Le parquet de Rouen s'est transporté hier, à une heure de
l'après-midi, à Saint-Paër, près de Duclair,
où un crime, entouré de circonstances assez
mystérieuses, venait d'être commis.
Le meurtrier, qui n'est autre que le garde champêtre de la
commune, un nommé Alphonse Morel, est venu se constituer
prisonnier dès le matin, entre les mains du maire.
Il s'est accusé lui-même de l'assassinat d'un cultivateur
de Saint-Paër, Stanislas Leroux, dont le cadavre, horriblement
mutilé et littéralement haché de coups de couteau,
a été trouvé sanglant devant la porte de son
habitation.
Samedi soir, Stanislas Leroux, qui est âgé de 37 ans,
revenait par le chemin de fer de Rouen, ou il avait été
payer son terme à son propriétaire. En sortant de la gare
du Paulu qui dessert Saint-Paër, il était allé
causer pendant quelques minutes avec son père avant de rentrer
chez lui, car son domicile est à l'autre extrémité
du village.
A neuf heures environ, il quittait ses parents et sur le chemin il
rencontra quatre jeunes gens auxquels il dit bonsoir. Au moment
où ils passaient devant la barrière de Moeçl,
celui-ci appela Leroux avec lequel uil était assez lié,
au dire des habitants de Saint-Paër, et qu'il avait vu dans la
matinée se rendant à la gare : « Eh bien ! tu n'as pas manqué le train ce matin, lui dit-il. Entre donc un moment, j'ai une commission pour toi. » Leroux entra chez Morel. Morel et Leroux se trouvèrent seuls.
Vers trois heures du matin, quelques habitants de Saint-Paër
entendirent au loin des cris assez aigus: plusieurs se levèrent
et sortirent sur le seuil de leurs portes, mais, tout rentrant
bientôt dans le silence, ils ne prêtèrent pas
autrement attenli m à ces appels.
Deux heures plus tard, Morel alla réveiller deux ou trois de ses
voisins, en leur disant : « Je viens de tuer quelque chose devant
ma porte, je ne sais pas si c'est un homme ou une bête; venez
donc voir. » Les voisins se levèrent et munis de lanternes
ils le suivirent jusque dans sa cour. Là ils se
trouvèrent en présence du cadavre de Leroux, baignant
dans une mare de sang. La figure la poitrine et le dos étaient
criblés de coups de couteau, le côté droit,
entièrement, ouvert, laissait apercevoir le foie. Les reins
étaient également déchiquetés.
Eu voyant Leroux, Morel resta comme anéanti, en murmurant ;
« C'est moi qui l'ai tué, Ce vais me dénoncer
à la gendarmerie. Ses vêtements et ses mains
étaient teints de sang.
L'assassin se rendit aussitôt chez M. Lefebvre. maire de Saint
Paër, et lui dit qu'après avoir bu pendant toute la
soirée de l'eau-de vie de cidre avec Leroux. il était
sorti pour le reconduire un bout de chemin. Après l'avoir
quitté en l'embrassant, il était revenu tant bien aue mal
jusque chez lui, et en arrivant dans sa cour il avait aperçu
quelqu'un devant sa porte. Il avait crié : qui est là !
et comme on ne répondait pas, il s'était armé de
son couteau et avait frappé à tort et à travers,
croyant avoir affaire à un malfaiteur.
Dans son ivresse, pris d'un accès de rage, 1 s'était
acharné sur le corps de Leroux et lui avait fait vingt ou trente
blessures, alors qu'il était déjà, par terre.
Morel, après interrogatoire, a été écroué à la prison de Bonne-Nouvelle.
COUR DE LA SEINE-INFÉRIEURE
Présidence de M. le conseiller Leroux.
Audience du 9 février 1884. (Correspondance particulière
de la Loi.) MEURTRE COMMIS PAR UN GARDE CHAMPÊTRE. — LE
CRIME DE SAINT-PAER. Les circonstances du crime, autant que la
qualité de l’assassin, qui était garde
champêtre, ont excité une grande curiosité et la
salle est absolument remplie d’une foule nombreuse qui se
pressait dans la cour du Palais-de-Justice bien avant l'ouverture de
l’audience.
L’accusé est un homme d’une taille moyenne,
vêtu d'un pantalon de velours et d'un paletot de ratine. La
figure est sans expression, le front bas et les cheveux coupés
court, la moustache un peu rouge, taillée en brosse.
Morel a cependant l’attitude très repentante, et il
sanglote convulsivement pendant toute la durée des
débats. C’est à peine s'il peut répondre par
mots entrecoupés aux questions que lui pose M. le
président Leroux.
Le greffier donne lecture de l'acte d’accusation, ainsi conçu :
Le 9 décembre dernier, vers six heures du matin, le nommé
Morel, garde champêtre de la commune de Saint-Paër,
située entre Barentin et Duclair, à quelque distance de
la ligne nouvellement créée, se présentait chez le
maire, M. Leroux, et déclarait qu’il venait de tuer un de
ses amis, Stanislas Leroux.
Le maire n’y voulait pas croire, mais, s’étant
levé, il remarqua en effet le désordre des
vêtements de Morel, en gilet à manches, les mains et une
partie des vêtements ensanglantés.
M. le maire se rendit immédiatement à l'habitation de
Morel, située non loin de là, et on trouva là un
spectacle horrible.
A quelques pas de la barrière de la cour, et près de la
porte d'entrée de la maison, la victime était
étendue sur le sol au milieu d'une mare de sang. Le corps du
malheureux était horriblement mutilé : la gèle et
le corps jusqu’à la ceinture n’étaient plus
qu'une bouillie sanglante, et dans l’expertise médicale.
M. le docteur constatait que le malheureux avait reçu plus de
cent coups de couteau.
Le premier récit de Morel fut de dire qu’il connaissait
depuis longtemps Leroux, qu'il l'avait rencontré la veille, vers
neuf heures du soir, et avait passé avec lui la soirée et
une partie de la nuit, puis qu'il l'avait reconduit à son
domicile.
Morel revint chez lui et trouva, devant la porte de sa maison, un
individu qu'il ne reconnaissait pas, et auquel il a demandé son
nom ; l’inconnu, sans répondre, lui aurait porté un
coup de bâton sur la main ; une rixe se serait engagée, et
Morel, saisissant son couteau, en aurait frappé son adversaire
à coups redoublés.
Cette scène horrible se passait au milieu de la nuit sans
témoins; seuls, divers habitants avaient entendu quelques cris,
lugubrement désespérés, mais ils ne
s’étaient pas dérangés, croyant à
quelques cris d'ivrogne attardé, auxquels se mêlait en
même temps la voix de Morel, qui, croyait-on, faisait son devoir
de garde champêtre 1
Les antécédents de Morel sont bons ; il était
garde champêtre à Saint-Paër depuis treize ans, mais,
depuis quelque temps, il passait pour s’adonner quelquefois
à la boisson.
Tels sont les faits que viennent détailler les différents
témoins appelés dans l’affaire et dont la liste
commence par M. Emile Lefrancois, maréchal des logis de
gendarmerie à Duclair.
La déposition de M. Lefrancois est la plus importante au point
de vue légal, puisque c’est lui qui a reçu les
premiers aveux de Morel.
Sur l’invitation de M. le président, le témoin
retrace, d’après ses impressions, la scène telle a
dù se passer ; d’après lui, Morel, ivre,
n’aurait pas reconnu Leroux, et peut-être, après
avoir reçu ce coup de bâton, sous l’influence de la
boisson, surexcité par cette situation alcoolique, Morel,
« voyant rouge », selon son expression, n’ayant plus
la moindre intuition des faits, a frappé à tort et
à travers sans savoir ce qu’il faisait ; enfin, Morel, dit
le témoin, prétend ne pas se rappeler le moindre accident
de ce drame lugubre.
Interrogé ensuite sur les constatations légales faites
par lui, le maréchal-des-logis Lefrancois ne
répète au Tribunal que ce que nous avons
déjà raconté dans nos articles sur le crime de
Saint-Paër; c’est-à-dire qu’il n’avait
pas trouvé la femme Morel qui avait quitté la maison
à huit heures, pour aller passer la nuit chez un habitant du
pays, dont la mère était morte la veille.
M. Lefrancois continue en racontant les détails de sa
perquisition, au cours de laquelle il a trouvé, dans la cuisine
de Morel, le gâteau de Savoie que Leroux avait rapporté de
Rouen, et qui, d’abord, avait été destiné
à ses enfants et que la victime, après sa rencontre avec
Morel, avait laissé dans la cuisine de ce dernier.
Deux verres qui avaient dû contenir de l'eau de vie de cidre étaient encore restés sur la table.
Plusieurs questions, qui ne portent que sur la question de fait, sont
posées au témoin par la défense, qui insiste
surtout sur la distance qui sépare la maison de Leroux de celle
de Morel, et si on peut admettre que Leroux ait pu rentrer,
s'apercevant qu’il avait oublié son gâteau à
la maison de Morel avant l’accusé.
Le second témoin est appelé : Louis Follope,
âgé de dix-neuf ans, domestique à Saint-Paër,
est un des cinq jeunes gens qui se trouvaient avec Morel au moment de
l’arrivée de Leroux. Le témoin déclare
qu’à l’arrivée de Leroux Morel lui avait dit :
— Viens chez moi, j’ai une commission à te faire.
Le témoin n'a rien connu de la suite de cette lugubre affaire,
ayant quitté Morel et Leroux quelques minutes après.
Le troisième témoin appelé est la nommée
Rosalie-Marie Durécu, veuve Mabille, âgée de
soixante-six ans, domestique à Saint-Paër, chez le
père de la malheureuse victime.
Cette déposition produit une certaine sensation, car le
témoin est une pauvre vieille femme, un peu sourde et dont le
récit est souvent entrecoupé de larmes. En effet, la
veuve Mabille a vu tout enfant Stanislas Leroux, qu’elle aimait
comme son propre fils.
Invitée à faire sa déclaration, elle raconte que
le 9 décembre, vers quatre heures dix minutes du matin, elle
avait entendu frapper à la fenêtre de sa chambre et
qu’elle avait demandé qui était là.
— « C'est le garde champêtre, avait répondu Morel, et je voudrais parler au père Leroux. »
La servante avait refusé d’ouvrir, puisque
son maître était malade et qu'il était trop
tôt pour l'éveiller.
Une seconde fois Morel était revenu et avait renouvelé sa
question ; puis, sur un nouveau refus, et après avoir
parlé à la bonne, il lui avait serré la main, et
la veuve Mabille avait remarqué que Morel avait les mains
« un peu collantes. »
— « Je n’avais, dit le témoin, fait aucune
remarque, car il m’avait dit qu’il avait tué une
bête ou un homme, et que c’est pour cela
qu’il venait chercher le père Leroux. »
Les autres témoins n’apportent aucun
éclaircissement, et après le réquisitoire et la
plaidoirie, le jury se retire dans la salle des
délibérations.
Cinq minutes après, le jury rapporte un verdict affirmatif,
mitigé par les circonstances atténuantes, et Morel est
condamné à cinq ans de réclusion.
(Ministère public, M. Levrier, avocat général ; défenseur, Mc Goujon.)