Janvier 1884

LE CRIME DE SAINT-PAER


Le parquet de Rouen s'est transporté hier, à une heure de l'après-midi, à Saint-Paër, près de Duclair, où un crime, entouré de circonstances assez mystérieuses, venait d'être commis.

Le garde champêtre assassin


Le meurtrier, qui n'est autre que le garde champêtre de la commune, un nommé Alphonse Morel, est venu se constituer prisonnier dès le matin, entre les mains du maire.
Il s'est accusé lui-même de l'assassinat d'un cultivateur de Saint-Paër, Stanislas Leroux, dont le cadavre, horriblement mutilé et littéralement haché de coups de couteau, a été trouvé sanglant devant la porte de son habitation.

La victime


Samedi soir, Stanislas Leroux, qui est âgé de 37 ans, revenait par le chemin de fer de Rouen, ou il avait été payer son terme à son propriétaire. En sortant de la gare du Paulu qui dessert Saint-Paër, il était allé causer pendant quelques minutes avec son père avant de rentrer chez lui, car son domicile est à l'autre extrémité du village.

A neuf heures environ, il quittait ses parents et sur le chemin il rencontra quatre jeunes gens auxquels il dit bonsoir. Au moment où ils passaient devant la barrière de Moeçl, celui-ci appela Leroux avec lequel uil était assez lié, au dire des habitants de Saint-Paër, et qu'il avait vu dans la matinée se rendant à la gare :
« Eh bien ! tu n'as pas manqué le train ce matin, lui dit-il. Entre donc un moment, j'ai une commission pour toi. » Leroux entra chez Morel. Morel et Leroux se trouvèrent seuls.

Le crime


Vers trois heures du matin, quelques habitants de Saint-Paër entendirent au loin des cris assez aigus: plusieurs se levèrent et sortirent sur le seuil de leurs portes, mais, tout rentrant bientôt dans le silence, ils ne prêtèrent pas autrement attenli m à ces appels.

Deux heures plus tard, Morel alla réveiller deux ou trois de ses voisins, en leur disant : « Je viens de tuer quelque chose devant ma porte, je ne sais pas si c'est un homme ou une bête; venez donc voir. » Les voisins se levèrent et munis de lanternes ils le suivirent jusque dans sa cour. Là ils se trouvèrent en présence du cadavre de Leroux, baignant dans une mare de sang. La figure la poitrine et le dos étaient criblés de coups de couteau, le côté droit, entièrement, ouvert, laissait apercevoir le foie. Les reins étaient également déchiquetés.

Eu voyant Leroux, Morel resta comme anéanti, en murmurant ; « C'est moi qui l'ai tué, Ce vais me dénoncer à la gendarmerie. Ses vêtements et ses mains étaient teints de sang.

Le meurtrier se dénonce


L'assassin se rendit aussitôt chez M. Lefebvre. maire de Saint Paër, et lui dit qu'après avoir bu pendant toute la soirée de l'eau-de vie de cidre avec Leroux. il était sorti pour le reconduire un bout de chemin. Après l'avoir quitté en l'embrassant, il était revenu tant bien aue mal jusque chez lui, et en arrivant dans sa cour il avait aperçu quelqu'un devant sa porte. Il avait crié : qui est là ! et comme on ne répondait pas, il s'était armé de son couteau et avait frappé à tort et à travers, croyant avoir affaire à un malfaiteur.

Dans son ivresse, pris d'un accès de rage, 1 s'était acharné sur le corps de Leroux et lui avait fait vingt ou trente blessures, alors qu'il était déjà, par terre.

Morel, après interrogatoire, a été écroué à la prison de Bonne-Nouvelle.



COURS D’ASSISES


COUR DE LA SEINE-INFÉRIEURE 

Présidence de M. le conseiller Leroux.

Audience du 9 février 1884. (Correspondance particulière de la Loi.) MEURTRE COMMIS PAR UN GARDE CHAMPÊTRE. — LE CRIME DE SAINT-PAER. Les circonstances du crime, autant que la qualité de l’assassin, qui était garde champêtre, ont excité une grande curiosité et la salle est absolument remplie d’une foule nombreuse qui se pressait dans la cour du Palais-de-Justice bien avant l'ouverture de l’audience.

L’accusé est un homme d’une taille moyenne, vêtu d'un pantalon de velours et d'un paletot de ratine. La figure est sans expression, le front bas et les cheveux coupés court, la moustache un peu rouge, taillée en brosse.

Morel a cependant l’attitude très repentante, et il sanglote convulsivement pendant toute la durée des débats. C’est à peine s'il peut répondre par mots entrecoupés aux questions que lui pose M. le président Leroux.

Le greffier donne lecture de l'acte d’accusation, ainsi conçu :

Le 9 décembre dernier, vers six heures du matin, le nommé Morel, garde champêtre de la commune de Saint-Paër, située entre Barentin et Duclair, à quelque distance de la ligne nouvellement créée, se présentait chez le maire, M. Leroux, et déclarait qu’il venait de tuer un de ses amis, Stanislas Leroux.

Le maire n’y voulait pas croire, mais, s’étant levé, il remarqua en effet le désordre des vêtements de Morel, en gilet à manches, les mains et une partie des vêtements ensanglantés.

M. le maire se rendit immédiatement à l'habitation de Morel, située non loin de là, et on trouva là un spectacle horrible.

A quelques pas de la barrière de la cour, et près de la porte d'entrée de la maison, la victime était étendue sur le sol au milieu d'une mare de sang. Le corps du malheureux était horriblement mutilé : la gèle et le corps jusqu’à la ceinture n’étaient plus qu'une bouillie sanglante, et dans l’expertise médicale. M. le docteur constatait que le malheureux avait reçu plus de cent coups de couteau.

Le premier récit de Morel fut de dire qu’il connaissait depuis longtemps Leroux, qu'il l'avait rencontré la veille, vers neuf heures du soir, et avait passé avec lui la soirée et une partie de la nuit, puis qu'il l'avait reconduit à son domicile.

Morel revint chez lui et trouva, devant la porte de sa maison, un individu qu'il ne reconnaissait pas, et auquel il a demandé son nom ; l’inconnu, sans répondre, lui aurait porté un coup de bâton sur la main ; une rixe se serait engagée, et Morel, saisissant son couteau, en aurait frappé son adversaire à coups redoublés.

Cette scène horrible se passait au milieu de la nuit sans témoins; seuls, divers habitants avaient entendu quelques cris, lugubrement désespérés, mais ils ne s’étaient pas dérangés, croyant à quelques cris d'ivrogne attardé, auxquels se mêlait en même temps la voix de Morel, qui, croyait-on, faisait son devoir de garde champêtre 1

Les antécédents de Morel sont bons ; il était garde champêtre à Saint-Paër depuis treize ans, mais, depuis quelque temps, il passait pour s’adonner quelquefois à la boisson.

Tels sont les faits que viennent détailler les différents témoins appelés dans l’affaire et dont la liste commence par M. Emile Lefrancois, maréchal des logis de gendarmerie à Duclair.

La déposition de M. Lefrancois est la plus importante au point de vue légal, puisque c’est lui qui a reçu les premiers aveux de Morel.

Sur l’invitation de M. le président, le témoin retrace, d’après ses impressions, la scène telle a dù se passer ; d’après lui, Morel, ivre, n’aurait pas reconnu Leroux, et peut-être, après avoir reçu ce coup de bâton, sous l’influence de la boisson, surexcité par cette situation alcoolique, Morel, « voyant rouge », selon son expression, n’ayant plus la moindre intuition des faits, a frappé à tort et à travers sans savoir ce qu’il faisait ; enfin, Morel, dit le témoin, prétend ne pas se rappeler le moindre accident de ce drame lugubre.

Interrogé ensuite sur les constatations légales faites par lui, le maréchal-des-logis Lefrancois ne répète au Tribunal que ce que nous avons déjà raconté dans nos articles sur le crime de Saint-Paër; c’est-à-dire qu’il n’avait pas trouvé la femme Morel qui avait quitté la maison à huit heures, pour aller passer la nuit chez un habitant du pays, dont la mère était morte la veille.

M. Lefrancois continue en racontant les détails de sa perquisition, au cours de laquelle il a trouvé, dans la cuisine de Morel, le gâteau de Savoie que Leroux avait rapporté de Rouen, et qui, d’abord, avait été destiné à ses enfants et que la victime, après sa rencontre avec Morel, avait laissé dans la cuisine de ce dernier.

Deux verres qui avaient dû contenir de l'eau de vie de cidre étaient encore restés sur la table.

Plusieurs questions, qui ne portent que sur la question de fait, sont posées au témoin par la défense, qui insiste surtout sur la distance qui sépare la maison de Leroux de celle de Morel, et si on peut admettre que Leroux ait pu rentrer, s'apercevant qu’il avait oublié son gâteau à la maison de Morel avant l’accusé.

Le second témoin est appelé : Louis Follope, âgé de dix-neuf ans, domestique à Saint-Paër, est un des cinq jeunes gens qui se trouvaient avec Morel au moment de l’arrivée de Leroux. Le témoin déclare qu’à l’arrivée de Leroux Morel lui avait dit :

— Viens chez moi, j’ai une commission à te faire.

Le témoin n'a rien connu de la suite de cette lugubre affaire, ayant quitté Morel et Leroux quelques minutes après.

Le troisième témoin appelé est la nommée Rosalie-Marie Durécu, veuve Mabille, âgée de soixante-six ans, domestique à Saint-Paër, chez le père de la malheureuse victime.

Cette déposition produit une certaine sensation, car le témoin est une pauvre vieille femme, un peu sourde et dont le récit est souvent entrecoupé de larmes. En effet, la veuve Mabille a vu tout enfant Stanislas Leroux, qu’elle aimait comme son propre fils.

Invitée à faire sa déclaration, elle raconte que le 9 décembre, vers quatre heures dix minutes du matin, elle avait entendu frapper à la fenêtre de sa chambre et qu’elle avait demandé qui était là.

— « C'est le garde champêtre, avait répondu Morel, et je voudrais parler au père Leroux. »

La servante avait refusé d’ouvrir, puisque son maître était malade et qu'il était trop tôt pour l'éveiller.

Une seconde fois Morel était revenu et avait renouvelé sa question ; puis, sur un nouveau refus, et après avoir parlé à la bonne, il lui avait serré la main, et la veuve Mabille avait remarqué que Morel avait les mains « un peu collantes. »

— « Je n’avais, dit le témoin, fait aucune remarque, car il m’avait dit qu’il avait tué une bête ou un homme, et que c’est pour cela qu’il venait chercher le père Leroux. »

Les autres témoins n’apportent aucun éclaircissement, et après le réquisitoire et la plaidoirie, le jury se retire dans la salle des délibérations.

Cinq minutes après, le jury rapporte un verdict affirmatif, mitigé par les circonstances atténuantes, et Morel est condamné à cinq ans de réclusion.

(Ministère public, M. Levrier, avocat général ; défenseur, Mc Goujon.)