année, le flot a été
particulièrement
beau, et, sauf quelques barques qu'il a coulées par ci par
là, — accident inévitable, —
il n'a
causé aucune catastrophe.
Je suis venu du Havre à Caudebec via Honfleur, par ces
bateaux
à aubes qui, évidemment, doivent remonter
à
l'invention de la vapeur. Mais on ne saurait faire à la
Compagnie un crime de ses «sabots»,
auprès desquels
ceux de Trouville au Havre sont presque des vaisseaux. Le nombre des
passagers est insuffisant, et le service a été
interrompu
pendant quelque temps, privant les habitants de la région de
communications faciles, et les étrangers de la plus
délicieuse promenade qu'on puisse imaginer. Quoi de plus
beau,
en effet, que le décor de verdure qui borde les rives de la
Seine ? C'est un enchantement sans fin. Ces collines moussues ou
chevelues, ces vallons à la végétation
exubérante, ces longues prairies au tapis
d'émeraude
constituent le plus délicieux des spectacles. Par instants,
la
nature a taillé dans le roc des sites agrestes et d'aspect
quasi-sauvage, qui rappellent certains endroits de la vallée
du
Rhin. Le beau château de Villequier n'évoque-t-il
pas, par
exemple, le souvenir des Sehloss à demi
démantelés, que les temps
héroïques ont
juchés, comme des nids d'aigles, sur des montagnes de granit
que
la fantaisieet la robustesse de la nature ont habillées de
ronces serrées et d'arbres touffus ?
Je devais faire ce voyage sur la Molda,
le charmant yacht de Marpon, mais certaines difficultés de
remorquage en avaient décidé autrement. Il fut
alors
convenu que la Molda viendrait
nous rejoindre à la Mailleraye,
petitvillage
situé de l'autre côté de la Seine, un
peu
après Caudebec, et où Marpon et Flammarion,
— qui
ne manquent pas le mascaret depuis plusieurs années,
— ont
découvert une hôtellerie véritablement
merveilleuse.
Figurez-vous, au bord de la Seine, une grande et belle auberge de
campagne, construite dans le goût du pays,
c'est-à-dire
dans le style normand, avec des pièces bien vastes et une
cuisine, grande comme un dortoir, où brillent des cuivres
éclatants. Ornez ces pièces de faïences
de vieux
Rouen à faire pâmer un amateur, d'un Palissy
authentique
et de mille bibelots divers. Enfin, imaginez dans
l'hôtellerie un
ancien chef de Bignon, devenu brusquement épris de grand
air, et
qui transporte dans ce coin ignoré de la plupart des
Parisiens
la science de Brillat-Savarin et la gaieté de Coquelin
cadet.
Tel est l'hôtel de la Marine, que Dumas eût
disputé
à Marpon l'honneur de découvrir, — si
le bon grand
homme eût été encore de ce monde.
J'ai entendu le mascaret, le soir, à neuf heures et demie,
à la Mailleraye
et le matin, à dix heures, — lundi dernier, le
grand jour, — à Caudebec-en-Caux.
Le soir, l'effet est véritablement saisissant.
La nuit était si noire qu'on distinguait à peine
le
fleuve. Nous étions sur le quai, cherchant des yeux l'eau de
la
surface de laquelle une hauteur de quatre mètres au moins
nous
séparait.
« Ne restez pas là, nous disent des gars du pays
qui passaient-; vous seriez enlevés. »
Nous reculâmes de dix mètres en
arrière.
« Plus loin, plus loin encore, reprirent-ils ; le flot va
passer
par-dessus tout cela. » Nous montâmes, Marpon,
Flammarion
et moi, sur un tas de bois très élevé
et
méthodiquement rangé. Nous étions bien
à
neuf ou dix mètres de la nappe d'eau qui dormait
paisiblement.
Le côté curieux du mascaret, en effet, c'est que,
jusqu'à ce que le flot arrive la Seine garde son calme
ordinaire. C'est un déchaînement soudain,
imprévu.
On dirait d'un rideau qui se déchire, laissant apercevoir
tout
d'un coup les chutes du Niagara : -un véritable changement
à vue !
Flammarion, qui doit aux savants travaux de son frère et
à de sérieuses études personnelles,
des
connaissances très approfondies sur les
phénomènes
météorologiques, nous explique l'origine du
mascaret.
Tout d'un coup un bruit sourd se fait entendre :
— Ecoutez, « voilà lé flot !,
nous dit Marpon, pour qui le mascaret est une vieille connaissance
C'est tout d'abord une clameur confuse, puis c'est un rugissement
terrible. Le bruit est indéfinissable : il tient de la mer
déchaînée et des hurlements des fauves.
Cependant,
il se rapproche de plus en plus. Le flot est près de nous ;
il
nous envahit. Alors, c'est un clapotement épouvantable. La
vague
nettoie la place où nous étions, quelques minutes
auparavant, la débarrassant, sans effort, de madriers et de
lourds pavés qui y gisaient. Si nous y étions
restés, c'en eût été fait de
nous ! Aussi
bien sommes-nous tous trempés jusqu'aux os. La blanche
écume du flot nous a éclaboussés,
passant aussi
audessus de nos têtes.
Puis, plus rien que la nuit noire, une agitation
désordonnée de l'eau, dont le niveau a
monté de
cinq-mètres.
— « Vous n'avez rien vu, me dit Marpon.
Bien autrement saisissant est le mascaret à Caudebec. La
lutte
entre la Seine, qui veut descendre son cours, et la mer immense, qui la
repousse, et finalement a le dessus, prend des proportions
invraisemblables.
C'est un envahissement subit. Vous savez, en effet, qu'aux
marées équinoxiales, lorsque les eaux, qui
trouvent un
espace considérable dans l'estuaire de la Seine,
où elles
se jettent dans la Manche, refoulées dans un lit plus
étroit, elles, grossissent, bouillonnent et forment le
mascaret
Mais, il est évident que si des obstacles de terrain,
résultat de la configuration du fleuve, viennent
à se
produire, c'est un déchaînement effrayant. Or,
c'est le
cas à Caudebec.
Le lendemain, — jour où la marée
atteignait son
maximum et où, par suite le mascaret devait être
le plus
violent, —une voiture nous amenait devant le bac de
Caudebec.
— « C'est le dernier voyage avant le flot, nous dit
le
passeur. Si nous le rencontrons en route, nous serons tués
tous
! Mais de ce côté, aucun danger. Nous avons une
demi-heure
devant nous,
La gracieuse petite ville de Caudebec, avec son église dont
la
fine dentelle se détache sur le ciel bleu, a un air de
fête. Une foule nombreuse, venue des châteaux
environnants,
puis de Paris et même d'Angleterre — où
ne
trouve-t-on pas l'inévitable fils d'Albion ? —
peuple la
berge. Un photographe a braqué son objectif dans la
direction de
Villequier. Un de nos confrères de la presse
illustrée
attend, le crayon à la main. Les équipages
— mails,
victorias, landaus - sont si nombreux qu'on se croirait au Grand-Prix.
Deux huit-ressorts, surtout, attirent l'attention. Ils sont si
surchargés et d'un mauvais goût tel qu'en
dépit de
leur richesse, on dirait des voitures de cirque. Les chevaux ont les
couleurs badoises. Il descend de la première voiture une
jeune
femme, très rousse, aux cheveux coupés courts.
Personne
ne la connaît dans ce pays.
Peut-être le Diable Boiteux, qui connaît tout, nous
dira-t-iï quel est ce mystère ?
Cependant, à l'heure dite — neuf heures
cinquante-sept
— le flot apparaît. Navires, barques et
péniches se
sont garés. Il ne reste, au milieu du fleuve, que quelques
canots, vides. On cite néanmoins des gens
téméraires, qui ont tenu a ressentir
l'émotion que
produit sur l'eau l'arrivée du mascaret.
Le flot ressemble au loin à une muraille qui marche, marche.
ainsi que là forêt de Macbeth. De chaque
côté, près des berges, il forme un
reflux
immense. A cet endroit, sa crête est surmontée
d'une
blanche écume qui bondit contre les obstacles, puis
s'élève longuement sur le sol, qu'elle envahit.
Au milieu
du fleuve, la vague se termine par un fin ourlet, qui trace une ligne
d'autant plus nette que le flot se rapproche davantage. Au dessus
voltige et se balance, comme un panache, de la poussière
d'eau,
très légère.
Cependant, le mascaret a poursuivi sa course vertigineuse. Il est
près de nous. Le bruit est si violent qu'on dirait d'un
orage.
Le flot, terrible, effroyable, se brise furieusement contre les quais,
remonte ainsi qu'une trombe et s'abaisse enfin sur la berge, qu'il
inonde complètement. Puis viennent les ételles,
c'est-à-dire les lames qui suivent le mascaret et qui
donnent
à l'eau un bouillonnement sinistre. Toutes sortes
d'épaves passent devant nos yeux —
emportées par un
courant impétueux : morceaux de bois, herbages, animaux
surpris
par le flot. Et pendant une demi-heure suit une agitation
inouïe ;
ce sont des vagues qui battent le fleuve et des flots
d'écume
qui s'abattent sur les quais, notamment près de la Ranson.
Enfin, tout rentre dans l'ordre habituel, les
éléments
s'apaisent, la mer a conquis la Seine. Il ne reste plus qu'un courant
rapide, En quelques minutes, le fleuve, refoulé par la
Manche, a
monté d'une dizaine de mètres.
Quelques heures après, nous avions rejoint la Mailleraye, et
Monnier, le propriétaire de l'hôtel de la Marine,
signalait par deux coups de fusil, l'arrivée de la Molda qui
avait laissé passer le flot à Tancarville, et qui
devait
nous emporter, dans l'après-midi, vers les ruines de
Jumièges.
Source
Gil Blas, 22 septembre 1887