Qui, sous le nom de Madame, séjourna à Mauny en décembre 1552. Diane de Poitiers ? Marie de France ? Françoise de Brézé ? Les historiens ne sont pas d'accord...

La version de Dossier
Cet article fait partie d'une notice sur un manuscrit de 1562, contenant la dépense de Madame et son train pendant plusieurs jours passés à Mauny, et dont l'auteur, M. Dossier, ancien procureur du roi â Rouen,  juge au tribunal civil de la même ville, a donné communication à la Société libre d'Emulation de Rouen, dans la séance du I" décembre 1813. M. Dossier a fait hommage du manuscrit original â la Bibliothèque publique de Rouen.

J'ai déposé à la Bibliothèque publique de Rouen un manuscrit dont la date remonte au mois de décembre 1552. 11 est intitulé : Caternes, ou Compte de Claude Godart, etc. Il contient un compte détaillé des dépenses faites au château de Mauny, pendant le séjour de Madame et de son train. L'examen de ce manuscrit ne sera pas sans intérêt pour l'observateur, d'abord par la comparaison qu'il permet de faire entre le prix des denrées à l'époque de 1552, et celui auquel elles sont aujourd'hui parvenues; ensuite, et surtout par l'incertitude que ce document historique laisse dans l'esprit du lecteur sur le nom de cette grande dame qui, avec son train, et accompagnée d'un jeune prince ou seigneur, séjourna au château de Mauny pendant les premiers jours de décembre 1552, aux frais du trésor de ce même grand seigneur .

Quelle était donc cette noble et grande dame qui, en 1552, pouvait, pendant six jours, faire, pour elle et son train, une dépense de deux cent soixante-cinq livres un sou cinq deniers, comme le constate le manuscrit conservé ?

Tout le monde sait les liaisons de Henri II avec Diane de Poitiers, plus connue encore sous le nom de duchesse de Valentinois. Elle était fille du comte de Saint-Vallier, qui, convaincu d'avoir favorisé la fuite du connétable de Bourbon, fut condamné le 16 janvier 1523 à avoir la tête tranchée. L'histoire nous apprend qu'il ne dut sa grâce qu'aux larmes et aussi aux charmes, sans doute, de sa fille, qui, alors dame d'honneur de la reine Claude, avait su plaire au galant François Ier.

Née en 1499, Diane avait épousé , à l'âge de quinze ans, Louis deBrèzé, gouverneur et grand sénéchal de Normandie, qui mourut en 1531. L'importance qu'elle mit à conserver, pendant son veuvage , le titre de grande senéchale, conduit naturellement à penser qu'elle aurait pu, en 1552, posséder la terre de Mauny. La situation de ce domaine sur la rivière de Seine, à une époque où la ville du Havre-de-Grâce venait d'ajouter un nouveau degré d'intérêt à la province qu'elle affectionnait ; ces diverses circonstances sont bien de nature à faire croire que notre manuscrit aurait pu s'appliquer à un séjour de Diane de Poitiers au château de Mauny, dont le voisinage de Rouen et des trois célèbres abbayes de SaintGeorges , de Jumiéges et de Saint-Wandrille, contribuait à multiplier les agréments. 

Toutefois, on est bien forcé d'abandonner cette conjecture, lorsque, comme nous l'avons vu précédemment, le manuscrit constate qu'au lieu d'être à Mauny, la duchesse de Valentinois avait adressé, à la dame qui se trouvait à ce château , des lettres pour le port desquelles celle-ci avait payé trois soulz au messager. On sait, au surplus, que la maîtresse de Henri II, pour qui l'on avait composé la trop flatteuse devise : Omnium victorem vici, devint, en 1553, propriétaire du château d'Anet-sur-Eure, où elle fut inhumée en 1556, auprès d'une fille qui, d'après les chroniques du temps, aurait été le fruit de ses liaisons avec son royal amant.

Il nous reste donc à rechercher à quelle autre dame du XVIe siècle on peut, sinon avec certitude , au moins avec une vraisemblance qui puisse en approcher, appliquer les Caternes du mois de décembre 1552.

Dans les premiers jours de 1843, M. Féron, conservateur des archives de Pau, fit connaître, par la voie des journaux, la découverte par lui faite d'une foule de documents qu'il annonça être du plus haut prix pour l'histoire. Il publia spécialement un Cahier journalier des dépenses de la princesse Catherine, sœur de Henri IV, en novembre 1571, et on y remarque la même forme et des énonciations à peu près identiques avec celles des Caternes de Mauny, rédigés dix-neuf ans auparavant. Seulement, ce vieux mot s'y trouve déjà remplacé par son synonyme Cahier, encore en usage aujourd'hui ; mais on remarque ces autres expressions analogues: « Pour ordinaire de Madame et son train... »

J'ai parlé plus haut de la découverte faite par M. Féron, conservateur des archives de Pau, d'un manuscrit ayant la plus grande analogie avec celui qui a été en ma possession. Tous deux portent à peu près le même titre, car celui trouvé à Pau au commencement de cette année , porte, en tête de chaque feuille: « Ce jour de pour ordinaire de Madame, de son train, et d'une partie de celui de la royne, à Pau , souper et gîte , etc Cette dame était Catherine de Bourbon , princesse de Navarre , sœur de Henri IV. Or. quel âge avait-elle au mois de novembre 1571 , époque où l'on rédigeait les mémoires de sa dépense dans la capitale du Béarn ? Née à Paris le 7 février 1558, elle n'avait pas alors quatorze ans. D'un autre côté , ce fut seulement en 1599 que, contre son gré, le roi Henri IV, son frère, lui fit épouser Henri de Lorraine, duc de Bar. Eh bien ! en 1571 et malgré son extrême jeunesse, elle n'en était pas moins qualifiée du litre de Madame, qui. en effet, était alors, comme depuis , donné aux sœurs et aux filles de rois, même avant leur mariage.

Or , en consultant l'histoire du règne de Henri II, on verra que Marguerite de France, sa sœur, était la seule princesse à qui on puisse attribuer un séjour à Mauny , au commencement de décembre 1552.

On trouvera, en outre, que François II, l'aîné des fils du roi, avait huit ans à cette même époque, et il est très naturel de penser qu'à cet âge il ait pu accompagner sa tante. Cette conjecture acquiert un degré de vraisemblance qui équivaut presqu'à une certitude, lorsque le manuscrit nous apprend que la haute dame dont nous cherchons à fixer l'identité, voyageait, elle et son train, aux dépens de la cassette d'un jeune seigneur dont Claude Godart était le trésorier, et le receveur général de ses finances.

Ajoutons que la princesse Marguerite avait alors 29 ans. Et que ce fut sept années plus tard qu'elle contracta mariage avec Emmanuel Philibert , duc de Savoye.

C'est en prenant pour point de départ ces faits historiques, qu'on arrive à une explication facile des différens articles de notre manuscrit.

En effet, on trouvera qu'il est naturel de voir figurer dans les dépenses de la sœur de Henri II,

1° Celle de iv soulz payés au garçon du concierge, qui avait porté ung paquet de lettres pour envoyer à la court, par le commandement de Madame;

2° Celle de xxiiii s. au veneur de M. de Lalonde, qui était venu chasser à Mauny, par le commandement de Madame.

3° On conçoit facilement aussi qu'une princesse âgée de 29 ans a pu commander à un arlilier une petite erbalete, qui figure dans les dépenses pour xxxxvi s.

I4° Parvenu à l'âge de 8 ans, François II pouvait déjà s'essayer, sinon précisément à l'art, au moinsà l'amusement de 1 equitation. De là cette dépense du lundi 5 décembre, portée pour le souppez du petit mullet de monseingneur; de là celle payée le lendemain mardi, à celui qui avait refait le petit chariot de cuyvre de monseingneur.

5° On comprend facilement aussi que la sœur du roi ait entretenu une correspondance avec la duchesse de Valenlinois. En effet, la veuve de notre ancien grand sénéchal, Louis de Brèzé, Diane de Poitiers, qui, à l'âge de 40 ans, avait su plaire au jeune roi qui n'en avait que 18, devait être aussi, à la même époque , dans cette province qu'elle affectionnait particulièrement. Cette conjecture est au moins très admissible, quand on trouve la minime rétribution de m s. payée au messager qui avait apporté à Madame les lettres de madame la duchesse de Valentinois. Peut-être même celle-ci était-elle en ce moment à Rouen avec le célèbre Jean Goujon, au ciseau duquel on attribue le mausolée remarquable qui orne la principale chapelle de l'église métropolitaine, et qui la représente elle-même debout, pleurant sur le tombeau de son mari.


Peut-être aussi se trouvait-elle au château d'Anet (sur Eure), dont j'ai déjà parlé.

Quoiqu'il en soit, le fait constant d'un échange de lettres entre Diane de Poitiers et la grande dame qui se trouvait an château de Mauny, à la fin de 1552 , vient à l'appui des divers documents que fournit notre manuscrit, pour établir que le haut personnage qui est l'objet de mes recherches n'est autre que Marguerite de Fiance, sœur du roi Henri II. Cette pensée, nous l'avons déjà dit, est surtout fortifiée par la certitude acquise que ses dépenses et celles de son train étaient payées par le trésorier et recepueur général des fynances d'un enfant toujours qualifié du titre de nmonseigneur. Or, quel prince, autre que le dauphin, pouvait, à l'âge où un enfant s'amuse d'un petit mulet et d'un chariot, avoir une maison, un receveur général et un trésor, aux frais duquel voyageait, avec son train, la haute dame qui passa à Mauny les premiers jours du mois de décembre 1552 ?

Pour moi, il me paraît évident que cette dame était bien Marguerite de France , aux soins de laquelle était confié l'héritier présomptif de la couronne, son neveu , François II, qui, plus tard et pour bien peu de temps, devint l'époux de l'infortunée Marie Stuart. On ne pourrait, suivant moi, attaquer cette version avec quelqu'espoir de succès, qu'autant qu'on en présenterait une autre capable de détruire ou au moins de balancer les conséquences de celle qui sort tout naturellement de notre manuscrit.

Or, comment serait-il possible d'y parvenir ?

D'une part, ce document établit que la duchesse de Valentinois devait, à cette même époque, habiter un lieu assez rapproché de Mauny, puisque son messager reçut une si faible rétribution de la dame qui se trouvait alors à ce château.

En second lieu, malgré mes recherches,je n'ai pu découvrir à quel haut personnage, à quelle grande dame de l'époque, autre que la sœur de Henri II, pourraient s'appliquer les traits caractéristiques qui sortent des états de dépense ordonnancés par Claude Godart, à Mauny.
En effet, la duchesse d'Etampes, qui, pendant vingt-deux ans, avait été la favorite de François Ier , perdit toute son autorité à la cour de Henri II. L'histoire nous apprend même qu'elle dut se trouver heureuse de conserver tous les biens qu'elle devait à la faveur du grand roi de l'époque; car elle fut accusée d'une grande indiscrétion auprès de Charles-Quint, et d'avoir même occasionné , par-là, les revers qu'éprouva l'armée française. Tout repousse donc la supposition que ce serait elle qui, étant au château de Mauny, aurait pu envoyer des dépêches à la court. On ne pourra pas supposer, avec plus de vraisemblance , que la duchesse d'Etampes aurait entretenu quelque correspondance avec Diane de Poitiers; car l'histoire constate qu'il existait une très grande rivalité entre ces deux femmes célèbres; et ce serait s'élever contre toutes les vraisemblances, que d'émettre l'idée d'un rapprochement possible entr'elles, à une époque surtout où Diane régnait, sans partage, sur le cœur comme sur l'esprit de Henri II.
On serait encore, suivant moi, beaucoup moins fondé à prétendre que je me serais égaré dans mes recherches, et que la grande dame de Mauny était tout simplement la reine Catherine de Médicis, qui serait venue, avec son fils, alors dauphin , passer quelques jours dans ce beau domaine, qui, à cette époque, comme tout porte à le croire, aurait appartenu à la couronne. En effet, il suffit d'une simple réflexion pour repousser cette hypothèse; c'est que Claude Godard, le recepueur général des fynances du jeune prince, ou le sieur de Granval, qui acquittait les états de dépense, n'auraient pas manqué d'y faire figurer le titre de reine ou de royne, ainsi qu'on l'écrivait alors. D'ailleurs, quels qu'aient été les ménagements gardés par l'adroite Catherine envers la duchesse de Valentinois. sa rivale, il est bien peu supposais que celle-ci eût entretenu avec la reine une correspondance assez suivie pour avoir des motifs de lui écrire, même pendant le séjour qu'elle aurait fait à Mauny. Enfin. le train dont parle Claude Codard, quelque nombreux qu'il pût paraître pour l'époque, ne nous semble pas cependant avoir eu l'importance de la suite d'une reine telle que Catherine de Médicis.

Ainsi, en me résumant, je crois être bien fondé à conclure que le manuscrit par moi déposé à la Bibliothèque de la ville de Rouen, est un état des dépenses faites au château de Mauny, en décembre 1552, par Marguerite de France, accompagnée de François II, son neveu, qui, comme dauphin, devait avoir une dotation aux frais de laquelle vovageait cette princesse et son train.

On remarquera peut-être que son séjour à Mauny, dans une saison nécessairement rigoureuse, devrait plutôt présenter l'idée d'une disgrâce que celle d'un voyage d'agrément. Je serais assez disposé, pour mon compte, à partager cette opinion; mais, malgré tout ce que l'on sait du règne de Henri II et de Catherine de Médicis, il serait bien difficile de pénétrer assez avant dans les secrets de cette cour, pour découvrir la vraie cause du voyage qui a été l'objet de mes recherches. Toutefois, puisque je viens de prononcer le mot disgrâce, j'oserai faire ici l'aveu que l'idée m'en a été suggérée par la correspondance de la duchesse de Valentinois à la grande dame du château de Mauny. Il suffit, en effet, de se reporter à l'histoire de cette époque, pour trouver très vraisemblable la supposition que cette correspondance aurait eu pour but d'informer la sœur du roi du résultat des démarches faites par la grande sénéchale pour obtenir de son royal amant l'adoucissement d'une punition qu'il aurait pu infliger à Marguerite de France...
Je termine en déduisant mes motifs sur l'idée que j'ai émise de la dépendance ancienne du domaine de Mauny, des propriétés qui formaient l'apanage de la couronne de France. Je les puise dans notre manuscrit même, où l'on voit que la noble hôtesse du château aurait acquitté ( toujours sur la cassette du jeune seigneur qui l'accompagnait):

1° LXV souldz au saruryer qui avoil fait des sarures.

LX' aux manouryers qui avoient besogne à la route du purcq.

3° X# X' aux couvreurs de chaulme et au charpentier qui ont couvert la chapelle de Madame;

Et 4° une autre somme de XX' « au saruryer, pour ses « parties datées du 17e jour d'octobre, pour besognes qu'il avoit faits au chatyaux de Mauny. »

Il me paraît très logique de conclure de ces articles que la terre de Mauny n'était point une propriété particulière, mais qu'elle devait appartenir alors, soit à Marguerite elle même, qui en payait les frais d'entretien, et notamment ceux de sa chapelle, soit au moins à la couronne, ce qui expliquerait encore pourquoi ces dépenses auraient été acquittées sur le trésor du prince, qui était alors l'héritier présomptif du trône. Je tiens, d'ailleurs, de notre savant compatriote M. Floquet, que, deux ans avant notre époque, c'est-à-dire en 1550, Mauny fut habité, ou au moins visité, par le fameux cardinal de Lorraine, qui, surtout après la mort de Henri II, exerça une si grande influence sur l'esprit de la reine mère et sur le gouvernement du royaume. Les registres secrets du Parlement de Normandie contiennent la preuve de ce fait. Ainsi, tout me semble concourir à fortifier les diverses inductions que j'ai tirées de notre manuscrit, et, s'il m'était permis , dans un sujet qui peut-être encore paraîtra à beaucoup d'autres fort hypothétique, si, dis-je, il m'était permis d'exprimer une dernière opinion, je dirais que le domaine de Mauny était, en 1552, la propriété personnelle, ou au moins l'apanage de la sœur de Henri II, plutôt qu'une dépendance des biens de la couronne; mais, dans tous les cas, je n'hésite pas à croire que c'est bien cette princesse qui, accompagnée de François II, alors dauphin, passa, avec son train, les premiers jours de décembre 1552 au château de Mauny.

P.-S. La cloche actuelle de l'église de Mauny porte une inscription de laquelle il résulte qu'elle fut donnée et nommée par la duchesse de Valentinois. On y lit ces mots:
L'an MVXXXIII, madame Diane dc Poitiers (ici quelques mots illisibles) de Deux-Brézé, chevalier, m'a nommée Diane Guiellelmine. Le parrain fut Cimon fremont, chevalicr royal (suivent encore quelques mots que l'on ne peut lire.)

L'église a été bâtie à côté de l'ancienne chapelle, dont on trouve encore les fondements en creusant les tombes du cimetière. Le château actuel a été édifié par le maréchal Jacques d'Etampes, vers le milieu du XVIIe siècle. Il est à regretter que l'on ait brûlé, en 1832, toutes les vieilles chartes que possédait le château de Mauny; cet acte de vandalisme laisse la plus profonde obscurité sur l'histoire d'un domaine qui remonte au IXe siècle, et qui possédait une haute justice. Les cachots existent encore. On voyait, il y a quelques années, la salle d'audience, le tribunal, et la poterne où l'on exposait au carcan.
(Je dois ces derniers renseignemens à M. Poullain, avocat à Rouen, et mon confrère à la Société libre d'Émulation )

Dossier père (Rouen.)

Les réactions
L'article que, dans le dernier numéro de cette Revue, M. Dossier a consacré à l'éclaircissement d'un cahier de dépenses d'une princesse qui, vers la fin de l'année 1552, aurait séjourné au château de Mauny, a excité un vif intérêt de curiosité parmi les personnes qui s'occupent de recherches historiques et généalogiques relatives a notre province 

On s'est demandé , ainsi que l'a fait M. Dossier, quelle pouvait avoir été cette grande dame qui menait si joyeux train et si princière dépense et l'opinion, émise par l'auteur de l'article, que c'était Marguerite de France, sœur de François I, accompagnée du jeune François II, son neveu, a rencontré quelques contradicteurs. Une dame, dont nous regrettons de ne pouvoir citer le nom, parce que sa délicate modestie pourrait en souffrir, nous a fait parvenir sur ce sujet, une curieuse note dont nous allons extraire quelques passages, et qui tendrait à prouver que c'était une fille de Diane de Poitiers, accompagnée de son fils, alors âgé de quatre ou cinq ans. Nous ferons observer que l'autorité de cette note est principalement appuyée sur la détermination du nom des véritables propriétaires du château de Mauny à cette époque, détermination que n'avait pu établir M. Dossier, puisqu'il avait conjecturé que ce domaine appartenait alors à Marguerite elle-même, ou au moins à la couronne. Quand bien même la note en question ne ferait que nous indiquer la succession authentique de ces propriétaires, elle serait encore d'un très grand intérêt pour l'éclaircissement du problème à résoudre.

Selon le document que l'on a bien voulu nous communiquer, et dont les énonciations résultent de l'examen des aveux rendus à la baronnie de Mauny, le château de ce nom appartenait, un peu avant l'époque qui nous occupe, à Louis de Brézé, grand sénéchal de Normandie et mari de Diane de Poitiers. En 1547, cette terre passa dans la famille De la Mark de Bouillon, par le mariage d'une fille du sénéchal et de Diane avec Robert De la Mark, quatrième du nom, prince de Sedan, maréchal et duc de Bouillon, qui concourut à la prise de Metz en 1552, et fut fait lieutenant-général en Normandie. Son fils, qui lui succéda, ne laissa qu'une fille qu'Henri IV maria à Henri de la Tour d'Auvergne ; elle mourut en 1594 sans laisser d'enfans, et transmit à son mari la propriété de tous ses biens. En 1604, la terre de Mauny fut décrétée, à la barre du Palais, sur MM. De la Mark de Bouillon, et acquise par M. de Hautemer, marquis de Fervaques, qui, plus tard, la transmit à la famille d'Etampes, qui l'a conservée jusqu'à nos jours.
D'après la connaissance maintenant acquise du nom et de la qualité des véritables propriétaires du domaine de Mauny, n'est-il pas présumable, ajoute l'auteur de la note que nous analysons, que la grande dame dont il est question dans ces comptes de dépense, est tout simplement la princesse de Sedan, fille de Diane de Poitiers, qui sera venue résider en son château, en compagnie de son fils âgé de quatre ou cinq ans, tandis que son mari faisait le siège de Metz ? Dans cette hypothèse, le voyage du cardinal de Lorraine au château de Mauny, en l550, allégué par M Dossier, d'après l'autorité de M. Floquet, s'expliquerait tout naturellement par le mariage du duc d'Aumale, frère dn cardinal et troisième fils de Claude de Lorraine , premier duc de Guise, avec la sœur de la princesse de Sedan, fille, ainsi que cette dernière, du grand sénéchal et de Diane de Poitiers.

Nous déclarons, pour notre part, nous ranger à cette explication simple, naturelle et tout- à-fait plausible II est évident, pour quiconque lira avec attention les comptes de dépense qui sont l'occasion de cette discussion , que la grande Dame, mentionnée presque à chaque article de ce curieux mémorial, ne peut être autre que la propriétaire du domaine, et non quelque personnage en visite ou en passage accidentel. Or, s'il est constant que Marguerite de France n'a point possédé le château de Mauny,—et cette certitude paraît résulter de la note que nous venons d'analyser, — il demeurera également prouvé qu'elle ne peut être l'auteur des dépenses relatées dans le Caterne de 1552, et cette qualité devra restera la princesse de Sedan, fille de Diane de Poitiers. Bien plus, les lettres portées par un messager à madame de Valentinois, et la réponse rapportée par un autre messager, seront tout simplement la correspondance habituelle entre la fille et la mère. Bien d'autres argumens nous viendraient en aide au besoin; mais ce que nous venons d'exposer suffira sans doute pour établir la conviction.

Depuis la publication de l'article de M. Dossier , nous avons reçu une lettre du propriétaire actuel du domaine de Mauny, qui réclame contre l'imputation , ipie cet article pourrait faire peser sur lui, d'avoir fait brûler , en 1833 , toutes les archives anciennes de ce château. M. Remi Caban est resté complètement étranger à cet acte de vandalisme , qui a été, en effet, consommé à cette époque par les derniers propriétaires, lesquels eurent, toutefois, le soin d'extraire de ce précieux dépôt tous les titres relatifs à l'établissement et aux droits de la propriété.

La version Héron

En 1843, A. Héron soutiendra aussi que Madame était tout simplement Françoise de Brézé, la fille de Diane de Poitiers. Elle avait épousé le 19 janvier 1539 Robert de la Marck, duc de Bouillon (1512-1556) et maréchal de France et aurait eu 9 enfants de son union.

.JOURNAL DE LA DÉPENSE FAITE PENDANT LE MOIS DE DECEMBRE 1552 PAR FRANÇOISE DE BRÉZÉ ET SON TRAIN

INTRODUCTION

Le compte de dépenses que nous publions ici est contenu dans un manuscrit original appartenant à la Bibliothèque municipale de Rouen, ancien fonds Y 116 (ancienne cote Y 24 (b) 22 b, inscrite au verso de la couverture.)

Il est écrit sur papier et couvert en parchemin; ses dimensions sont de 310 millimètres sur 210. Indépendamment d'un feuillet de garde portant à l'angle supérieur de droite la lettre D, il comprend 3 feuillets dont le dernier est coté 38, le feuillet 36 étant suivi d'un 36 bis. Le compte occupe les 34 premiers feuillets et partie supérieure du recto du 35e, dont le verso est resté blanc, ainsi que les deux côtés du 36e ; puis, viennent, feuillets 36 bis et 37, les « Parties fournies par le concierge de Maulny tant pour la norriture des chiens cy apres declairez que pour une piece de tapesserie qu'il a faite et aultres choses comme s'ensuyt »; enfin le recto et le verso du feuillet 38 sont demeurés blancs.

Le manuscrit provient d'un don fait, en 1840, à 1a Bibliothèque, par M. Dossier, ancien procureur du roi à Rouen, ainsi que l'atteste une lettre du donateur, intercalée en tête du cahier avec une note de M. A. Pottier, relative à l'identification de la personne désignée simplement sous le titre de « Madame », un extrait du Bulletin de la Société d'Ernrrlatiorr de Rouen, séance du 1er décembre 1843, et une note sur la baronnie de Mauny.
Il est inscrit sous le n° 1446 dans le Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de Rouen (t. I, p. 433), rédigé par M. H. Omont, et désigné par ce titre « Journal de la dépense faite pendant le mois de décembre 1552 par Madame et son train, à Mauny. »

Les guillemets qui encadrent ce titre pourraient donner à croire qu'il est copié sur le manuscrit même il n'en est rien. Tout au haut de la couverture en parchemin, on lit, à gauche Caternes du compte // VIe de Claude Godart, et, à droite Decembre mil Ve lij pour Madame, et le premier feuillet débute simplement par cette date et cette mention « Joeudy premmier jour de decembre mil cinq cens cinquante deus, Madame et son train a Mauny tout le jour. Claude Godard tresorier et recepveur general des finances de Monseigneur ordoné a paier la despence. »

Une autre erreur résulterait encore du titre donné par le Catalogue imprimé Madame n'a point séjourné à Mauny pendant tout le mois de décembre; d'après le compte même, arrivée en octobre (1), elle en est partie le 9 décembre pour se rendre à Paris, après s'être arrêtée quelques jours Anet.
(1) V. le compte da mercredi 7, sous la rubrique Escuyrie.

Signalons encore cette autre erreur bien singulière du même catalogue. Après avoir dit de ce compte « C'est probablement le Journal original des dépenses de Fran- çoise de Brézé, baronne de Mauny (+1574) », il ajoute « Voyez Société libre d'Émulation de Rotren, 1er et 10 octobre 1843. »

Or, l'extrait du Bulletin de cette Société, dont nous avons parlé plus haut, donne ainsi la date « ler l0e 1843 ». Qui ne sait que cela veut dire « 1er décembre 1843 » ? Le catalogue en fait le 1er et le 10 octobre. Ajoutons qu'il ne mentionne pas « les parties fournies par le concierge de Maulny, etc. », qui remplissent les folios 36 bis et 37.

M. Dossier avait successivement émis deux hypothèses erronées sur l'identification de « Madame » à M. André Pottier, l'éminent conservateur de la Bibliothèque municipale de Rouen, revient l'honneur d'avoir alors établi d'une manière définitive quelle était cette grande dame dont la dépense nous a été conservée. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire cette note annexée au manuscrit.

« La question de savoir quelle est la grande dame qui, pendant le mois de décembre 1552, séjourna avec son train, c'est-à-dire avec sa suite, pendant quelques jours au château de Mauny, a exercé la sagacité de quelques personnes, et entre autres celle du donateur de ce précieux cahier, M. Dossier, ancien procureur du roi, à Rouen; ce dernier a successivement émis la conjecture que c'était Diane de Poitiers, et, dans une notice spéciale, Marguerite de France, soeur de Henri II, et que le dauphin François l'accompagnait. Ces deux suppositions ne me paraissent nullement fondées. Il résulte de l'examen attentif de ce compte de dépenses et des nombreuses particularités de détail qui s'y rencontrent, que cette dame devait être tout simplement la propriétaire du château, c'est-à-dire Françoise de Brézé, baronne de Marrny, fille de Louis de Brézé, sénéchal de Normandie, et de Diane de Poitiers, mariée en 1538 à Robert de la Mark, IVe du nom, duc de Bouillon, dont elle eut neuf enfants, trois fils et six filles, qui demeura veuve en 1556 et mourut en 1574.

On ne voit pas pourquoi, quand cette explication se présente si naturellement à l'esprit, on ferait intervenir une personne étrangère la famille des propriétaires du château, telle que Marguerile de France. Quant à Diane de Poitiers,  qu'il était beaucoup plus plausible de mettre en avant puisque le château de Mauny avait appartenu son mari avant qu'il l'eût transmis à sa fille, il est évident qu'elle doit être écartée, puisque, deux reprises différentes, le mardi 6 décembre et le dimanche 11, on voit la dame dont nous cherchons à déterminer le nom et la qualité, envoyer des lettres à Mme de Valentinois ou en recevoir d'elle. Ainsi on lit la date du 6 décembre "a ung messager pour avoir porté lestres de Madame la duchesse de Valentynois à madite dame V solz. — 11 décembre: Au lacquet qui a porté un pacquet de lestres de Evreux a Paris a Madame de Valentynois XVIII solz. »
Ce dernier article surtout est concluant, car Françoise de Brézé, qui avait quitté Mauny le 9 décembre, était le 11, jour de l'envoi à Evreux. On peut conjecturer que Françoise de Brézé, qui était à Mauny depuis le commencement du mois de décembre, ayant reçu le 6 des lettres de sa mère qui l'engageaient à se rendre Paris, partit le 9 avec son train, séjourna le 11 à Évreux, puis du 13 au 19 Anet, et arriva le 20 Paris ou elle séjournait encore la fin du mois. Quant aux jeune seigneur et aux damoiselles et petites filles auxquels les comptes font allusion, ce devaient être les enfants de Françoise de Brézé, qui en avait à cette époque de très jeunes. »

On ne saurait rien ajouter à une démonstration aussi péremptoire.

Ce compte de dépenses apporte une contribution dont on appréciera l'intérêt à la connaissance du prix des denrées et des travaux au milieu du XVIe siècle; ce titre, il peut être utilement rapproché des documents analogues déjà publiés; il est en outre précieux parce qu'il nous fait connaître quelles étaient alors les dépenses d'une grande maison. La quantité des fournitures de table nous autorise à dire que le personnel attaché à la maison de Robert de la Mark, alors gouverneur de Normandie, et de Françoise de Brézé, était assez considérable; encore ne s'agit-il que des gens qui séjournaient à Mauny ou qui accompagnaient Madame dans son voyage à Paris. Nous ne trouvons malheureusement que peu de renseignements sur ce personnel. Après les noms de Claude Godart, trésorier et receveur général des finances de Monseigneur, du maare d'hôtel de Granval, de Le Maistre de la Menardière, du receveur Langlois, de Loys Duret, chargés du maniement des deniers, nous relevons ceux de M. de Segla, écuyer de Françoise de Brézé, des pages Quenet, Laroche, Monbelon et Hautenez, de Mlle de Gometz, de Mlle du Quenet et de son serviteur Pierre, des laquais Huyllot et Regnault, des fourriers Masse et Bertren, de la fille de chambre Catherine, de Vrym, garçon de cuisine, de Jacques, Robert, Valentin, Jean Malot, François, Hector et son frére, attachés à divers titres, sans doute, au service de la maison, de Pierre, aide de l'écurie de Monseigneur, de Pierre, palefrenier de Monseigneur, de Pierre, muletier, ces deux derniers compris peut-être au nombre des cinq palefreniers et muletiers, inscrits chaque jour pour 21 sous à l'article fourière; mentionnons encore l'aumônier de Monseigneur, la nourrice de « Madame », un petit page et un petit laquais dont les noms ne sont pas donnés, le « rousyaux » de la cuisine et le concierge avec son « garson »; il est également possible que le tailleur Etienne ait été attaché la maison de « Madame ». Quant à Simon Legendre et Pierre Bourdoise, qui figurent chaque jour sous les rubriques paneterie et cuisine, c'étaient plutôt deux pourvoyeurs que des domestiques.

On sait qu'au XVIe siècle les grandes maisons passaient avec des pourvoyeurs des marchés par lesquels ceux-ci s'engageaient à fournir, pendant un temps et à des prix déterminés, toutes les denrées nécessaires à l'alimentation de la maison, On peut consulter à cet égard le marché passé à Rouen, le 22 novembre 1597 pour le duc de Mayenne, gouverneur et lieutenant général du roi en Normandie (1).

(1)  Ch. de Beaurepaire a publié ce marché dans le t. IV, p. 250-258 du Bulletin de la Société dt l'Histoire de Normandie.

Dans ce traité, les pourvoyeurs s'engagent à fournir la maison du seigneur, « en quelque lieu qu'il aille ». II en était sans doute ainsi pour la maison du duc de Bouillon, et c'est ce qui explique comment les mêmes provisions sont fournies à Françoise de Brézé et son train, non pas seulement à Mauny, mais aux différents lieux où elle s'arrête pendant son voyage et finalement Paris. Son matériel de cuisine l'accompagnait, comme le témoigne cet article du compte de fourière du 9 décembre « Pour le soupper de ij chevaulx et ij hommes qui ont amenez les besongnes de l'offyce de Mauny au Boytroude. »

Les dépenses d'hôtellerie ont seulement pour objet le vin, le bois, la belle chère (beau visage, bon accueil) et le desroy (dérangement) d'hôtel, et le vin (pourboire) des valets et chambrières.

Les dépenses de « Madame et son train sont consignées sous ces rubriques, paneterie, échansonnerie, cuisine, verdure, fruiterie, écrie, fourière, extraordinaire.
Les cinq premières sont relatives aux dépenses de table, mais on est étonné d'y trouver consignées certaines dépenses qui seraient mieux appliquées ailleurs; c'est ainsi qu'au compte de la fruiterie est portée la dépense en chandelles et que sous la fourière est inscrite la gratition donnée aux guides auxquels Françoise de Brézé a eu recours pendant son voyage. A l'article écurie sont consignées les dépenses relatives aux chevaux et aux voitures la rubrique fourrière comprend, outre la somme payée chaque jour aux cinq palefreniers et muletiers, toutes les dépenses afférentes au chauffage, aux vétements, au mobilier et à l'entretien des bâtiments; enfin, à l'extraordinaire sont imputées quelques dépenses personnelles de « Madame », notamment les aumônes qu'elle distribuait.

La paroisse de Mauny, où s'élevait le château des Brézé, fait aujourd'hui partie du canton de Duclair (Seine-Inférieure). Elle est située aux confins du département de l'Eure, sur les hauteurs boisées qui séparent les deux courbes formées par le cours de la Seine à la Bouille et au Landin. L'important domaine de Mauny, érigé en baronnie par Louis XI, comprenait les fiefs de Mauny, Thouberville, le Vivier, Plasnes et la Houssaye; il était entré dans la maison de Brézé par le mariage de Pierre II de Brézé, bisaïeul de Françoise, avec l'héritière de la famille normande des Crespin, Jeanne, comtesse de Maulévrier, dame du Bec-Crespin, Mauny, etc. Françoise, fille aînée (1) de Louis II de Brézé, grand sénéchal, lieutenant général en chef et gouverneur pour le roi en ses pays et duché de Normandie, le transmit à la maison de la Mark par son mariage contracté en 1538 avec Robert IV de la Mark, duc de Bouillon et prince de Sedan, qui devint maréchal de France en 1547, et gouverneur de Normandie en 1550.

(1) La fille cadette, Louise, dame d'Anet, épousa, en 1547, Claude de Lorraine, duc d'Aumale.


Nous tenons à la disposition des Internautes intéressés le texte original du cahier de dépenses de Françoise de Brézé.

SOURCES

Revue de Rouen et de Normandie, Volume 12.

Mélanges (Société de l'histoire de Normandie)