Par André Lépagnol

Une valise en bois aux armes du 6e régiment de tirailleurs algériens a survécu à cette guerre du Maroc plus connue sous le nom de guerre du Rif. Puis je l’ai retrouvée et, en soulevant la petite porte servant de couvercle, un nuage impalpable de souvenirs des évènements vécus pendant deux ans m’a transporté 88 ans en arrière...

 Cette valise appartenait à mon père, André Robert Joseph Lépagnol, né le 2 janvier 1905 à Heurteauville.

Heurteauville, un petit village rural de la Seine-Maritime (Seine-Inférieure à l’époque), au bord de la Seine, en aval de Rouen, juste en face de l’abbaye de Jumièges. Une petite église, une école publique laïque dans les locaux de la mairie, 2 ou 3 maisons autour formant le cœur du village. C’est un village tout en longueur, qui s’étend ferme après ferme au bord de la route qui longe la Seine sur 5 km, de la cale du bachot du Trait jusqu’au bac de Port Jumièges.
 
Enfant son éducation scolaire s’est faite autour du livre de G. Bruno : Le tour de la France par 2 enfants. Il avait 9 ans lorsque éclata la guerre de 14-18 et pendant ces 5 ans d’horreurs il fut élevé entre sa mère et sa tante. Son père, mon grand-père, ne fut démobilisé qu’en 1919, l’occupation de la Rhénanie Palatinat l’ayant amené à Mayence. Au retour de son père, ses parents, au cours des années 1920 s’installèrent comme métayers dans une ferme à la Mailleraye sur Seine, à l’époque Guerbaville, au lieu dit Caveaumont.


De gauche à droite : Ernestine, André et Louis Lépagnol.
En haut : Albert Pépin qui mourra en déportation à Dachau.

Ne se sentant pas le goût de l’agriculture ni de l’élevage, il entra au collège comme apprenti menuisier. A la fin de son apprentissage il trouva un travail à la centrale électrique « La Havraise » de Yainville. C’est la qu’il fabriqua de ses mains le petit coffre de bois qui devint une valise qui devait l’accompagner jusqu’ au Maroc.


Puis à 20 ans il doit partir pour le service militaire. Ce jeune homme de la campagne, qui ne connaissait pas encore internet et qui n’était jamais sorti au delà d’un rayon de 30 kms, échappées générées par la pratique de la course cycliste, reçut sa feuille de route pour l’Algérie. C’est le départ d’une odyssée vers des pays inconnus, et des gens de culture dont à cette époque on ignore tout.

Pourquoi l’Algérie ?


Tout d’abord la France qui termina la conquête de l’Algérie par Bugeaud en recevant la reddition d’Abdel Kader et de sa smala en 1830 se doit d’assurer une présence militaire de maintien de l’ordre et de pacification afin de rassurer les colons qui viennent peupler ce pays si riche de promesses.

Ensuite, le Maroc voisin, protectorat français depuis 1912 suite à un traité signé avec le sultan Moulay Hassan, connait une grave situation de rébellion depuis 1920, rébellion contre l’occupant espagnol, l’Espagne en effet occupe le nord du Maroc, le Rif.
Cette rébellion conduite par Abdel Krim infligera aux espagnols des désastres militaires qui mettent en péril la souveraineté  du sultan.

 Abdel Krim à la tête d’ une armée de 70 à 80 000 hommes constituée de très bons guerriers devenant de plus en plus ambitieux et représentant un très grand danger pour la région, les forces militaires françaises et espagnoles vont mettre leurs forces en commun et sous l’impulsion du maréchal Pétain , une armée de plus de 400 000 hommes, dotée de moyens performants et d’ un savoir-faire militaire hérité de la grande guerre , va entamer une guerre sans merci à Abdel Krim.

C’est à cette guerre dont on parle peu en métropole que les appelés du contingent vont être conviés.

La feuille de route est arrivée, le moment du départ est imminent. Sous des apparences détachées, une certaine inquiétude règne. Etre appelé dans un régiment de tirailleurs algériens et devoir s’expatrier pour 2 ans en Algérie loin de ses racines c’est un immense souci pour la famille et les proches. C’est un saut vers l’inconnu.

Armé de sa valise en bois et cachant son anxiété mon père escalade le marchepied du car direction Barentin. De là le train à petite vitesse récupère les jeunes gens partant au service militaire pour les acheminer vers leur centre de recrutement.

Après quelques jours, arrivée à Marseille pour effectuer les quelques mois traditionnels de classe  – bagottage, maniement des armes, formation à la théorie et discipline militaire –   mises à part les contraintes de la vie militaire, la vie entre individus du même âge et d’origines différentes, mais tous français de souche s’organise sans trop de difficultés. Cependant  l’avenir interpelle, on parle d’un départ proche pour l’Algérie, et on n’ ignore pas les évènements du Maroc. La destination serait l’Oranais, très proche de la frontière marocaine.
Le 25 juin 1925, une carte postale annonce le départ le lendemain pour Oran. Le commentaire est laconique et évite toute forme d’expression des sentiments qui l’habitent à ce moment.

Pour avoir vécu ces moments de solitude et d’incertitude, on trouve le réconfort et on surmonte son cafard grâce à la cohésion du groupe et à l’appui des copains. De plus la jeunesse reprend toujours le dessus et l’insouciance maintient le moral.

Débarqué à Oran il sera acheminé à Tlemcen, centre principal du 6 ème régiment de tirailleurs algériens. Tlemcen est une ville située sur le plateau de l’Atlas tellien à 700 m d’altitude. C’est une ville historique considérée comme la perle du Maghreb. Cependant l’heure n’est pas au tourisme culturel mais plutôt à la réflexion pessimiste. Pensez se retrouver incorporé au milieu de jeunes indigènes pas vraiment conquis par l’idée de la colonisation française. Il envoie une carte à ses parents ou il écrit ceci : «  je vous mets cette carte, une belle indigène, surtout gardez les toutes j’en ferai une collection quand je rentrerai comme souvenir de l’Algérie, pays que j’aurais jamais voulu connaître. Mais enfin on voit du pays, on apprend bien des choses que je vous expliquerai à mon retour car on en voit de toutes les couleurs et de tous les échantillons. »



Au cours de cette fin du mois de juin et du début juillet 1925, il devient nécessaire de créer un rapprochement avec les recrues indigènes. Dans la compagnie, seuls une dizaine de français se trouvent mélangés avec les locaux. Ce sont pour la plupart des gens qui viennent du bled, des agriculteurs ou des bergers. Ils ne parlent pas le français. Des cours de langue française sont dispensés par les officiers.

Brice Poulot, rédacteur à la revue historiques des armées écrit à ce sujet : « L’enseignement du français a fait partie intégrante de la vie quotidienne des soldats indigènes. En effet, dès la fin des années 1920 le français tend à s’imposer comme langue unique de communication pour répondre à la fois à des besoins opérationnels mais aussi économiques. Ainsi l’armée a largement contribué au développement du français en Afrique au détriment des langues locales. Le travail entrepris alors par les militaires pour enraciner le français comme langue principale de communication pose les jalons de l’enseignement du français de spécialité à un public d’apprenants adultes. Force est de constater que sans l’aide d’enseignants, de traducteurs ou de linguistes, ces officiers ont su s’adapter et se faire le relais d’une politique linguistique des armées dont les décisions étaient prises loin de la réalité du terrain. Les quelques manuels créés à l’époque sont les derniers témoins de cette épopée didactique qui a grandement participé au rayonnement de la langue française en terre africaine. »

En plus de la barrière de la langue, la cohabitation entre deux cultures et deux religions si différentes ne se fait pas sans heurts. Afin de lier tous ces jeunes, des manœuvres militaires vont avoir lieu. Une marche de 10 à 12 jours est annoncée et sa carte du 17 juillet 1925 représentant une vue panoramique de Marseille, carte achetée dans cette ville avant le départ pour l’Algérie annonce aussi le départ de sa compagnie pour Marnia, ville située à une trentaine de kilomètres de Tlemcen dans la plaine.



Au retour des manœuvres, il envoie de Tlemcen une carte à sa tante Marthe et à son oncle Louis Cette carte le représente en uniforme de sortie et il confirme le départ de sa nouvelle compagnie pour Marnia avec quatre copains du Havre.




La carte ci-dessous situe les villes de Tlemcen et de Marnia près de la frontière du Maroc.

Sa compagnie est maintenant à Lalla Marnia. Sa carte du 23 août 1925 ne respire pas l’optimisme. La ville est au milieu du bled, au fond de la vue panoramique on aperçoit la montagne.

Marnia est une petite ville fondée par les phéniciens puis soumise à l’ influence romaine avant de subir la domination turque. La France y installera un poste militaire en 1844 avant d’entreprendre de grands travaux d’assainissement et d’irrigations. Une recette des domaines fut construite en 1856 ainsi qu’une église en 1877, une mairie en 1889, une mosquée en 1892 et une gare en 1906.

Il semble qu’Ahmed Ben Bella soit né à Marnia en juin 1916. Dans cette carte il parle d’un éventuel changement de garnison pour Nemours au bord de la Méditerranée.


La perspective de mouvement de son bataillon vers Nemours sera annulée et le travail au cantonnement de Marnia est de plus en plus difficile à supporter . D'après sa carte du 30 août 1925 depuis Marnia, l'ensemble du travail du bataillon repose sur les Français de la métropole. Ceux-ci ne sont que 10 et ils ont protesté contre le fait de devoir tout faire .Il a donc écopé avec deux de ses copains de huit jours de «  cabane « . Cela signifie interdiction de fumer, d’écrire, suppression du vin et du café. Il a cependant le moral car il bénéficiera d'une permission dans deux mois. Bientôt huit mois d'absence et de conditions de vie stressantes dans un environnement peu amical. Les relations avec les recrues indigènes sont souvent tendues.




L'inaction engendre un climat de nervosité. Les deux mois de fin d'été vont apporter du mouvement car les troupes d'Abd el krim  sont très actives et encouragées, même alimentées en armes par des pays qui voient le moyen d'affaiblir la position de l'armée franco-espagnole tels l'Allemagne et les États-Unis, infligent de très dures attaques aux postes militaires isolés. Le sixième régiment de tirailleurs algériens va partir en campagne et prendre part aux colonnes.

Une colonne est un corps de troupe destiné à parcourir le pays en différents sens pour y maintenir la tranquillité et pour en chasser les partis ennemis. Le Pays à parcourir est le Maroc dans sa partie désertique et montagneuse. La troupe est constituée de divers corps, des méharistes, des pelotons de tirailleurs et des goumiers. Elle comprend autour de 250 hommes. C'est une troupe montée à dos de dromadaires. Plus de 300 dromadaires en comptant les montures de réserve et les chameaux de bât s'élancent dans le désert de sable les montagnes et les djebels. La colonne fait  halte  dans les points d'eau et s'attarde parfois dans les villages autour des oasis.

Lors des arrêts il est important d'apporter à sa monture un maximum de soins. Un tirailleur sans monture ou détenteur d'un dromadaire à la bosse fondue est en grand danger. J'ai du mal à imaginer ce qui se passe dans la tête d'un homme venant des riches et humides plaines de Normandie, qui se trouve brinquebalé sur le dos d'un dromadaire sous un soleil de plomb, assoiffé , et ayant pour tout horizon des dunes de sable ou des djebels  rocailleux et dénudés. Sous la chaleur on a l’impression que l’air tremble.

Mon père racontait parfois ces raids en pays inamical où à tout instant le danger d'une attaque peut survenir. Des observateurs détachés par deux (les choufs) montent la  garde en protection de la colonne. La nuit tombe très vite dans le désert, lorsque le capitaine ordonne l'arrêt, il a choisi un endroit propice, dans un repli de terrain avec si possible un point  d'eau, le bivouac  s'établit en forme de rectangle  et après avoir dispensé les soins à sa monture et lui avoir mis les entraves le tirailleur creuse  son  trou individuel  et s'installe pour la nuit. Changement de décor, après la chaleur accablante de la journée, le mercure descend en dessous de zéro.

 Les méharistes sont des soldats professionnels, c'est-à-dire des engagés volontaires. Ce sont des nomades qui sillonnent le désert  en menant une vie d’ascète, transportant sur leur monture les éléments de base nécessaires à leur survie en milieu inhospitalier.

La colonne comprend aussi les goumiers. Ce sont des troupes indigènes encadrées d'officiers français.

Le général André Trancart, un ancien méhariste, a bien connu les goumiers. Il en dit ce qui suit :

« les goumiers, vêtus de leur costume traditionnel, chèche bleu qui déteint, le poignard au  côté , orgueilleux, cupides, braves, pleins d'une réelle noblesse, ils mènent leur existence normale avec en mieux, à chaque fin de  mois, la certitude d'une solde, de trois plats de riz, d'une demie pièce de Guinée, et la quasi propriété d'un mousqueton, bien inestimable qui à lui seul mérite qu'on s'engage »

Quant au  tirailleur  européens, qui passe brutalement d'une vie civilisée à une vie démunie de tout, il n'est pas en mesure de philosopher car il est bel et bien en guerre et donc  à la merci d'une balle au cours d'un accrochage. Un autre péril le guette, la maladie. Il est indispensable de respecter les consignes destinées à éviter les amibes ou le paludisme. Je me souviens d'avoir vu mon père en deux ou trois occasions terrassé  pendant quelques jours par une crise de « palud »

Pendant cette période que de péripéties !



J'ai en mémoire le récit d'aventures que je qualifierais d'extraordinaires  pour un jeune appelé du contingent. Lors d'un déplacement de la colonne, son dromadaire a quitté la colonne pour partir seul à l'aventure. Bien que le capitaine eut averti ses hommes qu’une telle situation pouvait se présenter, garder son sang-froid tient de l'exploit. En effet le capitaine avait informé les soldats que le dromadaire peut-être pris d'une espèce de folie du désert et que dans ce cas il fallait laisser aller, car bien que ces animaux aient subi un dressage particulièrement étudié, un certain atavisme les ramènent  pour quelques heures à leur instinct sauvage.
Que peut-on ressentir dans cette situation ? Mon père ne s'est jamais exprimé là-dessus. Après quelques heures le dromadaire retrouve sa colonne. On peut se poser la question de savoir ce qui dirige cet animal. J’ai oui dire  de situations où des hommes perdus dans le désert après avoir trouvé les points d'eau habituels taris ou empoisonnés  par quelque  carcasse morte ont été sauvés par l’instinct  de leur monture qui trouva un point d'eau qui ne figurait sur aucun des documents topographiques.

Une autre fois le commandant de la colonne ayant été averti qu'un village érigé autour d'une oasis était victime d'un rezzou, la colonne se déplaça vers ce village pour lui porter secours. Le rezzou est une opération menée par des pirates du désert. Il a pour but de capturer des animaux destinés à fournir au groupe une réserve de nourriture ainsi que toutes sortes de produits alimentaires. Le pillage et la mise à sac du village sont menés sans ménagement. La colonne arriva pour rétablir l'ordre, mais la poursuite des pirates s’avéra vaine.

 Pendant cette longue période de déplacement la colonne a fait halte dans une oasis  dont le chef du village  était très favorable à l'action menée par l’armée  française . Celui--ci organisa un méchoui géant au cours duquel une fantasia permit de voir à l’œuvre les cavaliers indigènes. Un spectacle inoubliable. Certaines oasis au milieu de magnifiques palmeraies sont des sites reposants. L'eau claire de l’oued qui favorise le développement de cette riche végétation, est un appel à la baignade après les  dures journées en colonne dans le désert. Mon père racontait que lors d'une de ses baignades, la sensation d'un corps froid de serpent  sur sa peau l'avait guéri à tout jamais de ce genre d'exercice. Mais la vie de la colonne reprend vite ses droits et ne peut échapper aux rigueurs des éléments. Un des pires moments dont il parlait toujours avec des réminiscences d'angoisse, c'était la confrontation avec la tempête de sable.  

Après deux  mois de course dans le désert, retour au cantonnement à Marnia. Tout près de son  quartier général se trouve la ville de Turenne qui héberge  aussi un bataillon de tirailleurs algériens. Lors d’une liaison avec ce cantonnement il envoie le 6 novembre 1925 une carte postale de cette localité, à sa mère pour lui souhaiter sa fête.



La guerre faisant  de plus en plus rage, son bataillon fut versé dans le corps d’armée de Taza, le Maréchal Pétain ayant réorganisé l’action du corps expéditionnaire. L’activité,  la bravoure des troupes mobiles avaient pu contenir les efforts d'Abdelkrim mais une action d’envergure allait être substituée aux actes fragmentaires des colonnes de pacification.

Il a participé à l'offensive française qui avait dégagé définitivement Taza et la Moulouya et reconquis la bordure méridionale du Rif.

En octobre le corps expéditionnaire espagnol avait repris Adjdir la capitale du territoire détenu par Abdelkrim.

En décembre, c'est la bonne nouvelle : un mois de permission. C'est la joie du départ pour la France, il passera Noël en famille.

Mais le 6 janvier 1926 il embarque de nouveau pour l’ Algérie à partir de Port-Vendres. Sa carte postale du 6 janvier 1926 annonce son départ pour Oran.

De retour à Marnia en ce début de l'année 1926, le bataillon s’apprête à partir en opération vers le Maroc. Un hiver particulièrement rude a ralenti les combats. Une sorte de trêve s'étant installée chaque camp met à profit le ralentissement des combats pour renforcer ses propres positions. La colonne est maintenant appuyée par des engins blindés, de l'artillerie et des troupes transportées par camion. L'aviation joue un rôle très actif en matière de renseignement sur les mouvements ennemis. La période de février à avril 1926 voit son bataillon en activité afin de profiter de la trêve mise à profit par les deux camps pour renforcer les positions acquises.

Il fait partie du corps d'armée de droite dit de Taza, général Marty et pendant cette période de calme relatif les troupes sont réunies dans de vastes camps. Sa carte de cette période montre un panorama du camp Girardot près de Taza.

Pendant ce temps la diplomatie s’agite et une conférence se tient à Oudjda  entre le 9 avril et le 8 mai 1926.Les prétentions d’Abd el Krim Influencé par ses amis étant inacceptables, les négociateurs franco-espagnols rompent les discussions. À partir de ce moment seule la force devra trancher le différend.

La fin de cette situation de semi armistice coïncide avec un radoucissement climatique qui à partir du 9 mai va favoriser la mise en marche de la puissante machine de guerre franco-espagnole. Le découragement des tribus lassées par cinq ans de guerre et ébranlées par la victorieuse offensive des alliés crée une situation favorable à l'avance des troupes vers le but à atteindre : obtenir la reddition d'Abd el krim. Une gestion audacieuse de la situation par l'état-major va permettre de pousser Abdelkrim à capituler.

Sa reddition sera obtenue le 26 mai 1926 à Targuist. Il se présentera en vaincu devant les lignes françaises le 27 mai 1926 à 5 h 15 près  de Tisenmourène avec sa smala.

Pendant ces quatre mois mon père en campagne a peu donné de nouvelles et je manque de témoignages  «  cartes postales ». Je l'ai souvent entendu parler de cette époque comme l'une des périodes les plus dures et éprouvantes de sa
 vie, à la fois par l'éloignement des siens, la rudesse des conditions de vie, l'incertitude sur l'évolution des hostilités, la crainte pour sa vie et l’incompréhension des raisons qui font qu'un jeune appelé du contingent effectuant son service national soit mêlé à une aventure qui n'est pas la sienne, et qui risque sa peau alors que la patrie n'est pas en danger.

Mais malgré quelques escarmouches locales la paix est revenue et il est de retour à Marnie  d'où il envoie le 1er juin 1926  une carte postale tirée de son stock   acheté à Marseille.



Il annonce son départ pour Colom-Béchar où il va chercher des jeunes recrues indigènes. Il dit aussi avoir reçu un courrier de son cousin Marcel né en 1906. Comme voisins ils ont partagé les mêmes jeux et usé leurs fonds de culotte sur les mêmes bancs d'école.

Le 19 juin il écrit de Marnia, la carte postale représente le » 65 « au combat. La chaleur commence à se faire sentir. Il parle d'une tempête de sable amenée par le sirocco. Il a reçu un nouveau courrier de Marcel et de la sœur de Marcel sa cousine Geneviève née en 1907. Il semble un peu nostalgique du pays car il y fait beaucoup allusion. Il commence à penser à la « classe ». Il indique qu'il assure la fonction de vaguemestre. Le vaguemestre est en quelque sorte le facteur militaire, chargé de récolter le courrier et d'en assurer la distribution.

Une carte envoyée de Marnia le 29 juillet 1926 représente un groupe de militaires au repos pendant la campagne du Maroc en 1926. La chaleur est accablante et une nouvelle tempête de sable envahit l'environnement. Cependant au pays le mois de juillet est particulièrement humide. La fin approche : 89 au jus !

Encore une carte de Marnia représentant le monument aux morts. Cette carte datée du 4 août 1926  annonce le retour à Marnia du reste du bataillon. La guerre du Rif est terminée.



Le 17 octobre une carte représentant le passage d'une caravane respire l'optimisme. Le retour au pays est pour bientôt. Au pays  les parents ont fait l'acquisition d'une baratte à beurre. Cette évocation de ce qui se passe à la ferme rapproche du moment de libération tant attendu. C'est une espèce de préparation psychologique spontanée. Il espère partir le 20 octobre soit dans trois jours.

« 7 au jus, ça gaze !!!
»

Surtout ne pas prévenir les proches et les amis afin de réserver la surprise. Cette phrase me ramène en 1940  au moment de la débâcle. L'armistice était signé et mon père replié jusqu'à Rennes traversa l'ouest de la France à pied en essayant d'échapper aux patrouilles allemandes et ainsi d'éviter le stalag. Nous nous étions réfugiés chez mes grands-parents à Heurteauville  et nous étions sans nouvelles. Ma grand-mère revenant de tourner le foin dans un herbage sur le coup de midi avait un air bizarre. Elle nous réservait une surprise : mon père l'avait retrouvée en pleine fenaison et ils étaient rentrés ensemble à la ferme en ménageant leurs effets. Les bonnes surprises permettent pendant un instant d'oublier les tracas et les contraintes d'une occupation qui durera cinq ans.

Que penser de cette génération qui au cours du XXe siècle aura connu la guerre de 14-18, la guerre du Rif, la guerre de 39-45, la guerre d'Algérie, d'Indochine et d'autres guerres de décolonisation.

Je terminerai sur cette strophe de Victor Hugo sortie d'un poème « des chansons des rues et des bois »
              « Depuis six mille ans la guerre
                 Plait aux  peuples querelleurs,
                 Et Dieu perd son temps à faire
                 Les étoiles et les fleurs. »


André LÉPAGNOL.

15 mai 2013

N.D.L.R
André Lépagnol. était fils de Louis Joseph Pascal Lépagnol et d'Ernestine Alphonsine Tabouret, mariés à Heurteauville en 1904. Il est décédé en 1989.

Vos réactions





Daniel Chancerel : Magnifique article très bien documenté, félicitations

Balaye L. Je suis profondément ému après la lecture de cet article. Mon émotion vient que mon Grand-Père paternel a été affecté au 6ème RTA à Tlemcen au mois de Janvier 1924. Passé Sergent le 3 Juin 1924. A fait la campagne du Maroc du 23 Avril 1925 au 23 Septembre 1925. Je n'ai pas la chance d'avoir des photos de lui en tenue, c'est pourquoi suite à votre récit je peux l'imaginer en situation.
Merci


Ventre : bravo,pour cet article,qui me plonge dans les histoires que me racontait mon père,de ses souvenir de campagne au  MAROC  dans la région de TAZA en 1924 étant affecté au 14° regiment de tirailleurs algériens

Sainson D
. Très bel article. Mon père né en 1905 dans le Berry était également dans le 6e régiment de tirailleurs algériens en 1925-1926 au moment de la reddition d'Abdelkrim. Je possède une photo de lui en uniforme, prise au même endroit que celle qui figure dans l'article (la console est la même).
Il pose avec un camarade dont j'ignore tout.