La norole était une petite brioche dont raffolait nos ancêtres. A Duclair, un jour de 1853, ce fut l'arme d'un crime. Raté...

Jean-Pierre Fleury était né l'année de la Révolution. Seul garçon d'une fratrie de cinq enfants, il était le dernier à se marier lorsqu'il convola, en 1830, avec une fille de Blacqueville, Aurore Bersout. Il eut pour témoins deux de ses beaux-frères : Étienne Duclos et Pierre Quevilly, mon trisaïeul qui exerçait alors la profession d'huilier à Saint-Paër.


L'église de Saint-Paër où se maria Jean-Pierre Fleury.

Les années passèrent.
Journalier, Jean-Pierre Fleury vivait misérablement, la vie allait son train, marquée par des incendies criminels et les coups de gueule du curé Latteur.

Le 10 mai 1853, sur la place du marché de Duclair, Fleury aborde le sieur Leriche : "Allez, c'est mon jour de bonté, je vous offre à boire !" L'homme s'étonne de la proposition de ce pauvre bougre. Il le connaît à peine. Mais bon, il accepte. Les deux compères poussent la porte du cabaret du sieur Fressange, avalent un verre et Fleury règle l'affaire d'une pièce de cinquante centimes. Les voilà dehors quand Fleury s'exclame : "Tiens ! que je suis bête ! Tandis que nous buvions, on aurait pu manger chacun une norole. J'en ai deux justement que j'ai achetées." Et il sort les brioches de sa poche, en tend une à son compagnon après un bref regard sur les pâtisseries et mange la sienne avec une satisfaction démonstrative, comme pour engager Leriche à en faire de même. Seulement, celui-ci est de plus en plus surpris par ces élans de générosité. Il commence à douter et empoche la norole : "Merci, mais je la mangerai plus tard !' Quelque peu désappointé, Fleury le salue. Et disparaît promptement.

Le doute se précise


Une demi-heure plus tard, Leriche est chez lui et regarde de plus près cette fameuse norole. Là, sur la croûte, deux points blancs apparaissent. Alors il rompt le gâteau. Stupéfaction : il est bourré de poudre blanche. Aussitôt, Leriche accourt chez le pharmacien de Duclair, Stanislas Persac, qui rend très vite ses conclusions. "Arsenic ! " Dans l'officine, il y a là le docteur Amédée Cavoret, le beau-frère de l'apothicaire. Cavoret était encore maire de Duclair voici peu : "Vous avez bien fait de ne pas manger cette norole. Elle contenait de quoi empoisonner trois hommes !..."
Leriche n'en revient pas : "Ce Fleury aura donc tenté de m'empoisonner. Mais pourquoi ! Pour quel motif de haine ou d'intérêt ! Je n'ai jamais eu de relations avec lui..." Et si Fleury n'était finalement que l'instrument d'un autre coupable, plus intéressé au crime, resté tapi dans l'ombre. Leriche ne tarde pas à comprendre quand, par deux fois, une connaissance vient lui rendre visite. C'est Louis-Pompée Vimard, chasse-moute à Saint-Paër. Voici six ans, les époux Leriche lui ont vendu pour 6000 F la nue propriété d'immeubles à Duclair. Et puis le 1er mai dernier, ils lui en ont abandonné l'usufruit moyennant 3000 F au comptant et une rente viagère de 365 F, réversible sur la tête du dernier vivant. Ils lui ont aussi réservé leur usufruit sur la maison qu'ils occupent ainsi que ses dépendances. Vimard avait donc tout intérêt à provoquer la mort des époux Leriche. Surtout celle du mari dont la forte constitution laissait présager une longue existence. La femme, en revanche, était une ivrogne invétérée qui n'allait pas tarder à rendre l'âme.
Tout se tient. Vimard a un mobile, il connaît Fleury de longue date. Rien d'étonnant si le garde-champêtre s'est fait l'instrument du garçon de moulin. Alertés, les gendarmes de Duclair arrêtent les deux hommes.

Trahi par L'Impartial


"Jamais, jure Vimard, jamais je n'ai eu d'arsenic !" Alors, on perquisitionne à son domicile. Et là, le juge d'instruction se révèle un fin limier. Il a passé la chambre à coucher au peigne fin quand l'ornement d'une armoire attire son attention. Il la descelle et découvre un paquet soigneusement dissimulé. Vimard se défend encore : "Il aura été caché là par ma femme à mon insu." Le magistrat n'est pas dupe. "Nous avons pris nos renseignements. Votre femme, Marie-Adélaïde Pionnier, est décédée voici maintenant quinze ans. Précisément le 17 août 1837.
Le dernier marié des Vieux

Louis Pompée Vimard fut le dernier marié de la commune des Vieux avant que la commune ne soit rattachée à Saint-Paër. Il s'y maria le 5 avril 1823. Son père était meunier sur la commune d'Aulnay qui allait perdre, elle aussi, son indépendance.
Natif de Barentin, le marié avait un oncle meunier à Pavilly et un ami meunier à Saint-Paër, Victor Loiselier. Son épouse, Marie-Adélaïde Pionnier, était alors couturière-lingère aux Vieux où son père exerçait la profession de toilier. Le couple Vimard a vécu à Duclair où ils sont recensés en 1836, lui étant chasse-moûte, elle blanchisseuse. Ils avaient trois enfants.
 "Or, le poison est enveloppé dans un fragment de journal. Et ce journal, c'est L'Impartial de Rouen. Cette feuille légitimiste a été lancée en mars 1845. Soit plusieurs années après la mort de votre épouse ! Ce n'est donc pas elle qui s'en est servi pour emballer l'arsenic. Mais vous !" La défense de Vimard ne tient plus. Il n'échappera pas aux Assises.

Vimard perd pied


Le procès s'annonce difficile pour les deux accusés. D'abord le représentant du ministère public s'appelle Millevoye. Comment voulez-vous lutter ! Mais surtout, les témoignages sont accablants. Comme celui d'un certain Bayard : "Depuis bien longtemps, et plusieurs fois, Vimard m'a prié de lui procurer de l'arsenic. J'ai toujours résisté à ses demandes. Mais le 5 mai dernier, j'ai fini par lui en acheter pour 20 centimes. Je les lui ai remis le 9." Autrement dit la veille du crime. " Mais, 
clame aussitôt Vimard. c'était pour tuer les rats du moulin où je travaille !"  Seulement, ses maîtres meuniers sont formels : "Jamais nous n'avons employé d'arsenic dans notre établissement !"
Vimard commence à perdre pied. "Oui, ce matin-là, j'ai donné de l'argent à Fleury. Il était venu me tourmenter plusieurs fois pour avoir de l'arsenic. Il voulait en mettre dans le café de Leriche. Alors j'ai fini par lui en donner dans la matinée du 10 mai en lui disant : surtout n'en donne pas à Leriche. Sers-t'en pour empoisonner les rats !"
La version de Fleury n'est, bien sûr, pas la même. "Le 10 mai, vers une heure et demie du matin, Vimard m'a donné deux noroles en me demandant d'en donner une à Leriche. Et il m'a désignée celle que je devais lui remettre. Je lui ai fait remarquer que je n'avais pas d'argent. Alors, il m'a donné 50 centimes et c'est avec cette pièce que j'ai soldée la consommation au cabaret. "
Après la scène du cabaret, Vimard aura commis l'imprudence de se montrer trop impatient dans la journée. Par deux fois, ce 10 mai, il ira trouver Leriche pour s'inquiéter de sa santé. L'autre en conçut alors les soupçons que l'on sait...

Verdict inattendu


La complicité de Fleury ne fait aucun doute. "J'ignorais que cette norole fût empoisonnée ! " Mais il le savait si bien qu'il a d'abord cherché à cacher la manière dont cette norole était tombée entre ses mains. Puis il finira par avouer que Vimard lui a désigné celle qu'il fallait remettre à Leriche. A la barre s'avance maintenant la femme Neveu. "Le 28 mai dernier, Aurore Bersout, la femme de Fleury m'a dit : c'est bien malheureux pour moi. Mon mari a été déjà deux fois à Duclair sans que nous puissions l'en empêcher. Vimard devait lui donner 20 F pour faire le coup et lui avait promis 200 F si l'affaire réussissait... "
C'est donc poussés par un vil intérêt d'argent que les deux complices ont cherché à empoisonner Leriche. Vimard pour avoir plus tôt l'usufruit de la propriété qu'il avait achetée, Fleury pour gagner les 200 F promis pour cet assassinat...

L'affaire est entendue. Mais c'est sans compter avec le talent Maître Ducôté qui défend Fleury avec un tel panache qu'il obtient l'acquittement. Inespéré ! Maître Edouard Renaudeau-d'Arc à beau descendre en ligne directe d'un frère de la Pucelle, il ne parviendra pas à faire entendre sa voix. Vimard, son client, est condamné à vingt ans de travaux forcés. Ce qui équivaut à la peine de mort pour ce quinquagénaire...

Epilogue


Châtain, les yeux gris, mesurant 1,70m, illettré, Louis Pompée Vimard est arrivé au bagne de Brest le 4 juin 1854. Un an plus tard, embarqué à bord de l'Armide, il fut transféré à Cayenne. Il y eut une activité qui lui valut le qualificatif de journalier et n'y récolta aucune punition. Il est mort le 13 juin 1856 sur un lit de l'hôpital Saint-Augustin. Il avait 55 ans. L'administration pénitenciaire le déclara veuf d'une certaine Honorine Godebout et père de trois enfants, seuls renseignements en sa possession qu'elle transmit à la mairie de Saint-Paër où l'acte de décès fut restranscrit. Effectivement, Vimard avait perdu sa première épouse, Marie Adélaïde Rose Pionnier à Duclair en 1837 alors qu'elle y était blanchisseuse et y demeurait. Elle avait 39 ans. Après 14 ans de mariage, était-elle séparée de son mari ? Lui habitait Saint-Paër et y était conducteur de chevaux. Voisins de la défunte, le pharmacien Denis et le commerçant Amable Delaunay avaient déclaré le décès en mairie. Le couple avait eu un garçon en janvier 1825 à Duclair, une fille en octobre 1828. Elle se mariera en 1847 à Duclair avec le sous-brigadier des Douanes Lebastard, natif de la Manche. Vimard est alors meunier et son fils chass-moûte.

Jean-Pierre Fleury, lui, est mort dans son lit le 12 mars 1857, à Saint-Paër, quatre ans après les faits. A 67 ans, il était toujours journalier. Son épouse lui survécut une quinzaine d'années et s'éteignit chez son fils Alphonse le 19 septembre 1872.

La victime de cette affaire est vraisemblablement Pierre Jean Baptiste Leriche, cultivateur à Epinay et qui fut quatre fois marié. Sa seconde épouse, Constance Blondel, de Duclair, est décédée prématurément en 1854. Quant à Leriche, il s'éteignit en 1867. Il n'avait pas mangé de Norole.



Source: Le Journal de Rouen. Rédaction : Laurent Quevilly sur une idée de Jean-Yves Marchand.



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