
Vers la fin de 1921, à La Mailleraye,
arrivait
une luxueuse auto conduite par
un chauffeur stylé. A l'arrière : une femme brune
à la peau mate, la tête ceinturée d'un
ruban de
velours. Renée Saffroy, tel est son vrai nom,
était
accompagnée d'un as de l'aviation vivant
avec
elle aux environs de Paris. Durant la guerre, en 1916, ce sergent avait
fait des prouesses au dessus de Douaumont face à une
escadrille
ennemie. Blessé, il avait
été soigné par cette
infirmière dans une
ambulance du front.
Le
couple venait à La Mailleraye dans l'intention
affichée d'acquérir
une maison. On en visita bien une. Mais non, elle ne faisait
pas
l'affaire. Le chauffeur de Mme Saffroy reprit la route.
C'était un
certain Jean
Libot, de Clichy, qui du reste ne sera jamais payé de ses
services. Quant au couple, rentré dans la région
parisienne, la discorde allait bientôt
s'installer...
A Epinay-sur-Orge, le tandem louait le rez-de-chaussée de la villa Lucile, rue de La République. Renée Saffroy y fut rejointe par un enfant de quatre ans qu'elle disait tenir d'un premier lit. A tout bout de champ, elle se prétendait enceinte de son compagnon pour obtenir le mariage. Celui-ci comprit qu'il avait affaire à une aventurière quand il lui découvrit une liaison avec un officier supérieur en garnison à Oigny. Entre deux disputes, l'homme fit part à son logeur, M. Dauvillers, de son intention de quitter sa fiancée. Il revint alors à La Mailleraye pour s'y installer. Seul. Et exploiter une carrière de pierres. Quant à Renée, resté à Epinay, elle vécut quelque temps à l'hôtel de la Gare, avant de disparaître en compagnie d'une cartomancienne, Mme Camille, laissant une ardoise de 500 F.
Seulement, en décembre 1921, à Paris, une affaire de rapt d'enfant fait les choux gras de la presse. On a enlevé le petit Passepont. Alors les journaux mènent leur enquête parallèle et des soupçons se portent sur une certaine Renée Saffroy. Les témoignages de deux sages-femmes laissent entendre que, dès 1920, sous les noms d'emprunt de Mercier puis de Collet, elle avait voulu acheter un enfant à quelque fille mère. Il lui en fallait absolument un, implorait-elle. Pour satisfaire son mari. Enfin, pour obtenir un héritage... Alors, on recherche maintenant celle que l'on juge à demi-folle. La PJ pense mener ses investigations à Saint-Mandé. N'avait-elle pas déclaré que son premier enfant lui venait de la pension Parent ayant enseigne chaussée de l'Etang ?
La laiterie des Anges
Saint-Mandé ? Fausse piste ! Car l'année
suivante,
Renée Saffroy a fini par rejoindre son ancien compagnon
à La
Mailleraye. Là, elle a alors l'idée de
créer
une
laiterie dans l'ancien camp anglais de la Première guerre
mondiale. En effet, dès le début du conflit, les
Britanniques
avaient fait de Rouen leur base arrière. C'est ainsi que
plusieurs camps militaires fleurirent dans la région.
Celui de La Mailleraye, au fil des mois, fit l'objet de vols de
matériel ou encore de charbon, denrée si
précieuse
à cette époque. Un soir de mars 1918, cette
cohabitation
franco-normande prit une autre tournure. Dans les rues du bourg, deux
soldats britanniques furent roués de coups par cinq
énergumènes du cru. Telle était
l'histoire de ce
camp dans lequel Renée Saffroy implanta son entreprise,
à cent mètres de la carrière de son
ami et qu'elle
baptisa « La laiterie des
anges ».
Dotée d'un important matériel, la laiterie
occupait une dizaine d'employés. Le lait était
fourni par un grand nombre de cultivateurs de la région.
Pasteurisé, il prenait ensuite la direction de Paris par
chemin
de fer. Sans doute était-il chargé sur la rive
droite
à la halte de la ligne Barentin-Caudebec. Mme Saffroy avait
alors un bébé qu'elle plaçait en
nourrice chez M. Cella, artisan peintre
d'origine italienne.
Au début, les producteurs de laits furent satisfaits des
paiements effectués. Mais au bout de quelques mois,
l'entreprise
sembla battre de l'aîle et de nombreux fournisseurs virent
leurs
règlements suspendus. La laiterie fut vendue par
décision
de justice, l'huissier de Caudebec ne parvint pas à
dédommager entièrement les créanciers
impayés
et la laitière des Anges s'évapora dans la
nature. Quant à son ami, il resta manifestement sur place,
s'éleva dans la hiérarchie locale et ne suivit
plus cette pétroleuse que par la presse...
Le
personnage principal de cette aventure va défrayer la
chronique
durant une quinzaine d'années. Ses exploits donneront lieu,
on
s'en doute, à foule de versions, souvent brouillonnes.
Jamais on ne fit le rapprochement entre la Renée Saffroy
tentée par un rapt d'enfant, en 1921 et la Renée
Saffroy, aventurière
d'envergure des années 30. Aucun
article n'a refait la chronologie précise de ses frasques.
Ils sont relatés par bribes, souvent avec des dates
imprécises. Seul Roger Vaillant tentera une biographie
sommaire dans un livre consacré aux années folles.
Renée Fernande Alice Saffroy est née le 21 octobre 1894 à midi dans le 11e arrondissement de Paris. Elle vit le jour au domicile de ses parents, 104, boulevard Richard-Lenoir. Elle était la fille d'Ernest Saffroy, 37 ans, alors banquier, qui reconnut cette enfant née de sa concubine, Léontine Guyot, 23 ans. Par leur mariage l'année suivante, les parents légitimèrent Renée le 11 juillet 1895.
Ernest Saffroy, le père de René, allait quitter les guichets bancaires pour devenir "représentant de fabrique". Autrement dit un marchand de fonds. Dès 1898, installé au 60, boulevard Sébastopol, il inonde la presse de petites annonce, cède commerces de luxe, teintureries, pâtisseries...
Mais
Ernest Saffroy avait eu une
autre vie avant la naissance de sa fille. Le 8 août 1881, une
certaine Amanda Huot, 20 ans, ouvrière en porte-monnaie,
mettait
au monde un garçon dans son logement du boulevard Voltaire,
dans
le 11e. Une sage-femme de 63 ans, Gervaise Molitor, l'avait
assistée. Cet enfant, "né
de père non dénommé",
s'appelera d'abord Eugène Ernest Huot. L'un de ses
prénoms trahit l'identité de son
géniteur. C'est
Ernest Saffroy. Quant à sa mère, elle attendra le
1er
mars 1886 pour reconnaître enfin cet enfant qui allait
bientôt perdre la vue.
Amanda était employée par le père de
son amant.
Les deux jeunes gens vécurent manifestement ensemble, car le
6
novembre, 1888, sept ans après la naissance
d'Eugène, la
jeune femme accoucha d'un second enfant, une fille cette fois, qui fut
appelée Germaine. Ernest Saffroy et sa concubine habitaient
alors au 10 de la rue Pont-au-Choux, dans le 3e arrondissement. La
gamine qui vient de naître aura une incroyable
destinée.
Après avoir eu foule d'amants, dont un chef d'Etat, elle
abattra
d'un coup de révolver le préfet des
Bouches-du-Rhône comme nous le verrons plus loin.
Curieusement, le 11 février 1893, Ernest Saffroy légitima son fils qui, à 12 ans, changea alors de nom. Mais il n'accorda pas la même faveur à la petite Germaine qui continuera à porter le nom de Huot. On se demande bien pourquoi. Un an plus tard, le même Ernest Saffroy avait Renée de Léontine Guyot.Renée qui plus tard se dira sœur de lait de Germaine Huot.
Sœur de lait ! A croire qu'il était empoisonné. A 15 ans, vêtue de sa seule innocence, Renée Saffroy aurait été danseuse nue sur la scène du Bataclan, un établissement situé tout près de la maison de ses grands-parents paternels. Ils habitaient 35, boulevard Voltaire. Le grand-père Saffroy avait fait fortune en inventant les fermetures à boules pour porte-monnaies. Ce qui lui permit d'acheter une maison à Joigny, au n° 1 du quai de Paris ainsi qu'un autre immeuble. Renée passa ainsi une partie de son enfance à Joigny où elle laissa le souvenir d'une amazone, d'un garçon manqué.
Toute jeune, Renée possèdera en indivision avec sa riche aïeule, Olympe-Céline Baré, veuve Saffroy, trois immeubles : un situé place du Château-Rouge, un autre aux Batignolles et celui de Joigny. Elle emprunta 300.000 francs sur ces différentes maisons. Le demi-frère de Renée, Eugène Saffroy, l'accusera d'avoir détourné l'héritage de la grand-mère à son seul profit. Rentière, la vieille dame entra en 1913 au sein des Dames françaises, un organisme assimilé à la Croix Rouge pour porter secours aux militaires blessés.
Son premier mariage
A 19 ans, Renée
Saffroy, épouse le 2 septembre
1913, à la mairie du 3e arrondissement, M. Edmond Victor
Moris,
un Anglais dira-t-on. Il est né en fait à
Villedieu-le-Château, dans
le Loir-et-Cher. Il a neuf ans de plus que son épouse.
Commerçant, il demeure à Paris,
3, rue Saint-Laurent. Son père est mort mais il a toujours
sa
mère à Versailles, née Petit de
Gatines, une
famille à l'arbre généalogique
florisant.
Quant à Renée, son père aussi n'est
plus de ce monde, et ce depuis le 19 mars 1912. Sans profession, elle
demeure alors 60, boulevard
Sébastopol avec sa mère qui poursuit les
activités
de son défunt mari : représentante de fabrique.
Les
témoins ? Le frère de
l'époux. Lieutenant, c'est un pionnier de
l'aviation de combat. Le beau-fère du marié est
quant
à lui négociant en bois à
Angoulème. On
compte encore un rentier, un administrateur... Bref, voilà
pour
Renée un
beau mariage et son mari lui laissera en
mourant une petit fortune mais vite
dilapidée. En attendant, à la fin de
1914,
Renée Saffroy dispose de plus de 2 millions de francs
à
la banque de Paris, au Pays-Bas. La
guerre
fait rage et si l'on se fie à certains récits,
Renée Saffroy part au front pour soigner les
blessés en 1916.
Le 23 octobre 1917, dans le 18e arrondissement, nait Roger Fabien
Pierre Théophile Moris. En
1918, les Moris sont
condamnés
pour escroquerie envers un marchand de draps de la rue des
Jeûneurs.
Déjà, Renée rêve de diriger
un music-hall et tente d'acheter le Théâtre de
l'Abri, rue
Montmartre. Mais elle ne peut payer le prix convenu et doit
régler
un dédit.
Renée Saffroy quitte ensuite son mari pour commencer une vie aventureuse. Elle emmène son fils, assurent certains. D'autres affirment que le père l'aurait repris. Toujours est-il qu'on la retrouve en 1920 à Joigny, tenant l'hôtel des Ducs de Bourgogne, quai de Paris. Un établissment qu'elle entend transformer en maison de jeu. Elle y donne des thés dansants tous les jours à 4h et exhibe un danseur siamois. Avec ce personnage exotique, elle parcourt les bois chaque matin à cherval. Mais elle s'endette en commandant des tapisseries d'Auxerres pour la décoration de sa salle de jeux. Qu'à cela ne tienne. Un comte, paraît-il régla les créanciers. Après son aventure de Joigny, elle aurait acheté le château de la Tuilerie, à Saint-Aubin. Avant de disparaître.
Puis
vient l'épisode de La Mailleraye. Avec un
mystère quant à la naissance de son
deuxième
enfant, ce bébé placé en
nourrice chez
un artisan du cru.
On prétendra que, contre 50.000 F, une sage-femme de
l'avenue
de
Clichy aurait procuré ce garçon à
Renée
Saffroy. D'autres
vous diront que son mari lui ayant repris son premier enfant,
elle
aurait omis de
déclarer le second, né
quelque temps après son départ, pour
empêcher M.
Moris de le lui reprendre aussi. Bref, rien de
précis.
Une instance en divorce avait été introduite en
tout cas
par son époux, mais il mourut accidentellement avant qu'il
ait
été
prononcé. Il serait décédé
en 1924 à
Cannes. Cannes où, d'un grand hôtel, elle partit
un jour
sans
payer une note de 14.000 francs. «Mais,
dira-t-elle plus tard
à son dernier procès, je laissais en gage pour
203.000
francs de vêtements et de fourrures ! A la vente,
répliquera le Président, on a atteint 1.400
F. Renée Saffroy ne se
démontera pas :
Vous vous
rendez compte, dira-t-elle, de ce que l'on perd dans les
ventes
publiques... »
Son mari enterré, Renée continua de mener une vie
d'expédients. Rentrée de La Mailleraye
à Paris,
elle fut arrêtée sur plainte d'un
bijoutier et
conduite à Saint-Lazare. Elle passa en correctionnelle et,
le 2
juillet 1922. s'entendit condamner pour abus de confiance à
quinze jours de prison et 1.100 francs de restitution.
Cette condamnation purgée, Renée
Saffroy eut la
chance d'attacher
à ses charmes le vieux Calmann Moser, directeur de la
Compagnie
des oreillers et couvertures des grands réseaux qui
n'hésita pas à rompre une union
légitime de plus de vingt années avec une
Autrichienne. Il ne divorça pas pour autant
La
liquidation de la communauté de M.
Calmann lui laissa de nombreux millions. En 1926, alors que le couple
réside 17, rue de Madrid, c'est
l'achat du château de la Guette, en Seine-et-Marne,
à un Anglais de l'île Maurice. Grâce aux
libéralités de Calmann, Renée
Saffroy monte une ferme modèle. La légende veut
qu'elle ait été inaugurée par le
ministre de l'Agriculture.
Photo : une réception au château de la Guette. Renée, empatée, est la seconde à partir de la gauche. Le petit garçon est le cadet des Guett's brothers.
Le 6 mars 1928, la grand-mère fortunée de Renée, Olympe-Céline Bare, décéde en son domicile parisien, 35, boulevard Voltaire.Un legs alla à l'Assitance publique avec l'assentiment de la veuve Moris, héritière réservataire.
A la fin de décembre 1928, Calman, Renée, ses deux fils et la gouvernante se rendirent à Montauban. Tout ce monde descendit à l'hôtel du Faisan et Renée entra dans la clinique d'une sage-femme. Quelques jours après, on se réunit autour du berceau d'une fillette. La petite Simone-Huguette-Micheline était née...
Le
3 juillet 1929 eut lieu au château de la Guette un gala de
bienfaisance au profit des artistes de l'Aisne et
présidé
par quatre ministres : ceux de la Guerre, de l'Instruction, du Travail,
des Travaux publics et de l'agriculture. La grande fête
artistique, animée par "les
vedettes de nos principaux théâtres",
était complétée par un gala hippique.
Ayant ouvert à Paris, boulevard Malesherbes, un magasin de
dégustation pour les produits du domaine, elle y
reçut fréquemment des personnalités du
monde du
théâtre et du music-hall comme Mistinguett, Henri
Varna, Oscar Dufrenne, Jacques Charles...
C'est à ce
monent que la marotte du théâtre s'empara d'elle
et
qu'elle fit monter sur scène ses enfants sous le nom de Guett's brothersdans
un numéro qui, s'attire les éloges de la presse.
Ils
montent à cheval à merveille, pratiquent la boxe,
le
chant, l'escrime, le lasso, le chant... Un certain Carlos est leur
maître de sport, Henri Varna leur mentor et Mlle Jackie, prix
de
beauté à Deauville, leur partenaire de danse
accrobatique. Après des débuts au Palace, les
Guett's
finissent l'année 1929 au Casino de Paris
derrière
Mistinguett.
Ayant
à sa disposition les millions de Calmann, Renée
voulut réaliser plus grandement son rêve de
music-hall et prit
option pour l'achat du Moulin-Rouge. Mais elle avait encore trop
présumé de ses ressources. Plus tard en
association
avec Pierre Meyer, elle voulut succéder à Abel
Tarride au
théâtre de l'Apollo.
Enfin, elle pensa présider aux destinées du
théâtre Daunou. Les
répétitions
commencèrent mais Renée Saffroy n'ayant
pas
honoré
ses engagements financiers dut renoncer une fois de plus.
Toutes ces fantaisies avaient considérablement
diminué la
fortune de Calmann. Le couple dut abandonner le somptueux
hôtel
qu'il habitait depuis le voyage à Montauban, au 93, avenue
Henri-Martin. Là auront défilé
nombre de vedettes en quête d'engagement.
Calmann mourut subitement le 20 janvier
1932. A 77 ans.
Ce décès intervint au château de
Beaugaillard,
près de Tours.
Ses chevaux de selle, son mobilier saisi, Renée Saffroy vit le château de La Guette venu à la barre du tribunal de Meaux. Mais l'aventurière, qui n'avait rien perdu de sa superbe, paraissait encore de temps à autre à l'Empire dans la loge directoriale. Elle anima une boîte de nuit du côté de Montmartre. Qui dura une semaine. Puis elle disparut. Jusqu'en août 1932...
La fausse romancièreSe disant romancière et auteur d'une pièce jouée alors à Paris, une certaine Claude d'Azil couvre en Afrique du Nord la Tournée des Villes, d'Or. D'abord pour la revue Comœdia puis pour le Journal de Paris. Lorsqu'elle est arrêtée à Alger. Deux chauffeurs de taxi ont porté plainte contre elle. Ils l'avaient conduite avec ses enfants, l'un de Bône à Alger, l'autre d'Alger à Oran avec retour. Elle n'avait pas payé. De même avait-elle filé à l'anglaise des hôtels où elle était descendue. Et c'est dans un établissement d'Alger, l'hôtel Valentin, qu'elle fut cueillie par deux inspecteurs le 15 août 1932.
Claude
d'Azil se dit âgée de 38 ans, native de Paris, et
elle cite les titres de ses romans, de ses pièces qui
existent bien. M ais son,
ou plutôt ses masques tombent. Elle n'est autre que la veuve
Moriss, née Renée Saffroy. Le tribunal
correctionnel d'Alger la condamne à trois mois de prison
qu'ellev a purger à la maison de Barberousse. Apprenant
cela, une
femme tombe des nues. C'est la vraie Claude Dazil, sans
apostrophe, pharmacienne
au 2 de la rue Pascal, à Paris, et qui découvre
cette histoire dans
la presse. D'autant qu'elle a fait ses études à
Alger...
Photo : la vraie Claude Dazil...
Pour Le Peuple, quotidien du syndicalisme, on a plutôt affaire "à une folle qu'à une aventurière". Un sentiment que partage la vraie Claude Dazil qui ne portera pas plainte. Mais l'affaire rebondit quand le juge d'instruction Mimard s'intéresse aux enfants de "Claude d'Azil". D'abord, elle fournit sur son existence des renseignements paraissant fantaisistes et qui contrôlés, sont reconnus exacts. Amie de très hautes personnalités politiques et littéraires qui l'ont reconnue, Renée Saffroy a bien disposé d'une très grosse fortune. Cest ainsi qu'elle a vendu le château de la Guette au baron Edouard de Rothschild pour 1.800.000 francs. Si l'on remonte plus loin, elle disposait, à la fin de 1914, de deux millions sur un compte de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Il n'en reste pas 1.000 F après des pertes en Bourse et un train de vie trop fastueux...
Ceci établi, le
juge voulut connaître la filiation des deux enfants
accompagnant
Claude d'Azil. On vérifia que l'aîné,
âgé de quatorze ans, était un enfant
naturel
reconnu par la suite et dont on lui avait confié la garde.
En ce
qui concerne le second, ce n'est qu'après bien des
réticences que Renée
Saffroy
reconnut l'avoir volé à l'hôpital
Lariboisière au lendemain de sa naissance. On ne
sait
encore grâce à quelles complicités elle
parvint
à s'emparer de cet enfant, qui est âgé
de huit ans,
et lui témoigne un très grande affection.
Mais quelle est sa véritable mère? C'est ce que
veut découvrir le juge d'instruction qui a
inculpé Renée
Saffroy de
détournement d'enfant. Les premiers renseignements
reçus de France sur Renée
Saffroy sont
excellents. Riche et très bonne, elle a fait
beaucoup de bien autour d'elle.
La photo de gauche représente les deux fils de Renée Saffroy au château de la Guette. A droite ses deux enfants adoptifs, René Lamanach et Simone Fruitet.
"Le premier serait bien
à elle, avance l'Echo d'Alger sans lui donner de
prénom. Il est,
dit-on, de M.
Moriss-Sigault. Ajoutons qu'à la suite de cette naissance,
elle
subit une opération qui lui ôtait l'espoir d'une
maternité nouvelle." De son côté, Paris-Soir
prétend que
le
père de l'aîné est un certain "M. de B..., haute personnalité
parisienne" qui refusa d'endosser cette
paternité.
"Le troisième, Guy, cadet des « Guett's », serait né à l'hôpital Lariboisière." Pour Paris-Soir, c'est invraisemblable. En revanche, avance le quotidien vespéral, un trafic avec une sage-femme de Montmartre, Mme F., de la rue Pigalle, est fort probable.
"Le quatrième enfant de l'aventurière serait enfin une fillette, Simone, née il y a trois ou quatre ans. Renée Saffroy, avec la complicité d'une sage-femme de la rue de Clignancourt, aurait dérobé cette fillette à Montauban." Et là, Paris-Soir valide cette piste.
Mais, on le voit la presse patauge et s'égare en confondant les prénoms. Et surtout, il y a un enfant de trop !
L'enquête progresse...
Trois jours plus
tard, l'Echo
d'Alger
revoit sa copie car il est parvenu a interviewer
l'aîné des enfants, Roger Fabien Moris,
15 ans, qui confirme être le seul enfant véritable
de
Renée. Le second s'appelle René Guy Lamanach. "Je sais qu'il n'est pas mon
frère, mais lui l'ignore..." Quant
à la petite Simone Huguette Michelin,
révèle le gamin, elle est née le 30
décembre 1928 à la clinique de Montauban d'une
demoiselle
Fruitet. Les raisons de cet abandon lui échappent. Mais il
sait qu'elle vit
à présent dans un village du
Tarn-et-Garonne.
Les "enfants" de Renée Saffroy furent placés à l'Assistance d'Alger en attendant un dénouement.
Le
21 novembre, le demi-frère de
Renée Saffroy, aveugle depuis ses 7 ans, mais
brosseur de profession, adresse une lettre au juge d'instuction. En
1921, accuse-t-il, sa sœur était bien enceinte.
Elle était
alors
l'amie du fils d'un fabriquant de baraques foraines, une entreprise
fondée en 1863 et
qui, de Madeleine à Bastille, louait chaque fin
d'année ses cabanons au commerçants.
Qu'est devenu cet enfant ? Eugène Saffroy ne le sait. Mais
il
affirme que la
même année 1921, durant
l'été, sa sœur
acheta le petit Guy à l'hôpital
Lariboisière
à une femme nommée Jeanne Lamanach,
décédée depuis. Un sage-femme,
assure-t-il,
reçut au passage 60.000F. Le petit Guy ayant
été
présenté par Renée à sa
riche
grand-mère, cette dernière modifia les clauses de
son
testament en sa faveur. Reste
qu'à l'hôpital Lariboisière, archives
à
l'appui, on jugea
cette
histoire totalement fantaisiste. Le demi-frère ajoute encore
que
pour séduire Calmann, Renée usa du même
stratagème en allant simuler un accouchement à
Montauban.
Depuis onze ans maintenant, Eugène Saffroy était
en
procès avec sa demi-sœur à propos de la
succession
familiale...
A Alger, Renée Saffroy fit appel de sa condamnation pour filouterie. Les chauffeurs ayant été réglés, ils retirèrent leur plainte. Mais elle fut poursuivie pour enlèvement d'enfants. Le 30 novembre 1932, l'enquête progresse. On sait maintenant que René Lamanach est né, non pas à Lariboisière, mais au domicile de sa mère, Françoise Lamanach, le 24 septembre 1921, 268 de la rue Marcadet, dans le 18e arrondissement. La mère est une Bretonne de 19 ans, née le 18 décembre 1903 à Lorient. La piste de l'hôpital Lariboisière, lancée par Renée elle-même, est donc purement fantaisiste. Il se situe dans le 10e arrondissement. Pas de Lamanach dans les tables décennales. Mais curieusement, pas de Lamanach non plus dans le 18e.
En avril 1922, deux plaintes pour disparition d'enfants avaient été portées à Paris. Au cours de l'enquête, une lettre anonyme était parvenue à la police, l'informant que Renée Saffroy cherchait à se procurer un enfant moyennant 60.000F. L'enquête menée alors avait confirmé les agissements de Renée, aidée en cela par une sage-femme nommée Constant, née Sarbezole. Soiz Lamanach avait donné son nouveau né avec ce mot : "J'abandonne volontairement mon enfant." Pour mystifier son compagnon d'alors, Renée serait aller "accoucher" chez Mme Constant. Celle-ci proteste de son innocence et indique qu'elle habitait simplement le même immeuble que Renée. Cette dernière lui avait par ailleurs emprunté de l'argent qui lui fut normalement restitué.
L'affaire, conclura l'Echo d'Alger, fut donc éclaircie après trois mois d'enquête. Un non-lieu intervint le 30 novembre 1932. Dès le lendemain, Renée Saffroy quittait l'Algérie.
Sa demie-sœur devient meurtrièreLe 8 mars 1933, Renée apprend la nouvelle. Sa demi-sœur, Germaine Huot, celle qui collectionnait les amants et parmi eux le duc de Bavière, venait d'abattre d'un coup de révolver le préfet des Bouches-du-Rhône, son amant venu la visiter.
Son riche compagnon étant mort, attirée par les châteaux et les titres à particule, Renée Saffroy ne désespérait pas d'épouser un noble, fut-il sénile. Pour parvenir à ses fins, elle se fit aider d'un complice.En juillet 1933. Se disant toujours propriétaire du château de la Guette, la veuve Moris s'attache les services d'un chauffeur de taxi, M. Bourdeau. Direction la Dordogne où dit-elle, elle a l'intention d'acheter le château de Neuvic-sur-l'Isle. La randonnée dura un mois. Un mois durant lequel, très souvent, la châtelaine prétextait avoir oublié son sac et demandait à son chauffeur de régler les notes.
Et elle devient marquise !Cet
homme avait pour ascendant un héros de la Pologne qui
s'était illustré
en traversant le pays pour aller sus au Russes. Il s'était
réfugié à
Paris dans les années 1830 avec ses cinq enfants. Le marquis
Henri-Louis
Rola de Rozycki finissait ses jours à l'hospice d'Ivry,
recevant des visites, sortant librement.
Un beau
jour, un de ses amis lui parle d'une femme encore jeune, Mme Moriss,
fort riche et mère de deux enfants. Elle cherchait, dit-il,
à se
marier, à condition que son mari fut titré et
voulut bien reconnaître
ses fils. L'aventurière — c'était
Renée Saffroy — déploya tous ses
talents de séduction, expliquant qu'elle était
d'une excellente
famille, mais n'oubliant pas surtout d'ajouter qu'elle
reconnaîtrait à
son époux une somme de 400.000 francs.
Quant au marquis, il fit
sonner ses titres de noblesse, montra d'authentiques parchemins et se
montra fort aimable envers les enfants qui lui furent
présentés :
— Je les considère déjà
comme mes propres fils, dit-il.
Un
ami de Renée Saffroy, se disant comte Etienne de Grosclaude
de Posen, rédigea
sur-le-champ un acte sous seing privé constatant les apports
des deux
partis.
Rendez-vous fut pris pour la chapelle du château de Dijon,
que l'aventurière affirmait être sa
propriété et qu'elle allait
sur-le-champ mettre en état pour la
cérémonie matrimoniale.
En
réalité, elle habitait plus modestement
l'hôtel Nollet, rue Nollet, et
le marquis n'entendit plus parler de rien jusqu'au jour où
— c'était au
mois d'août — elle écrivit à
ses représentants parisiens de hâter
l'affaire.
— Je suis à Neuvic, disait-elle. Envoyez le
marquis. Tout est prêt pour le mariage.
Et quelques jours plus tard, une somptueuse automobile emmenait le
marquis dans le château de sa fiancée. Il y avait
son
entrée en trompant la confiance d'une Ecossaise qui en avait
la
garde. Neuvic appartenait à un Américain qui
avait
regagné son pays.
Réception,
dîners, visites au notaire et aux fermiers, etc... Une
brillante
assistance applaudit le 16 septembre 1933, à
Neuvic-sur-l'Isle, au mariage de Mme veuve Moris et
du
marquis de Rozycki.
Bien
entendu, nantie du titre de marquise, l'ex-Mme Moriss ne manqua pas de
se lancer dans de somptueuses dépenses... dont elle ne paya
pas le
premier sou. Le tribunal de Ribérac fut saisi qui ordonna
l'expulsion de la marquise. Celle-ci fit appel à Bordeaux.
Et
jeta son dévolu sur le château de
Parenchère,
à Ligueux, appartenant à M. Rapinol. Arguant
d'une
immense fortune, elle entra en possession de cette nouvelle acquisition
le 1er octobre 1933. Elle y commanda un cheptel qui ne fut jamais
payé.
"La marquise et ses enfants sur la Côte-d'Azur..." légende le Petit-Parisien.
A cette époque, la marquise ne cachait pas ses liens familiaux avec Germaine d'Anglemont. L'assassinat du préfet, confiait-elle, avait des raisons politiques. Elle rappelait aussi avoir connu Oscar Dufrenne, le directeur du Palace, qui venait d'être lui aussi assassiné. On avait découvert son corps à demi-nu, le crâne fracassé, enroulé dans le tapis de son bureau. L'enquête, menée dans la communauté homosexuelle, ne donna rien. Enfin la marquise se disait en relation d'affaires avec Varna, l'associé de Dufrenne.
Et puis un beau jour, elle disparut, portant sur une autre région de la France, sa redoutable activité. Quant au pauvre marquis, i1 fut abandonné sans argent ni papiers devant un bock impayé au buffet de la gare d'Orsay. Après avoir vendu son alliance à un bijoutier de la rue de la Gaîté, il réussit à gagner la Flèche...
Le 17 février 1934, route de Sévigné, à La Flèche, Félix Rola de Rozycki découvre couché dans un fossé, à proximité de son château, son propre frère. Le malheureux, dans un état de dénuement complet, peut raconter son odyssée. Malade, sans ressources, âgé de 62 ans, le pauvre marquis sera interné à l'asile de Stéphansfeld, dans le Bas-Rhin. Et son frère entend obtenir réparation :
— On a, dit-il, enlevé Henri-Louis par force. On lui a volé tous ses papiers : livret militaire, carte d'électeur, titres nobiliaires. On lui a fait signer une reconnaissance de dette de 250.000 francs. On a enfin obtenu sa signature au bas d'un contrat de mariage avec une aventurière. On a abusé de son état de faiblesse mentale.
Telle ne sera pas la version du fils aîné de la marquise. Pour lui, un jour de janvier 1934, Rosycki s'était subitement absenté, prétextant une course urgente. Il avait donné rendez-vous à sa femme à Orsay. On ne le revit jamais. Roger Moris a sa version : il aura été enlevé par la famille... de Calmann-Moser.
En attendant, on
inculpe un comparse qui servit
d'intermédiaire
pour la « pêche » au marquis. Le
cinéaste Guldo Pedroli, bien entendu,
proteste de sa bonne foi et de la pureté de ses
intentions, arguant
qu'il n'a retiré de son intervention aucun avantage
pécuniaire. En revanche, le prétendu
comte de Grosclaude a bien reçu du marquis une
reconnaissance de dette de 40.000 francs pour
rémunération de ses
bons offices et de la marquise
une traite de la même somme.
Un peu plus tard, Grosclaude fit la
connaissance d'une jeune fille d'excellente famille, Mlle D...,
à qui
il se présenta comme homme de lettres, nanti d'une
honnête aisance, et
qu'il demanda en mariage. Mais il en profita pour faire
étalage de
sa traite et de sa reconnaissance et réussit à se
faire remettre par la
jeune fille, à titre d'avances, une somme de 12.000 francs
environ.
Bientôt. Mlle D... dut reconnaître qu'elle avait
été bernée. Elle se
décida enfin à porter plainte, se rencontrant
ainsi avec un homme
d'affaire qui. chargé de recouvrer,1a fausse traite, avait,
lui aussi,
avancé au comte 4.000 francs.
Et
tandis que la marquise fond vers d'autres horizons, on juge enfin sa
demi-sœur aux assises de la Seine. Là, Germaine
Huot
confirme. Née le 6 novembre 1888, elle est une
enfant
naturelle non reconnue par son père, M.
Saffroy, mais
protégée par lui. "Il vous prend chez lui quand il
le peut, rappelle le président, vous êtes
placée quand il ne le peut".
Ainsi fut-elle accueillie par des religieuses. Puis débuta
la
carrière galante avec la première auto
à 15 ans,
un hôtel particulier... La liste de ses amants est
impressionnante. Jules Berny, directeur du théâtre
des
Mathurins, l'initie aux coulisses, Hirni Lillaz aux
amitiés mondaines. Un riche Hollandais, Van Hoochout lui
succède, puis Jose del Carril, des avocats, le duc
François-Joseph de Bavière, frère de
la reine des
Belges, qui l'emmène un temps en son pays, tout comme
l'Argentin
qui suit, puis c'est le comte polonais Medzienski, un prince persan,
l'aga Khan, un millionnaire chilien, un prince indien, un diplomate
serbe, le comte Wielzyuski, sans oublier Gabriel Astruc à la
tête duquel elle lança une statuette de la vierge,
enfin
un député des Vosges, Camille Picard, qui se
disputa la
galante avec Jean Causeret, alors chef de cabinet du
Ministère
de l'Agriculture. Il y eut enfin dix ans de liaison avec un Yougoslave,
Markouwich. Et Germaine renoua avec Causeret devenu
préfet. On le voit, les filles Saffroy ont des
tendances au
collectionnisme. La mort de son amant ? Germaine Huot plaidera un geste
involontaire en manipulant son arme au cours d'une dispute. Elle en
sera quitte pour deux ans avec sursis.
Le 7 mai 1934, la marquise est arrêtée pour escroquerie à Biarritz. Puis relachée faute de preuves. Le 7 juin, elle est appréhendée cette fois à Bayonne, dans un hôtel de la rue Thiers. Le 3 août, le tribunal correctionnel la condamne à séjourner deux mois à la villa Chagrin. Ainsi se nomme la prison, un lieu fréquenté par les complices de Stavisky. D'ailleurs, on pense que la marquise est mêlée à l'affaire du même nom. De plus, on a trouvé dans son sac une carte de visite de Kelemen, l'assassin du roi de Yougoslavie. Alors les imaginations suintent. Ayant déjà purgé sa peine, la marquise quitte le Pays basque pour la Normandie...
En août 1934, une
somptueuse Hispano stoppe devant un hôtel
d'Orbec, dans le Calvados. Toison rousse, béret de voyage,
une élégante voyageuse
en descend,
suivie de deux jeunes gens. Elle déclare à
l'hôtelier arriver de Meulles où elle va
acquérir pour
deux millions et demi le
château de Montfort.
Les meilleures chambres sont mises à la disposition de ces
riches
voyageurs. A l'office, le chauffeur convié à
prendre
l'apéritif confie que sa maîtresse
est la
comtesse de Sommery, accompagnée de ses deux
enfants. Il est à leur service depuis deux jours... Seul un
client, étonné de l'absence de bijoux chez cette
fameuse
comtesse, établit dans son coin un parallèle avec
certaine aventurière aperçue dans la presse. Mais
qui
écoutera cet affabulateur...
Le lendemain, la marquise annonce ses fiançailles prochaines
avec le duc de Montmorency, retenu à Deauville. Bien entend,
on
fêtera cela à l'auberge. De même que le
permis de
chasse de son fils aîné. En attendant, un notaire
est
invité
à une table copieuse. Puis, la
comtesse se présente comme la nouvelle
propriétaire au personnel du
château de Montfort. Ayant emprunté des draps
à
l'auberge, nos
néo-châtelains
passent la nuit sur place.
Quelques jours plus tard, le notaire devait annoncer à Orbec
que
la châtelaine était inconnue aux
différentes
adresses parisiennes qu'elle avait données.
Après avoir lancé diverses
invitations en
vue de pendre la crémaillère, la comtesse de
Sommery
s'était enfuie
avec chauffeur et enfants. Et l'on apprit qu'elle n'était
autre
que la
marquise Rola de Rozycki, alias Renée Saffroy. Celle qui, on
ne
sait quand, fit inaugurer venir un ministre
à Deauville pour
inaugurer le salon de thé qu'elle avait financé.
Des
salons de thé, elle en aurait ouvert partout...
Soit par crainte du
ridicule, soit par
pitié, nombre de victimes de Renée Saffroy ne
porteront pas plainte. C'est le cas de Mme Douard.
Dans la région de
Guéméné-Penfao et de Messac, on la
surnomme la bonne hôtesse. Jamais titre ne fut mieux
justifié. Douce, modeste, charitable, Mme Douard a
conservé à l'Hôtellerie de l'Union les
bonnes traditions de l'hospitalité française de
jadis...
Un soir d'été 1934, une superbe Talbot
s'arrêtait devant
l'Hôtel de l'Union. Une dame altière, d'une
souveraine majesté, descendit de la voiture. Elle
était accompagnée de deux messieurs, dont l'un
jouait le rôle du mari, atteint de surdité, et
l'autre, celui de régisseur. Sur le registre de
l'établissement Douard, la voyageuse signa du nom de Mme
Harmant. Elle devait rester seulement deux jours. Trouvant la cuisine
bonne, le pays joli, les gens affables, Mme Harmant demeura pendant six
mois à Beslé. Elle poussa le sans-gêne
jusqu'à faire venir à l'Hôtel de
l'Union deux autres personnes de sa famille.
A Beslé, on suivait avec une curiosité
respectueuse le va-et-vient de l'étrangère. ̃« C'est une comtesse
», murmurait-on. Mme Harmant allait deux fois
par semaine à Nantes. Du moins, elle le
déclarait. Le reste de son temps était
occupé par de joyeuses parties au bord de la Vilaine, dans
les délicieuses cités des alentours, et surtout
en forêt du Gâvre. Elle stationnait souvent, et
longuement devant le pavillon de chasse qui
s'élève à la jonction de plusieurs
magnifiques allées forestières, à 6
kilomètres de Blain.
Mme Harmant, qui aimait beaucoup les chevaux, rêvait
d'être invitée à une de ces chasses
à courre, organisées de temps à autre
au Gâvre. Quelle belle amazône elle eût
fait dans le fracas des sonneries de cor, au milieu des hurlements de
la meute déchaînée, elle aurait,
à la suite des châtelaines des environs, poursuivi
le cerf, et assisté, telle une Diane de légende,
à l'hallali.
Quand l'hôtelière, inquiète,
réclamait son dû, Mme Harmant lui montrait des
lettres de notaire, alourdies d'impressionnants cachets, et dans
lesquelles on parlait d'un fabuleux héritage.
Mais, cet héritage était discuté par
des « chicaniers ». Il fallait, pour le toucher,
attendre la fin des procès en cours. Mme Douard.
à demi-rassurée, n'insistait pas trop, et
consentait même des avances à sa cliente.
C'était toujours Mme Harmant qui s'occupait des finances et
des affaires. Le soi-disant mari avait beau improviser avec sa main un
cornet acoustique devant son oreille lorsqu'on lui adressait la parole,
il ne parvenait point à saisir un seul mot de tout ce qu'on
lui disait. Surdité plus simulée que
réelle, bien entendu. Si la « comtesse »
et son entourage savaient apprécier les
spécialités de l'Hôtel de l'Union, ils
ne faisaient point d'orgies de boissons. Mme Harmant avait une
conversation distinguée.
La tribu disparut après la réception d'un message
qui devait contenir de bien mauvaises. nouvelles. Depuis ce
départ précipité, Mme Douard attend le
règlement des dépenses faites à
l'hôtellerie par la « comtesse » et le
remboursement des avances consenties. La note atteint 35.000 francs
Inutile d'ajouter que la propriétaire de l'Union ne garde
plus beaucoup d'espoir d'être
remboursée.
Difficile à suivre, Renée Saffroy, tant elle écume la France en tous sens avec ses fils. Après la Normandie, un chemisier parisien dit avoir refusé une grosse commande de sa part. 18. 000F Puis on la localise deux mois dans un hôtel de La Panne. En ville, elle tente d'acheter le cabaret de Mme Orloff. En vain. De Belgique, elle excursionne au Touquet, à Boulogne où elle marchande un calice et un chapelet de grande valeur pour obtenir d'un marchand un prêt. Elle louche aussi sur l'hôtel Princesse, fermé depuis trois ans. Puis elle fuit à Calais, à Malo-les-Bains où elle essaye de réunir des fonds pour monter un café montmatrois, à Dunkerque. Retour à La Panne avec pour projet le rachat d'une pension de famille. Le 16 septembre, venant d'Ostende, la voilà à la foire de Lille. La voilà à Beudry-lès-Orchies, près de Douai, où elle escroque le titre de propriété du cottage du Hennoy, château de M. Delecroix-Montaigne. Les fournisseurs, les vendeurs d'auto se pressent auprès d'elle. De là, elle revient à Lille où elle tente d'acheter la brasserie Faidherve. Qui n'est pas à vendre. Puis le bar du Raxy, qui lui l'est. Alors elle entame l'acquisition. Sans bourse délier, bien entendu. Quand elle est reconnue grâce à un article de presse, on la convoque au commissariat de Lille. Mais aucune plainte n'est encore déposée. Aussitôt, la marquise quitte le Nord avec ses deux fils dans un compartiment de troisième classe...
La voilà dans un hôtel de Woerth sous le nom de Mme Maurice de Rolla. On la voit à Strasbourg où elle négocie l'achat du café de France, place Kléber. On la voit à Hagueneau, où elle engage l'acquiisition du chàteau de Frœschwiller, ancienne propriété des comtes de Durckheim-Montmartin. Elle effectue ses déplacements grâce à la voiture de l'hotellier de Woerth. Mais voilà qu'il lui présente la note. "Demain", assure-t-elle. Puis elle se fait conduire à Hagueneau avec ses fils et, chemin faisant, s'arrête à Reischoffen. Le chauffeur l'attend toujours...
Nous sommes fin
septembre
1934. On la voit encore,
affublée d'un œil au beurre noir, dans les agences
de
Belfort. De là, elle visite à Giromagny le
château
de Mont-Jean avec l'intention d'y faire soigner son cadet malade. Elle
disparaît encore quand le notaire réclame une
avance,
déclarant à qui veut bien l'entendre que, puisque
c'est
comme ça, elle mettra dix millions dans le château
de
Villersexel, en Haute-Saône...
1er octobre 1934. Un notaire de Dijon est approché par la marquise. Elle est intéressée par le château de Clervans, à Chamblay, ayant appartenu à un banquier égyptien, Émine Karam, dit Karam Pacha. Le domaine est à présent propriété du tabelion. La marquise est flanquée comme à son habitude de ses deux fils. En grignotant un sandwich, elle visite le domaine en connaisseuse. Elle voudrait refaire ici comme à la Guette, cette ferme-modèle dont était si jaloux le baron de Roschild. Pour l'acheter, elle dispose des six millions de francs laissés par son ancien compagnon et qui restent enfermés dans un coffre en Egypte...
Le
lendemain, l'affaire était conclue pour trois millions et
demi
de francs. Sans attendre le versement, elle se rendit au
château, annonça au régisseur qu'elle
venait d'acquérir le domaine et que le notaire viendrait
prochainement régulariser la situation. Renée
porte
toujours au visage des traces de contusion. Elle explique qu'elle a eu
un accident en Alsace et, que si elle n'a pas d'effets avec elle, c'est
qu'elle a dû laisser ses malles sur place en attendant les
expertises des agents d'assurance...
Nourrie et habillée par son régisseur, la
marquise fait procéder aussitôt à des
travaux d'envergure. Des entrepreneurs sont mandés et
commencent à transformer la cinquantaine de
pièces.
Des meubles de prix sont livrés par les
commerçants de la région, le tout à
crédit. La marquise prend à son service un
tailleur d'Arbois qui lui confectionne des costumes de sport masculins
et habille de bleu-roi la douzaine d'employés qui viennent
d'être recrutés. Ainsi voit-on la
marquise déambuler en homme et fumer du tabac à
crédit. A crédit aussi est la belle auto qu'elle
conduit souvent elle-même pour parcourir la
région. Et c'est sur le même mode de paiement
qu'elle
commande douze salles de bain, cinquante vaches, des flacons de parfum
à gogo. "Quand
on est pas belle, faut bien s'arranger..." Elle loue aussi
des locaux à Dijon.
Notamment pour y créer un salon de couture voué
à
l'exportation vers l'Egypte.
Des invitations furent lancées, la meilleure société de la région accourut. On donna des diners, des fêtes pour lesquelles des camions de victuailles, de vaisselle furent apportées par les fournisseurs, trop heureux d'être agréables à une aussi grande dame. Il avait été spécifié que les factures seraient réglées deux fois par an. Mais on avait confiance.
Dès la fin
du mois d'octobre, des
rumeurs commencèrent à courir dans la
contrée sur les antécédents
fâcheux de la noble dame. Les fournisseurs
s'inquiétèrent à leur tour. A tel
point que, le 31 octobre, la marquise de Rolla déclarait
avec la meilleure grâce du monde aux créanciers
qui l'assiégeaient nous allons nous rendre a
Genève où je possède un compte en
banque.
La marquise, les deux jeunes gens, l'amie de Mme de Rolla, le garagiste
vendeur de la voiture de luxe, un autre garagiste vendeur
éventuel d'une autre voiture s'en furent à
Grenève. Conciliabules multiples dans le voisinage du pont
du Mont-Blanc avec un soi-disant banquier, promesses de celui-ci,
négociations, autre visite, celle-là dans un
établissement de crédit en vue d'un
prêt. Résultat : point d'argent, A.
défaut d'espèces sonnantes, le vendeur de la
première voiture reprit son véhicule. Les gens du
Jura rentrèrent à Chamblay. Cependant, la
marquise, qui s'était d'abord refusée a les
suivre, les rejoignit un peu plus tard en taxi à la
frontière. Ben enfant, le garagiste lui offrit une place,
mais la châtelaine se fit descendre à Champagnol
où elle disparut.
Puis on retrouva sa trace à la gare d'Andelot à
22 heures, elle arriva en automobile avec les deux jeunes gens au tout
dernier moment et s'engouffra dans le rapide Vallorbe-Paris, sans
passer au guichet, hien entendu.
Cependant, a
Chamblay, ce fut la
stupéfaction. Les vendeurs vinrent rechercher les objets
vendus le marchand de meubles. le parfumeur, le marchand de confections
reprirent leurs biens. Les autres, M. Gros, directeur de
l'exploitation, le
marchand de tabac et quelques braves gens, pleurent aujourd'hui la
perte de leurs économies, la perte du fruit de leur labeur.
Dès que la fuite fut connue les commerçants
volés déposèrent des plaintes qui
affluèrent au parquet de Dôle. Un mandat
d'arrêt fut lancé
Toujours dans l'Isère, la marquise laisse le souvenir d'une note impayée dans une auberge de Saint-Laurent-de-Mûre. Chaque jour, elle rendait visite aux notaires de Lyon, en quête de châteaux à vendre. Elle fut ainsi en pourparlers pour deux domaines, l'un à Meximieux, dans l'Ain. L'autre, appelé la Barolière, à Limonest, dans le Rhône. Elle les visita. Et signa d'eux gros chèques. Mais, ajouta-t-elle, il ne faudra pas les encaisser immédiatement, car je n'ai pas de provision en ce moment. Toute ma fortune est dans mon coffre-fort à Alexandrie. C'est moi qui en ait la seule clé car il n'existe aucun double. Je dois retourner en Egypte pour dégager cet argent. Après, tout sera payé.
La région lyonnaise n'oubliera pas de si tôt la marquise. Les plaintes affluent. C'est une commerçante qui lui a prêté en plusieurs versements quelque 8.000 F sous divers prétextes, un grand hôtel de la place Bellecour victime de 1.000 F d'impayé.
19
novembre 1934. Renée Saffroy est
dans un hôtel de Chalamont, dans l'Ain. Au moment de son
arrestation, elle revient de Lyon, en taxi, où elle a
tenté d'acheter le château de Richemont,
près
de Priay. Elle n'a que 30 centimes en poche. Le chauffeur
réclame son dû, l'hôtellier en fait de
même. C'est ainsi que les gendarmes arrivent et conduisent
l'aventurière à Trévoux.
Là, les deux fils de la marquise sont confiés
à la
mairie qui réquisitionne pour eux une chambre
d'hôtel.
Quand les gendarmes s'y rendent pour les interroger, ceux-ci se sont
enfuis, sans sous ni maille. A pied, ils se rendent à Bourg
où ils
sollicitent l'hospitalité d'un marchand
de volailles, ancien fournisseur de
la châtelaine, au temps où, dans la
capitale de la France, elle tenait
elle-même un commerce où se vendaient
des poulardes de Bresse. Il y a cinq ou six ans, la
châtelaine venait très souvent à Bourg
dans une splendide autot pilotée par un chauffeur en
livrée. La voiture avait dans son sillage une
deuxième voiture aussi luxueuse où prenaient
place ses deux fils et leurs domestiques. Elle était, nous assure-t-on, en
relations d'affaires
très suivies avec le coquetier
précédemment cité. Et celui-ci eut la
chance d'être toujours réglé
séance tenante par la riche châtelaine qui
posséda, dit-on, à une époque
lointaine une fortune de 10 millions qui
s'envolèrent on ne sait trop comment. On nous assure
même qu'à cette
époque de sa venue à Bourg, la
châtelaine avait engagé des pouparlers
avec le marchand de volailles en question pour l'achat de son fonds de
commerce. On ne seait trop pour quel motif la conversation à
cet effet
n'eut point de suite.
Après s'être restaurés chez le coquetier, les deux fugitifs continuèrent leur route grâce à la complaisance d'un automobiliste de passage et c'est alors qu'ils se réfugièrent au pays de la moutarde. Quant à la marquise, elle fut conduite à la prison de Lyon. C'est alors que le Journal de Rouen sort les aventures de la marquise à La Mailleraye. Le premier voyage pour acheter une maison. "Une chaumière dans un champ qui, pour la beauté de la chose, devait être planté de pommiers", estime le grand quotidien normand qui raconte la brouille dans le ménage, l'installation du jeune homme à La Mailleraye, l'arrivée de Renée en 1922 et la laiterie des Anges.
Mais alors que la marquise défraye la chronique, incarcée à Lyon, et qu'un célèbre homme de lettres, un autre de théâtre sont cités parmi ses anciens amants, voilà qu'un vieux duc affirme avoir été approché par l'aventurière sans en préciser la date. Célibataire, bientôt octogénaire, celui-ci avait songé à se marier. C'est alors qu'un ami lui parla de la veuve Moris. "Je ne fis pas d'objection, d'autant que les Saffroy, parents de mes amis de Gatines, étaient d'excellente famille." Renée fit part au duc d'un héritage de 14 millions de francs qui devait bientôt lui revenir. Puis elle invita l'aristrocrate dans une maison de Toulon. Mais là, le duc ne tarda pas à apprendre que M. Moris était mort après guerre, miné de chagrin par les frasques de son épouse. Il renonça. Renée s'entêta, fit témoigner un avocat sur sa prétendue fortune léguée par un industriel dont elle avait été la maîtresse. Hélas, pour elle, la couronne ducale lui échappa. Elle dut se contenter d'un marquisat.
Le témoignage des enfantsLeur
mère arrêtée, la question de placer les
enfants de
Renée à l'Assistance fut de nouveau
posée. Ils
gardaient un mauvais souvenir de leur expérience
algérienne. En novembre 1934, le cadet était pris
en
charge par l'ancienne gouvernante de Chamblay, à devenue
serveuse dans un restaurant de Dijon. L'aîné, lui,
travaillait dans un cinéma de la même ville. Pour
lui, les
projets de sa mère à Chamblay étaient
en passe de
réussir car elle attendait un concours financier. Sur place,
on
semble presque regretter que cette femme, qui manifestement avait la
bosse de l'agriculture, ait échoué dans ses
entreprises.
Un journaliste du Petit-Parisien
parvient à rencontrer les deux fils de la marquise. Simone,
la
petite fille, n'est plus à leur côté.
On ne sait
trop ce qu'elle devient au fil des pérégrinations
de la
marquise. L'aîné crie au complot et accuse une
personnalité d'avoir mis sa mère sur la paille
pour la
contraindre à vendre la Guette. Roger aurait aimé
porter
les armes et ne désespère pas d'entrer dans la
cavalerie.
"Mon
grand-père maternel était le
général de
Boisdeffre, ancien chef d'état-major
général de
l'armée. Le nom d'un de mes aïeux, le baron Pouget,
est
inscrit sur l'Arc de Triomphe. Plusieurs de mes oncles ont
été colonels..." Roger
Moris
divague ? A priori, son grand-père maternel était
l'inventeur du porte-monnaie à boules, Pierre Ernest Saffroy
et
non pas le général Raoul Le Mouton de Boisdeffre,
cité dans l'affaire Dreyfus et mort en 1919.
En revanche, Roger Moris à raison de citer le baron Pouget.
Il
figure bien du côté de ses ascendants paternels.
François René Cailloux, dit Pouget, fils du
chirurgien
ordinaire du roi de Pologne, né en 1767 à
Haroué,
Meurthe-et-Moselle, fit ses premières armes sous la
Révolution puis termina les campagnes
napoléoniennes avec
le grade de général. Les Moris sont ses
descendants
directs.
Le 9 janvier 1935, Roger Moris était toujours contrôleur au cinéma, soutenant à la presse que la progéniture de la marquise est bien sienne. Elle avait choisi Rozyncski pour donner un même nom à ses trois enfants. Le contrat passé devant notaire spécifiait que le marquis adoptait Roger Fabien, légitimait René Guy et reconnaissait Simone. Pourquoi un aristocrate ? "Elle a voulu effacer le caractère roturier mais récent de la famille. Elle était en effet la petite-fille du marquis de Tencin, membre de la haute société de l'Isère." Encore une vue de l'esprit. La généalogie de Renée Saffroy s'établit comme suit. Père et mère : Pierre Ernest Saffroy et Louise Léontine Guyot. Grands-parents paternels : Pierre Ernest Saffroy et Olympe Céline Baré. Grands-parents maternels : Louis Hippolyte Guyot et Louis Félicie Taillat. Pas de général, pas de marquis...
Le temps des procès"L'étonnante
marquise de Rolla de
Rozynscki
a fait toilette, ce matin, pour comparaître devant les juges
correctionnels. Elle a réussi une remarquable symphonie
brune.
Seuls ses cheveux, jadis dorés, sont hélas !
passés, très passés."
Nous sommes en
juin 1935 à Dôle et c'est Me Paul Fayaud qui
assume la tache redoutable de défendre Renée
Saffray,
veuve Moriss et authentique marquise. Son adversaire est M. Mougne,
procureur de la République et l'arbitre est de M. de Faget
de Casteljau,
président, assisté de MM. Prost et Sourdy, juges.
Echos...
— J'ai eu trois enfants, clâmera Renée
Saffroy au sujet de sa mystérieuse progéniture.
Et malgré tout ce qu'on a prétendu, ce sont bien
les miens !
Et c'est ensuite une incursion difficile au passé de la
tendre
marquise qui ne se souvient plus de l'année exacte de la
mort de
son mari. A propos de Calmann Moser, le président
lui dit :
— Votre amant d'alors était très riche,
n'est-ce pas ? Vous lui avez mangé trente millions.
— Oui, mais on m'en a offert beaucoup plus : cent millions.
Et on m'en offre encore actuellement.
D'ailleurs,
Renée jure qu'elle paiera
tout ce qu'on lui demandera de payer. Avec l'héritage de sa
grand-mère, de son père, de son mari. Avec son
compte en Suisse qui n'a pourtant que 10F. Avec son trésor
en Egypte dont elle refuse de dire l'emplacement. "Des gens guettent ces millions
pour s'en emparer..."
Il y eut d'étranges réparties au cours du procès :
— Ma
cliente sait faire vêler
les vaches ! lance un moment l'avocat.
— Elle sait surtout traire les hommes, réplique
madroitement M. Mougne, procureur de la
République...
Il y eut d'autres saillies cocasses. "Mon vieux, pardon, Monsieur, je ne peux pas vous laisser dire ça", lance-t-elle un moment au président du tribunal. En revanche, quand ce dernier l'interroge sur un quelconque attrait pour les titres nobiliaires, elle répond tout à trac à Monsieur de Faget de Casteljau : "les particules n'exercent plus aucun prestige !"
Il y eut aussi des phrases énigmatiques de Renée Saffroy qui promet de révéler pour quelles raisons politiques elles s'achetait, sans les payer, tant de costumes d'amazone et pourquoi il lui fallait tant de laiteries, tant de châteaux, souvent près des frontières : "Tous les châteaux que j'ai achetés sont à moins de 30 kilomètres d'une agglomération et disposés sur la carte de France suivant une certaine ligne. Je vous expliquerai..."
— Cette ligne, sourit le procureur, ce soit être la voie lactée...
Et là, on est obligé de penser à la Comtesse de Cagliostro, quand Arsène Lupin affirme que la disposition des abbayes normandes épouse les points de la grande ourse...
Me Fayaud aura beau minimiser les ravages de sa cliente et solliciter un complément d'informations, la marquise de Rolla sera condamnée à 18 mois de prison.
Maintenant, plusieurs plaintes attendaient encore la marquise à Paris...
Le
17 octobre 1935, Renée Saffroy est cette fois devant le
tribunal
correctionnel de Paris. Sa randonnée en Dordogne avec le
chauffeur Bourdeau lui coûte trois mois de prison et mille
francs
d'amende.
Le 4 février 1936, le mariage Rola de Rozycki-Saffroy est enfin annulé par le tribunal civil de La Flèche.
Le 10 mars 1936, redevenue roturière, Renée Saffroy est poursuivie en correctionnelle par son ancien beau-frère, Félix de Rozycki, châtelain de la Rosière à La Flèche. Dans le box des accusés, elle est aux côtés de Grosclaude. Le frère du marquis obtient le franc symbolique. Quant aux deux prévenus, ils écopent de six mois de prison. Renée accueillit sa condamnation par cette exclamation : "Aïe donc !"Epilogue
Notre histoire avait commencé au bord de la Seine et nous aimerions la terminer ici. Que devint le premier compagnon de Renée Saffroy, une fois libéré de ses maléfices ? Un industriel entreprenant et un élu de poids dans notre région. Autant il avait résisté aux Allemands durant la première guerre, autant il en fit de même durant seconde, ce qui lui valut d'être arrêté par la Gestapo et justifia les nombreuses distinctions dont il était gratifié.
Quant à Renée, curieusement, on n'entendit plus jamais parler d'elle après son procès de 1936. Elle qui fut si active, si imaginative. Quid aussi de ses enfants. Finit-elle ses jours, internée d'office dans quelque hôpital psychiatrique ? Réussit-elle une nouvelle escroquerie qui la mit à jamais à l'abri du besoin ? Oui, qu'est devenue la laitière des anges ! La réponse est encore dans la voie lactée ? Eh bien non, nous avons retrouvé sa trace. A 73 ans, Renée Saffroy rendit son dernier soupir le 20 février 1967 à Neuilly. Si elle avait refait fortune, je vous aurais dit Neuilly-sur-Seine. Mais c'est Neuilly-sur-Marne.
Et cette ville-là est connue pour son asile de femmes...
Sources
La Presse, 3 mai 1898.
Le Monde illustré, 20 mai 1916.
Le Petit Journal, 10 décembre 1921.
L'Echo d'Alger des 17 août, 8, 14, 17 et 30 novembre
1932.
Détective, 17 novembre 1932.
Le Peuple, 9 novembre 1932.
Le Petit Parisien, 21, 22, 23, 24 novembre 1934, 18 juin 1935.
Le Matin, 9, 20 et 22 novembre 1932, 20 novembre 1934.
Le Petit Dauphinois, 24 novembre 1934.
Journal de Rouen, 24 novembre 1934.
Le Journal, 10 janvier 1935.