Constant et Victor Leborgne étaient deux frères nés à Saint-Paër. Et puis un jour, l'un voulut tuer l'autre. Le mobile du crime : une femme...


Constant et Victor Leborgne ont grandi à l'ombre du clocher de Saint-Paër...

"J'ai besoin d'arsenic pour soigner mes moutons..."
Le pharmacien tendit à Victor Leborgne le flacon sans hésiter. Il ignorait quel en serait l'usage...
Natif de Saint-Paër, Victor Leborgne était le berger d'un cultivateur de Pavilly. Il alla ensuite acheter une bouteille d'eau-de-vie dans un cabaret du pays, lançant à la cantonade : "ça me servira à prendre un bouillon !" Puis, sortant un pistolet de sa poche : "voilà qui doit servir à plusieurs personnes !" Pas un des clients ne jugea utile d'en avertir les gendarmes.
Le soir du dimanche 1er mars 1840, vers minuit, Victor Leborgne se rend chez son frère aîné, établi comme charpentier à Villers-Ecalles. Il s'approche de la fenêtre de la chambre, brise un carreau et fait entendre des injures chargées de menaces. Réveillés en sursaut, les époux voient leur agresseur partir. Mais le revoilà deux heures plus tard. Il vient de boire trois grands verres de goutte et a versé dans le dernier tout son arsenic. Leborgne frappe à nouveau sur cette fenêtre qu'il fait cette fois voler en éclats. Puis il pointe son pistolet, lâche la détente. L'amorce brûle, le coup ne part pas. Qu'à cela ne tienne, Victor Leborgne tire encore en direction du lit où étaient couchés son frère et son épouse. Et le coup porte sur la muraille contre laquelle est appuyé le lit, à deux pieds tout au plus de la place occupée par les époux qui par miracle ne sont pas touchés.
Affolé, le couple voit Victor Leborgne pénétrer dans la chambre. Les effets de l'arsenic se font sentir. Il se couche au pied du lit pour y attendre, pense-t-il, le dernier soupir. Mais, manifestement, il n'a pas bu la coupe jusqu'à la lie... Curieusement, le couple n'ira pas donner l'alerte.

Quand vient le jour, Leborgne est toujours en vie. Alors, il se rend chez le sieur P... , un cultivateur, et n'y trouve que sa femme. Celle-ci est fort effrayée en voyant cet homme couvert de sang par les blessures qu'il s'est occasionnée en cassant les carreaux de son frère. "C'est votre fils que je cherche, s'écrie Leborgne en furie, il faut que je le tue !" Heureusement, le garçon n'est pas là. Alors, Leborgne frappe la paysanne et se retire en l'injuriant.

Enfin prévenus, les gendarmes finissent par retrouver Leborgne, caché dans le bois près de Saint-Paër, à un quart de lieu du domicile de son frère. Et il est là, son frère, en compagnie de la maréchaussée. De même que le sieur P... Quand le fugitif voit Constant vouloir s'emparer de lui, il se saisit d'un bâton qu'il brise sur son dos avec rage. Le sieur P... s'interpose alors et reçoit pour sa part un violent coup de pied. Mais les gendarmes parviennent enfin à s'emparer du forcené et à lui mettre les fers aux mains. On le conduit en prison.

Maudit service militaire


"Maintenant, qui a pu le pousser à cette série de crimes ? s'interroge le Journal de Rouen. Une jalousie d'amour !" Victor Leborgne avait eu jadis des relations intimes avec Marie Sannier, une fille de Bacqueville. Appelé sous les drapeaux, il avait dû quitter le pays. Or, pendant qu'il était au service, Marie Sannier épousa Constant Leborgne, son frère ! Constant était alors charron et Marie tisserande. Le mariage fut célébré aux Ifs le 20 décembre 1826. Premier motif d'animosité donc. Premier mobile de vengeance. Seulement, Victor Leborgne conserva des relations avec celle qui était devenue sa belle-sœur. Mère de cinq enfants, elle allait sur la quarantaine et conservait un bel appétit charnel. Car Victor Leborgne découvrit un jour que sa maîtresse était aussi celle du fils P... C'est là, avouera-t-il, qu'il conçut le projet de tuer les protagonistes de cette pantalonnade et de se donner la mort.

M. de Stabenrath, juge d'instruction et M. Censier, substitut du procureur du roi, se rendirent à Villers-Ecalles pour s'informer de l'affaire. Parmi les pièces à conviction qui furent saisies : le verre dans lequel Victor Leborgne avait bu son eau-de-vie. On devrait dire son eau-de-mort. Il contenait encore une grande quantité d'arsenic.

Épilogue

Marie Sannier mourut cinq ans après ces faits, le 12 août 1845. Elle avait 43 ans. Constant Leborgne se remaria le 15 janvier 1849, à Epinay-sur-Duclair, avec Louise Scholastique Letellier, native de Duclair, veuve Thomas Leclerc.

Parmi ses cinq enfants, feue Marie Sannier avait donné le prénom de Victor à l'un de ses fils. Marque d'estime pour son ancien fiancé qui était depuis devenu son amant. En 1851, âgé de 21 ans, ce garçon mourut à l'hôpital maritime de Brest alors qu'il était apprenti-marin.


Que devint Victor Vincent ? libéré du système judiciaire, il alla s'établir chez son frère à Epinay où il repris le métier de berger. Oui, chez son frère qu'il avait voulu tuer. Et c'est chez lui qu'il mourut le 3 mars 1864.

Veuf, son frère le suivit dans la tombe en 1870.






Laurent Quevilly. Source: Le Journal de Rouen




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