Les bateaux bouillais du marquis de Mauny

La Bouille n'était jadis qu'un hameau de la paroisse de Caumont, et dépendait, comme elle, de la baronnie de Mauny, qui appartenait à la famille d'Estampes, ainsi que cela résulte d'un grand nombre d'aveux et d'actes de tabellionage de 1452 à 1686, où l'on voit que le baron de Mauny avait droit de port et de passage de la Bouille à Sahurs, et de Caumont à Saint-Pierre-deManneville.

Les libéralités du baron de Mauny

Avant le XVe siècle, avant la construction de son église, la Bouille ne possédait qu'une chapelle, où Blanche de Castille était venue accomplir un pèlerinage, on pourrait conclure que la population de ce hamel était très peu nombreuse, puisque l'on sait qu'en ces temps-là, dès qu'une agglomération d'individus venait à se fixer sur un point quelconque du territoire normand, le premier besoin qui se faisait sentir était un lieu de prière, une chapelle et un chapelain. Ce besoin grandit, néanmoins, à mesure que les habitants venaient en plus grand nombre se presser autour de l'antique chapelle; mais, comme on n'y célébrait que très rarement l'office divin, les Bouillois en étaient réduits à attendre qu'un seigneur généreux les dotât d'une église et d'un chapelain. 

Ce seigneur généreux se révéla enfin. En 1421, messire Jean Crespin, baron de Mauny, seigneur et patron de Caumont, prenant en pitié les pauvres pêcheurs de la Bouille, qui étaient obligés d'aller entendre l'office divin jusqu'à l'église de Caumont, résolut de leur venir en aide, et voici le récit d'une cérémonie qui eut lieu à cette occasion : « Le 22 juillet 1421 (jour de Sainte-Madeleine), une pieuse cérémonie amenait un grand concours à la Bouille. Tous les gens de Caumont, de Moulineaux, et les voisins des hautes terres, avec les habitants de la plaine boisée qui s'étend devant ce bourg, étaient là réunis dès six heures du matin, pour assister à la bénédiction de la première pierre d'une église. Ils avaient mis tous les habits du dimanche, car le seigneur de la contrée les honorait de sa visite. le baron de Mauny, seigneur et patron de la Bouille, qui dotait le pays d'une nouvelle église était attendu avec impatience, et avec lui Monseigneur Jean de la Roche taillée, lors archevêque de Rouen.

A deux années de là, il y avait encore grand concours à la Bouille; mais, hélas! ce n'était plus un jour de fête : le bienfaiteur du pays, le fondateur de l'église était mort, et avec lui sa générosité et sa bienfaisance. Conformément à ses désirs, on rapportait sa dépouille glacée« dans l'église qu'il avait entrepris de bâtir. On croit que son corps fut mis dans un caveau, près de l'autel du sanctuaire... 

Sa mort mit fin aux travaux de l'égliseet elle demeura inachevée à peu près telle qu'on pouvait encore la voir il y a peu d'années. Cependant, à partir de 1423, les habitants eurent leur église et un chapelain pour y célébrer l'office divin; dès ce moment, dans les actes publics, on n'écrivit plus: le hamelde la Bouille, mais bien Sainte-Madeleine de la Bouille. 

L'essor maritime

La construction de cette petite église contribua beaucoup à l'accroissement de la Bouille; de nouveaux habitants vinrent s'y installer, et bientôt son port se trouva garni de nombreuses barques, de bateaux foncet et même de navires. Sa situation favorisait, d'ailleurs, son développement; distante de Rouen d'environ cinq lieues, elle était le point de jonction et le passage presque forcé entre cette grande ville et la Basse-Normandie. Tous ceux qui, cles diocèses de Lisieux, Séez, Avranches, Coutances, Bayeux, etc., venaient à Rouen, soit pour acheter, soit pour vendre, passaient par Sainte-Madeleine de la Bouille. Les denrées, les bestiaux et les marchandises de toute sorte y abondaient, pour y être embarqués ou débarqués, selon qu'ils allaient à Rouen ou qu'ils en venaient.

Cependant, il faut le constater, cette activité commerciale ne commença réellement pour la Bouille que vers le commencement du XVIe siècle. Jusque-là, le plus fort de son industrie avait été la pêche; tous ses habitants étaient pêcheurs en la rivière de Seine, soit en l'eaue du Roy de la Bouille à Rouen; soit en l'eaue du baron de Mauny depuis le Val-des-Leux jusqu'à la Bouille); d'autres possédaient de petits bateaux à rames pour le transport des voyageurs et des marchandises jusqu'à Rouen; mais ces bateliers étaient peu nombreux.

C'est seulement sous François Ier, vers 1520, que l'activité commerciale signalée plus haut paraît se révéler et s'étendre ; le port n'est plus seulement garni de bateaux, de barques et de barquettes, on y voit des navires, non plus de 15 à 20 tonneaux comme autrefois les plus forts bateaux de ce port, mais de 65, 70, et même 120 tonneaux! 


Tandis que les marins de la Bouille se livraient, jusqu'au Brésil, à des oprérations lointaines,
l'activité des affaires avait produit dans la batellerie une véritable révolution; en peu d'années, elle avait pu tripler son matériel, et la Bouille fut celui de tous les petits ports qui profita le plus de ces circonstances heureuses. Pour répondre aux nécessités du commerce et faciliter les relations entre Rouen et la Basse-Normandie, on commença par établir un service à peu près règulier de la Bouille à Rouen; huit bateaux furent spécialement désignés pour ce service, et, parce qu'ils n'en pouvaient entreprendre un autre, on les appela Bateaux bouillais.

Les droits du marquis

Cette appellation avait encore une autre cause. Les Bouillais apportaient à Rouen voyageurs et marchandises, mais ils devaient s'en retourner à vide, à moins de convention contraire avec les maîtres de la corporation des bateliers de Rouen, dont ils se trouvaient, pour ainsi dire, tributaires. Mais s'ils dépendaient en ce point des bateliers de Rouen, ils dépendaient bien plus encore du vicomte de l'Eau et du baron de Mauny, maîtres, chacun dans sa limite, de l'eau de la rivière de Seine. Ils payaient au seigneur de Mauny le droit de travers et de port à la Bouille, et au vicomte de l'Eau un autre droit de navigation sur le fleuve, de la Bouille à Rouen et de Rouen à la Bouille. Malgré toutes ces entraves, les Bouillais prospéraient à l'abri de la protection du baron de Mauny et du vicomte de l'Eau, intéressés, l'un et l'autre, à leur succès. 

Il existait au port de Rouen, depuis environ l'année 1565, un bateau qu'on aurait pu appeler le Rouennais, par opposition aux Bouillais, puisque ce bateau n'avait droit que de porter jusqu'à la Bouille des voyageurs et des marchandises, sans en pouvoir rapporter. Comme les bateaux bouillais, et mieux qu'eux encore peut-être, le bateau Rouennais, qui appartenait, depuis son installation, à une famille Dieppedalle, prospérait; mais cette prospérité même lui créa des envieux et finit par lui être fatale.

Le privilége était le rêve de tous ceux qui tendaient à profiter seuls d'une industrie quelconque ; on pouvait l'obtenir de l'Etat, soit à titre de récompense pour services rendus, soit moyennant finance; le roi accordait ainsi des priviléges de vingt, trente et même de cinquante ans; c'était en quelque sorte le brevet d'invention d'aujourd'hui; mais le titre d'inventeur n'était pas nécessaire pour l'obtention d'un privilége.

Or, ce fut par un privilége que l'on essaya d'abattre le bateau Rouennais : une femme, veuve de Robert Langlois, en son vivant marchand à Rouen, se prévalant de ce que son mari, en 1574, avait été tué, et que les marchandises qu'il avait sur mer avaient été pillées, près la Rochelle, par les pirates et écumeurs de mer, demanda au bureau des finances de Rouen, le 9 mars 1588, pour l'indemniser de la perte de son mari et de ses marchandises, l'autorisation de mettre sur la rivière de Seine les bateaux qui seront nécessaires pour porter, conduire, mener et ramener les personnes et marchandises de la ville de Rouen qui se présenteront jusqu'au lieu de la Bouille, distant de Rouen de cinq à six lieues ; à la condition qu'elle sera tenue, et ses successeurs, faire précisément partir sur les neuf heures du matin ou autre heure propre et commode, comme d'ancienneté on avait coutume, dont elle et ses successeurs pourront prendre pour cent / 2 deniers et pour chaque personne autant, à la charge de payer chacun an, au domaine de Sa Majesté, la somme de quatre livres de rente, et que défenses seront faites à tous mariniers et autres personnes de mettre bateaux à cet effet sur la rivière, de prendre ni charger gens ni marchandises, pour mener ni ramener aux dits lieux de la Bouille et de Rouen, sinon par ses facteurs et serviteurs, à peine de confiscation des dits bateaux et marchandises. »

Malgré les titres qu'elle faisait valoir et l'offre de payer une rente de quatre livres au roi, la veuve Langlois ne réussit point dans sa demande; le bureau des finances émit l'avis que le passage de Rouen à la Bouille devait demeurer comme de toute ancienneté, tant à cause du peu de profit qu'en recevrait Sa Majesté, que pour le préjudice qu'en recevrait le public en sa liberté.

C'était fort bien penser; mais l'idée d'un bateau de Bouille privilègié, lancée par la veuve Langlois, devait faire son chemin tôt ou tard. D'ailleurs, l'année 1588 était loin d'être favorable à une nouvelle organisation de la batellerie: depuis longtemps déjà le brigandage qui s'exerçait aux environs de Rouen, et surtout vers Moulineaux et Couronne, s'était encore fortifié et se pratiquait de nuit et de jour sur les chemins, contre les voyageurs qui avaient l'imprudence de s'y aventurer. Aussi n'y en voyait-on guère maintenant; piétons et cavaliers s'embarquaient pour éviter de dangereuses rencontres. Il ne faut donc pas s'étonner si les huit bateaux bouillais et le bateau rouennais de Dieppedalle, ne suffisant plus, la veuve Langlois crut le moment venu de créer un nouveau service. Mais, à la faveur des troubles de la Ligue, un brigandage bien autrement audacieux s'était levé; ce n'était plus seulement la nuit et dans les lieux isolés que ces misérables se montraient, c'était maintenant au grand jour, et par bandes armées qu'ils marchaient; et, puisque les voyageurs ne fréquentaient plus ni les bois ni les chemins, ils allaient les chercher sur la rivière. On vit de ces bandes se présenter sur le chemin de halage, arrêter le conducteur et les chevaux, attirer le bateau vers la rive, s'y élancer l'arme au poing, et faire main basse sur tout ce qui s'y trouvait. Ce fut surtout en 1592, après la levée du siège mis devant Rouen par Henri IV, que ces grands excès se produisirent; ce fut bien pis encore à deux ans de là, quand, après la paix, le Parlement royaliste eut repris son siège à Rouen; les soldats, licenciés de part et d'autre, s'étant répandus dans les campagnes, y commettaient de tels excès que la justice criminelle dut essayer de les réprimer, et comme c'était surtout les bateaux allant et revenant de la Bouille qui étaient le plus souvent attaqués, le Parlement rendit, à la date du 13 juillet 1594, un arrêt ainsi conçu:

« Pour obvier aux voleries et rançonnements qui se commettent sur la rivière de Seine, la Cour ordonne qu'il sera informé contre les voleurs divaguant par la dite rivière, les recéleurs et adhérents;

« Ordonne que, des huit bateaux étant à la Bouille, il en sera choisi quatre des meilleurs et des mieux équipés pour la voiture et passage ordinaire du dit lieu de la Bouille à Rouen;  que chacun d'eux sera conduit par quatre bateliers pris parmi les seize qui étaient préposés aux huit bateaux, avec deux soldats, deux picquiers et deux hallebardiers, pour servir aux passagers à résister aux dits voleurs;

« Et, en cette considération, permet aux dits quatre bateliers prendre pour le port et voiture de chaque personne, sans charge, deux solz.

« Et, s'il y a charge, quatre solz, comprins la personne.

« Et quant au bateau passager de Bouille estant de ceste ville de Rouen, il sera conduit et mené par six personnes avec pareilles armes et règlement.

« Les quatre autres bateaux de la Bouille, ainsi que touchait teaux et barquettes estant sur la rivière, seront amenés aux quais de cette ville. » En révélant un fait de mœurs assez curieux, l'arrêt fait en même temps connaître l'état vrai du service des bateaux de transport de Rouen et la Bouille en 1594 : huit bateaux bouillais et un bateau rouennais; mais le bateau de Bouille n'existait pas encore.

Comme on l'a dit plus haut, l'idée de privilége avait fait son chemin, et, malgré les désordres de 1594, un sieur Loys Legentil, bourgeois de Rouen, s'en empara ; mais, instruit par l'échec de la veuve Langlois, il évita le bureau des finances en s'adressant directement au roi, et il en obtint, en 1595, des lettres-patentes qui lui conféraient le privilége et la maîtrise du bateau de la Bouille.

C'était la mort du bateau rouennais et la ruine de Dieppedalle, qui l'exploitait depuis plus de trente ans. Pour éviter ce coup fatal, il s'adressa au Parlement et forma opposition au privilége de Legentil; on plaida sur cette opposition; mais, en fin de compte, après deux années de procédure, Dieppedalle fut sacrifié, et la Cour enregistra les lettres-patentes, le 24 avril 1597, et renvoya Legentil devant le bailli de Rouen pour y prêter serment et recevoir un règlement de service.

Quoique long, ce document doit être transcrit ici dans ses principales dispositions, parce qu'il est le premier acte de l'établissement du bateau de Bouille.

Il est dit « que le dict Legentil et tous autres qui pourront a dores en avant estre pourveus à la conduicte de la dicte voiture, seront, pour l'asseurance des personnes, denrées et marchandises qu'ils seront chargés de voiturer, obligés et tenus, fournir et entretenir un bateau bien fermé, estanche, fort et puissant, du port de vingt à vingt-cinq tonneaux, esquipé de tous ses agrès et appareils bien et deuement.

« Que pour la conduite et gouvernement, il y aura trois hommes pour le moins, outre le garçon préposé d'ordinaire à la conduite des chevaulx qui tirent le bateau.

« Que les trois seront choisis robustes, forts et bien expérimentés au faict du navigage, gens paisibles et de bonne vie, du faict desquels le sus dict voiturier sera tenu de répondre. »

Ici un article sur la responsabilité des objets chargés sur le bateau.

«Que le bateau sera tenu partir du quai de Saint-Eloy de Rouen, a chacun jour à dix heures du matin, et sitôt qu'elles auront sonné au gros horloge, soit chargé, à demi chargé ou sans charge, sans qu'il puisse retarder davantage ou traverser à l'autre bord de la rivière pour y poser et faire halte en attendant les survenants, à peine de dix escus d'amende, et de répondre des intérêts et dépens des marchands et autres personnes estant dans le dict bateau.

« Le maître voiturier sera tenu d'avoir deux chevaulx pour haler le dict bateau et un garçon de dix-sept à dix-huit ans « pour les conduire.

« Que la voiture sera tenue d'arriver chaque jour sur le quay de la Bouille, à deux heures après midy pour le plus tard, et faire retour le même jour sur le quay de Rouen, sous peine d'amende arbitraire, etc.

« Que le maître voiturier ou les préposés ne pourront exiger, sous quelque couleur ou prétexte que ce soit, pour le port de « chacune personne, en plus avant qu'un sol, et pour la charge d'un cheval, ouSoopoisant, deux sols. »

Suivent quelques prescriptions de police ; puis il est ordonné que le présent règlement sera lu et publié sur les quais de Rouen et de la Bouille, imprimé et mis pour affiche un placart au mât du bateau. »

Voilà donc le bateau de Bouille bien installé et réglementé, au grand préjudice du bateau rouennais ; mais il n'est rien innové à l'égard des huit bouillais, qui continuent librement leur service, et qui, à cause des nécessités du commerce, ne tardèrent pas à porter leur nombre jusqu'à dix-sept, et même jusqu'à vingt.

Cependant Dieppedalle, ne pouvant se résigner à voir Legentil jouir en paix de son privilége, fit tant et si bien qu'il obtint du Conseil d'Etat, vers la fin de 1599, l'autorisation d'établir un second bateau en concurrence avec le premier. A son tour, Legentil fit opposition à l'enregistrement des lettres-patentes; le Parlement ordonna une enquête de commodo; mais cette enquête ayant tourné contre Dieppedalle, le Parlement refusa l'enregistrement, et Legentil demeura seul avec son privilége.

Il n'était pas au bout, cependant, et, durant plus de vingt ans, il eut à se défendre contre de nombreux compétiteurs, à la tête desquels il rencontra souvent le sieur d'Estampes. En 1620, le Conseil d'Etat, avant d'accorder l'autorisation d'un second bateau qui lui était énergiquement demandée, se tira d'affaire en consultant les échevins de Rouen sur l'opportunité de cette mesure, et ceux-ci ayant répondu qu'un second bateau causerait un grand préjudice au commerce, l'affaire en resta là.

Le dépit du sieur d'Estampes

Le sieur d'Estampes, baron de Mauny, avait vu avec dépit l'établissement du bateau privilégié, qu'il considérait comme une atteinte portée à sa propriété, bien qu'il continuât à prélever ses droits sur les bouillais. S'étant rendu compte des bénéfices que produisaient ces bateaux, il conçut le dessein de s'en rendre tout à fait maître, en les achetant pour les faire exploiter ensuite par des fermiers; il en acheta un d'abord, puis deux, puis trois, et enfin tous. Cela demanda du temps, de l'adresse et de la patience, car il n'obtint la vente du dernier bouillais qu'en 1640.

Ainsi maître des huit anciens bouillais, presque toute la navigation de la Seine, entre Rouen et la Bouille, était dans sa main; mais ce n'était pas assez, le bateau de Bouille l'empêchait de dormir; c'était dans l'espoir de le posséder un jour qu'il avait acquis tous les autres : désormais il allait manœuvrer vers ce but.

Depuis longtemps, Legentil s'était retiré des affaires, et son privilége était passé successivement à Pierre Hue, puis à Pierre Bourdon, qui en avait obtenu le renouvellement par lettres patentes du 3o octobre 1632. A peu de temps de là, ce dernier transporta son droit à deux associés, François Delisle et Nicolas Mignot.

La partie devenait belle pour le baron de Mauny, et, avec du temps, il espérait bien diviser ces deux individus, et arracher à chacun successivement, et à prix d'argent, la cession de leur moitié de privilége. Il ne réussit cependant qu'en partie. Mignot seul consentit, en 1642, à lui céder sa part; Delisle préféra vendre la sienne à une veuve Houel, qui la conserva jusqu'en 1682, époque à laquelle la famille d'Estampes put enfin réunir cette moitié à celle qu'elle avait déjà.

On se souvient que plusieurs tentatives avaient été faites pour obtenir la permission d'établir un second bateau , et qu'elles avaient échoué, à cause de l'incommodité qui en serait résultée pour le public. Mais, depuis 1642, un sieur Nicolas Charmois, fruitier de S. M. Louis XIII, ayant renouvelé cette demande, et le vicomte de l'Eau, invité à faire une enquête, ayant répondu que « l'établissement d'un second bateau était devenu « nécessaire pour la commodité publique et sûreté de la personne et bien des sujets de Sa Majesté, traficant et négociant a audit Rouen, et pour éviter aux meurtres et voleries qui se commettent journellement en leurs personnes. » le Conseil d'Etat n'hésita plus, et, par des lettres-patentes du mois de février 1645, il autorisa Charmois à établir un second bateau qui partirait de Rouen, en été, à six heures du matin, et à huit heures en hiver.

En apprenant le succès que venait d'obtenir Charmois, le sieur d'Estampes, tout en regrettant de s'être ainsi laissé devancer, se promit bien que, si un second bateau s'établissait à Rouen, ce ne serait pas au profit de Charmois, mais au sien. En conséquence, usant de l'influence que lui donnaient son nom, sa fortune et les hautes fonctions dont il était revêtu, il sollicita et obtint sans trop de peine, en mai 1645, des lettres-patentes par lesquelles, sans faire aucune mention ni de l'ancien bateau de dix heures, ni de celui dont rétablissement venait d'être autorisé au profit de Charmois, il était permis au sieur d'Estampes d'établir Deux Bateaux pour le port et commodité des personnes et marchandises du port de Rouen au quai de la Bouille.

Mais déjà, depuis le 5 du même mois de mai, Charmois avait prêté serment et avait été reçu maître du second bateau, en sorte que le sieur d'Estampes arrivait trop tard. Cependant, il présenta ses lettres-patentes au Parlement, pour les faire entériner, et il appela en même temps Charmois devant la Cour, en déclarant qu'il formait opposition à l'établissement du second bateau, attendu, disait-il, et cela était vrai, que ces lettrespatentes n'avaient été enregistrées qu'au Bailliage, et non au Parlement.

De son côté, Delisle, encore propriétaire pour une moitié de l'ancien bateau de dix heures, forma opposition aux lettres du sieur d'Estampes.

Saisi de ces deux oppositions, le Parlement rejeta celle de Delisle, admit celle de d'Estampes, et enregistra ses lettres-patentes, mais en les modifiant en ce sens, que le privilége accordé par le roi était exclusif, et que l'arrêt du Parlement autorisait la concurrence en ces termes:

« La cour permet l'établissement de deux bateaux, parce que « L'un partira de Rouen à six heures du matin en été, et à sept « heures en hiver.

« Et L'autre partira de la Bouille à onze heures.

« Et ce, sans préjudicier à la liberté de ceux qui voudront se servir d'autres bateaux. »

A partir de cette époque, il y eut donc à Rouen deux bateaux de Bouille, et non pas trois, car les deux bateaux dont l'établissement venait d'être autorisé ne faisaient, en définitive, qu'un voyage par jour; l'un passait la nuit au port de la Bouille, et l'autre au quai de Rouen; L'un partait de Rouen à six heures du matin, arrivait à la Bouille vers dix heures, et n'en repartait que le lendemain à onze heures; l'autre partait de la Bouille à onze heures, et ne repartait de Rouen que le lendemain à six heures.

Jusqu'en 1684, les choses restèrent en cet état, c'est-à-dire avec deux bateaux de Bouille, l'un partant de la cale Saint-Eloi à six ou sept heures du matin, et l'autre à dix ou à onze heures, suivant la saison ; mais alors, et depuis longtemps, les voyageurs se plaignaient d'être incommodés, durant le trajet, par la puanteur qu'exhalaient les peaux vertes et en poil que l'on entassait sur les bateaux; par le voisinage des cages à volailles, des pourceaux et des autres animaux qu'on y embarquait en grand nombre. D'un autre côté, les personnes qui venaient à Rouen, et celles qui allaient à la Bouille, étaient forcées de coucher, à cause du peu d'intervalle qui existait entre les deux départs ; les Bouillais eux-mêmes ne voyageant plus après quatre heures du soir.

Le vicomte de l'Eau fit droit à ces justes plaintes, en ordonnant que l'un des deux bateaux du sieur d'Estampes deviendrait bateau de nuit; qu'il partirait de Rouen à sept heures du soir, et repartirait de la Bouille à minuit. Quelques années plus tard, les heures de départ furent définitivement modifiées et fixées ainsi:

De Rouen, à dix heures, à deux heures et à sept heures;

De la Bouille, à deux heures, à six heures et à minuit.

C'est donc seulement à partir de cette époque (1693) ; qu'après des tâtonnements et bien des luttes de rivalité, l'organisation du fameux bateau de la Bouille fut définitive.

Et qu'étaient pourtant ces bateaux que le XVIIIc siècle avait eu tant de mal et avait été si long à organiser ? Un misérable bateau du tonnage de 20 a 25 tonneaux, dans lequel deux cents personnes pouvaient s'entasser, au milieu des paquets de marchandises de toute sorte, des paniers de fruits, des légumes, etc., paquets et paniers qui servaient de siége au plus grand nombre, car les quelques bancs du bateau, bien insuffisants, étaient vite remplis, et beaucoup de voyageurs demeuraient forcément debout. Aussi, vous voyez ce qui devait se passer au moindre choc, et les horions qu'à droite et à gauche se donnaient et recevaient les voyageurs. Pour le' temps de pluie, ou de trop grand soleil, on avait organisé, à l'une des extrémités du bateau, une sorte de tente faite de toile à voiles et suspendue au haut de quatre bouts de mât. Plus tard, vers le milieu du xvmesiècle, la tente fut remplacée par une cabine qui, primitivement, avait été construite pour servir seulement au maître du bateau; fort petite d'abord, elle fut, plus tard, très agrandie et devint la chambre.

L'histoire de cette chambre fournit un renseignement assez curieux. Depuis longtemps, les maîtres du bateau, passant une partie de leur vie à bord, s'étaient construit, à l'écart, un petit cabinet qui servait en même temps d'abri, de cuisine et de salle à manger. Insensiblement ce cabinet se trouva élargi et devint une sorte de salon, où le maître admettait ses amis et les personnages de distinction. On y trouvait des chaises convenables et un poêle en hiver. Améliorée à ce point, la cabine était très recherchée; mais le fermier ne tarda pas à mettre un prix à ses faveurs, et il exigea, pour l'entrée dans sa cabine, 6, 7, 8, et même io sols; en cas de pluie ou de froid, il n'y avait plus de prix, c'était au plus offrant. Il en résultait souvent des querelles, même des rixes, et l'on ne sait où se seraient arrêtées les prétentions des fermiers, si le vicomte de l'Eau n'avait jugé à propos d intervenir pour les régler. Par une sentence du 14 septembre 1744, il fixa le prix des places dans la chambre à 8 sols, « à la charge, par le fermier, de la tenir close et garnie, en hiver, d'un poêle de feu. »

Les avocats de Mauny
Tous les voyageurs ne se montrèrent pas également satisfaits de l'intervention du vicomte de l'Eau en ce point, surtout ceux qui ne payaient pas habituellement. Parmi ceux-là étaient les avocats qui postulaient à la haute-justice de Mauny, et qui, pour cela, s'y rendaient chaque semaine. Ces messieurs, ne voulant point se mêler à la foule, avaient pris l'habitude de se retirer dans la cabine, d'où le fermier n'avait osé les renvoyer. Ceux qu'on y voyait les plus assidus étaient Mes Bigot, Charité, Tricotté, Dubus, Yvelin de Beville. Chouquet, alors fermier des bateaux, voyant que, malgré le tarif, ces messieurs ne payaient pas, n'avait jamais osé les y contraindre; cela dura jusqu'en 1761. Mais alors, Lesage, successeur de Chouquet, moins respectueux ou moins timide que lui devant MM. les avocats, les assigna sans plus de façon. Il demanda qu'ils fussent condamnés à payer leur place dans la chambre à raison de 10 sols, et, de plus, à payer l'arriéré qu'ils devaient depuis 1744. Le vicomte écarta la demande d'arrérages, et, de l'obéissance passée à l'audience par les avocats, il les condamna à payer, pour l'avenir, 8 sols pour leur place dans la chambre.

Il resterait à raconter un grand nombre de petits faits de ce genre, si déjà nous ne craignions d'être entré dans trop de détails; cependant, il n'est pas possible de ne rien dire des tarifs dont il n'a pas encore été parlé, sinon dans le règlement de 1597.

En 1588, la veuve Langlois avait proposé de porter les voyageurs moyennant 12 deniers par personne et 12 deniers par cent pesant de marchandise.

En 1594, le Parlement permit aux quatre Bouillais de prendre 2 sous par voyageur, sans charge, et 4 sous, s'il y avait charge ; mais ce prix élevé n'était que provisoire, et l'augmentation devait servir à payer les soldats placés à bord pour la sûreté des voyageurs.

C'est seulement en 1597 que le prix des places fut positivement f1xé à 1 sol par personne et à 2 sols pour charge de 5oo pesant.

On a retrouvé, dans les archives de la vicomté de l'Eau, un extrait de l'arrêt du Conseil d'État, du 9 janvier 1636, qui fixe les prix des places sur les bateaux et voitures de toute la France, et l'on y voit que, sur le bateau de la Bouille, le prix est fixé, par personne, à 2 sols, et à 4 sols pour 1oo pesant, des balles, ballots et paquets de marchandise.

Malgré ces tarifs, les fermiers tendaient naturellement à surélever le prix des places, et souvent il fallut les leur rappeler. En 1693, le 9 février, une sentence du vicomte de l'Eau leur défend de prendre plus de 2 sous par personne, et rien pour les paquets qui ne dépassent pas 12 livres.

En 1711, le 12 septembre, nouvelle sentence qui réduit à 10 livres les paquets exempts de port, et réduit à 3 sols la somme pour laquelle le tarif de 1636 avait accordé 4 sols.

En 1749, le 27 mars, un arrêt du Parlement éleva le prix des places à 2 sols 6 deniers, le port des marchandises à 3 sols 9 deniers, et les places dans la chambre à 10 sols.

En 1770, le marquis d'Estampes obtint, le 9 mai, un arrêt du Conseil d'Etat qui augmentait de beaucoup le prix des places, mais il ne put le faire enregistrer par le Conseil supérieur, qui avait remplacé le Parlement. Il attendit assez longtemps avant de recommencer l'épreuve, et on le voit, en 1787, présentera l'enregistrement un nouvel arrêt du Conseil d'Etat qui porte les prix, savoir:

Pour chaque personne dans la chambre 12 sols.

Pour chaque personne dans la tire (La tire était vers le milieu du bateau; on y était à couvert sous une tente.) 6

Pour chaque personne dans le surplus du bateau. . 3

Puis venait une liste de cent trente-six articles, tarifés suivant la fragilité, la valeur ou la nature encombrante.

Les paquets des voyageurs au-dessous de 40 livres ne payaient pas.

Nous glissons à dessein sur les mille accidents et les nombreuses noyades qui signalèrent souvent les voyages du bateau de Bouille; ces récits nous auraient entraînés bien au delà des bornes que nous nous étions tracées. En cela, comme en toute chose, il faut se méfier des exagérations, et certains documents historiques n'en sont pas toujours exempts, surtout les enquêtes par témoins, ou bien encore le bruit public... 

Ainsi, le 12 juillet 1777, environ cinq cents personnes du Roumois, qui, suivant leur habitude de tous les ans, se rendaient en pèlerinage à Saint-Adrien, s'étaient réunies à la Bouille, afin d'y prendre le bateau de nuit. On fut, à cause de cette affluence extraordinaire, obligé d'employer un second bateau. A peine tout le monde était-il embarqué, qu'une voix s'écria: «Ah, mes amis, le bateau enfonce, sauvons-nous ! »

Aussitôt, une panique indescriptible se produisit à bord, un désordre épouvantable s'en suivit; on tombait à l'eau l'un sur l'autre; mais, grâce au concours empressé des habitants de la Bouille et au zèle de tous les mariniers, personne ne périt, et les plus maltraités en furent quittes pour quelques contusions.

Mais dès le lendemain, à Paris et dans toute la Normandie, l'exagération avait fait de cet accident, assez insignifiant dans ses conséquences, une catastrophe épouvantable. On disait que, par suite d'une rencontre avec un fort navire, le bateau de Bouille et les cinq cents pèlerins qu'il portait, avaient coulé, et que pas un n'avait pu être sauvé.

L'opinion publique ne fut rassurée sur ce prétendu grand malheur que par un article du journal les Annonces, Affiches et Avis divers de la Normandie, qui, le 25 du même mois, rétablit la vérité, en racontant comment l'événement s'était produit et quelles en avaient été les conséquences.

Il resterait certainement encore beaucoup à dire sur ce bateau de la Bouille, dont la muse normande a parlé, et sur lequel J. Jobé,procureur au Parlement, a fait une comédie que la Société des Bibliophiles normands a fait réimprimer en 1867; mais il faut savoir s'arrêter. Un navigateur, qui voit son vaisseau près de sombrer, n'hésite pas, pour éviter un naufrage, à jeter à la mer son trop-plein ; nous avons fait de même, trop heureux si le lecteur nous sait gré de ce sacrifice.

Quant au village de la Bouille, son importance ne paraît pas avoir augmenté depuis l'année 16oo ; car on trouve, dans un mémoire présenté à cette époque au vicomte de l'Eau, qu'il existait audit village quatre-vingts bateliers qui n'avaient autre métier pour vivre... Donc, pour ceux qui connaissent la Bouille, il est évident que sa population n'a fait, en nombre, que de très faibles progrès. On n'en saurait dire autant du bateau ou des bateaux de Bouille; car, après avoir traversé un siècle et demi sans que ses propriétaires aient tenté une seule amélioration, ilcommença à en recevoir, en 1744, et put offrir, à ceux qui le désiraient, un choix de places entre la chambre, la tire et le reste du bateau, c'est-à-dire des rcs, des 2e9 et des 3e8, comme au théâtre ou comme sur les chemins de fer.

Plus favorisé que beaucoup d'institutions en apparence plus solidement constituées, l'ancien bateau de Bouille, traîné par des chevaux, a traversé, sans naufrage, les époques les plus tourmentées de notre histoire moderne: 1793, 1814 et 1830. Il sombra, il est vrai, en 1831; mais je doute que, même parmi les antiquaires les plus amoureux du vieux temps, il s'en trouve un seul pour le regretter.


SOURCES
Extrait de La Revue de Normandie, Édouard Hippolyte Gosselin