Valentin Deconihout, Valentin Boutard, Valentin Porgueroult, Valentin Cabut... Jadis, à Jumièges, tout le monde s'appelait Valentin ! Chaque année, on venait même de Bliquetuit pour vénérer le saint patron des amoureux. Pourquoi ? Petite histoire d'un grand mythe...
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ais d'abord qui était saint Valentin ? Difficile, très difficile à dire. L'Eglise en compte au moins sept. Oui, sept ! Et tous fêtés le 14 février. Si bien qu'à Jumièges, on ne savait plus trop lequel était le bon...
A quel saint se vouer !Maintenant, la chronique de l’abbaye délaissait parfois le patron des amoureux et des apiculteurs pour porter sa dévotion sur l'évêque de Terni, décapité à Rome trois ans après le premier. Tous ses disciples ayant été décimés en refusant d'abjurer leur foi. Valentin aspirait lui aussi à la palme du martyre. Mais Dieu préféra sans doute lui attribuer des dons pour mieux propager la bonne parole. C’est ainsi qu’un parent du tribun Fonteius se languissait de maladie. Au point de n’être plus qu’une masse de chair informe. Les prières du saint opérèrent la guérison. Alors la nouvelle parvint à Rome. De là, Craton appela Valentin pour guérir son fils, atteint lui aussi de difformité. Ce qui fut fait. Et toute la famille païenne de Craton se convertit. Le préfet en prit ombrage. Fit torturer Valentin. Et finit par le faire décapiter. La tête resta à Rome. Le corps fut secrètement transporté à Terni…
Quatre corps, deux têtes et plusieurs bras !Les choses se compliquent. En 1822, Collin de Plancy, dans son dictionnaire critique des reliques et des images religieuses nous dira que saint Valentin, mais lequel, avait son corps à Rome dans l’église Sainte-Praxède et sa tête dans l’église de Saint-Sébastien et encore un grand corps à Bologne, une tête à l’abbaye de Jumièges, la moitié d’un corps à Milan, un autre corps à peu près entier à Melun et quelques bras détachés à Macerata, dans la Manche d’Ancône, à l’abbaye de Saint-Denis de Mono, à l’escurial… et ailleurs !
Si
l’on ne sait à quel saint se vouaient les gens de
Jumièges, on est au moins sûr
de la date de la saint Valentin. On allait dire DES saints
Valentin… Dans la
Rome du Ve siècle, il subsistait une fête
païenne le 15 février : les
Lupercales. Après le sacrifice d'un bouc, on fouettait les
femmes avec les
lambeaux de peau de l'animal. Assurance de
fécondité. Et tout s'achevait par un
banquet. Chaque Romain tirait alors au sort la jeune fille qui lui
tiendrait
galante compagnie. Et parfois, il l'épousait. Devant ce rite
si peu catholique,
car dédié à Junon, le pape
Gélase Ier abolit les Lupercales en 495 et
renforça
la saint Valentin, célébrée la veille.
Elle devint la fête des amoureux à
partir de XVe siècle. Enfin on ne s'accorde pas non plus sur
le sens même du
nom Valentin. Pour les uns, il nous vient de valorem tenens,
qui
persévère, dans la sainteté. Pour les
autres, de valens tiro, soldat
vaillant. Mais, bon, dans les deux cas, nous avons affaire à
quelqu'un
d'opiniâtre...
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ne
date certaine : on vénère
déjà Valentin au XIe siècle
à Jumièges. Mais
depuis quand ? La légende veut que, lors d'un
pèlerinage sur la tombe des
apôtres, dans la ville sainte, un prêtre normand se
vit confier le chef du
martyr aux fins de l'offrir à quelque église de
France. Longtemps, il garda ce
trésor par-devers lui. Sans tenir son engagement. Pris enfin
de remords, il
vint en faire don à l'abbaye de Jumièges. Pour
lui, saint Valentin obtint de
Dieu la grâce de s'y faire religieux et de mourir saintement
ici. Cette
tradition déjà ancienne fut recueillie
à Jumièges vers 1120 par Baudry de
Bourgueil, évêque de Dol. Les moines, poursuit la
légende, doutèrent d'abord de
l'authenticité de cette relique. Sertie dans une
châsse d’Ivoire, elle fut
reléguée à une place subalterne de
leur maison. Sous le maître autel de
l’église Saint-Pierre. Mal en prit à la
communauté..
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ne armée de mulots envahit bientôt la presqu'île, dévorant grains et fruits. La famine était là. Alors, Valentin apparut à un pieu cénobite en prière à l'église. Le visage est rayonnant. Le saint est revêtu de ses habits sacerdotaux. Des habits d'évêque! Ce qui plaide pour le Valentin de Terni." Le chef en votre possession est bien le mien " assura l’apparition. Et d’exhorter le moine à en avertir ses frères. Il suffisait pour s'en convaincre de promener ce chef en procession. Et le fléau cesserait. Mais le frère n’en dira rien.
Alors, deux fois, trois fois,
Valentin revint hanter, réprimander
notre moine qui finit par confier son secret à
l’abbé. La décision fut prise.
Au matin, l'abbé avertit la population et la foule
affamée se pressa,
nombreuse, à l'abbaye. Là, on ouvrit la
châsse d'ivoire pour montrer le saint
crâne à l'assistance. Le chef fut ensuite
placé sur un char et l'on
processionna dans le bourg, dans la plaine voisine. De partout, les
mulots
surgirent et se groupèrent en pelotons. Bientôt,
ils se précipitèrent
docilement dans la Seine au lieu dit le trou des îles. On dit
aussi dans le
puits du village. La population ramassa dans la joie les
épis épargnés. Entonna
un Te deum
en rentrant processionnellement à l’abbaye. Un
culte était né.
Et, le 14 juin, Valentin fut dès lors honoré
à Jumièges comme l'étaient
Philibert, Aicadre et Hugues, ses premiers abbés. La
fête serait d’office de
première classe, de premier ordre. On construisit un autel
sous le jubé de
Notre-Dame. Et les habitants se joignirent aux moines pour financer une
châsse
d’argent.
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'explication de cette légende est sans doute plus prosaïque. En 1040, on entreprend la reconstruction de l’abbatiale. Seulement, on ne dispose d’aucune relique. Comment envisager une dédicace à la fin des travaux sans de tels ornements ? Les restes des premiers abbés, Philibert, Hugues, Aicadre sont toujours en Cambrésis où avaient fui les moines lors des incursions vikings. Du coup, le chef de Valentin, oublié un temps derrière son maître autel, trouva-t-il à ce moment une odeur de sainteté ? Robert Champart, abbé de Jumièges, promu évêque de Londres, dota en tout cas son ancienne abbaye des restes de saints anglais qui firent parfaitement l’affaire. Peut-être rapporta-t-il aussi quelques ossements sacrés de son voyage à Rome en 1051. Pourquoi pas le chef de Valentin s’il n’était déjà à jumièges ! Toujours est-il que le 26 mai 1052, autour du sarcophage de Champart, on disposa cinq pilastres. Sur l'un d'eux : une représentation de Valentin. Ce qui montre que son culte est déjà présent à Jumièges. Et puis on découvrit aussi dans le sol même de l'abbaye quelques reliques enfouies à l'arrivée des hommes du nord. Bref, le 1er juillet 1067, moins d'un an après la bataille d'Hastings, Guillaume Le Conquérant pouvait consacrer l'église Notre-Dame-de-Jumièges après 27 années de travaux. Une belle collection de reliques est bien en vue. Et toute la contrée est là pour acclamer le duc de Normandie.
L'étude
au lavis de Senties. Elle faisait partie de la collection Lepel-Cointet
et fut vendue aux enchères en 2015 à Drouot par
les
descendants de la famille.
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uand se présentèrent de nouvelles calamités, moines et paysans invoquèrent de nouveau Valentin. Ce fut le cas d'une terrible sécheresse. On la situe au XIe siècle. La précieuse relique fut cette fois portée jusqu'à l'église du Mesnil sous un ciel sans nuages. Il s'y tint une messe. A peine le prêtre avait-il prononcé la consécration qu'éclata le tonnerre. Si bien qu'il fut impossible de sortir du sanctuaire. L'orage ayant cessé, on se remit en marche.
Mais à
mi-chemin, les vannes célestes s'ouvrirent de plus belle.
Seulement, ces
torrents d'eau se déversaient de part et d'autre de la
procession. Nul ne fut
trempé. Peu après, on fit une nouvelle procession
pour les mêmes raisons. Ce
jour-là se produisit un nouveau miracle. Devenu aveugle, le
palefrenier de
l'abbaye, Ranulphe, avait dépensé son maigre
avoir auprès des chirurgiens. En
vain. Apprenant que la châsse allait passer devant sa porte,
il se fit conduire
par sa femme au milieu de la rue et pria les religieux de
s'arrêter. On
descendit la relique et l'aveugle se prosterna devant elle en priant
avec toute
l'assistance. Valentin lui rendit bientôt la vue. Il
guérit aussi des ses
langueurs le moine Urson qui, en 1093, allait devenir abbé
de Montebourg.
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l’abbaye, un autel était donc dédié à Valentin, sous le jubé de Notre-Dame où l’on marquait le 14 février. Durant les offices, deux cierges étaient allumés devant sa châsse. Quand on ne célébrait pas une messe à sa mémoire. Les habitants n'ont alors pour église paroissiale que celle de l'abbaye. Les dimanches et fêtes, ils la partagent avec des religieux peu enthousiastes de voir accourir ici après leur propre office la cohorte bruyante des paysans et manants. Les Jumiégeois avaient déjà élu Valentin pour protecteur. Ils lui voulaient un sanctuaire. Se disant prêts à l'édifier eux-mêmes et d'en supporter une partie des dépenses. Les moines aidèrent donc de bonne grâce la population à construire son église. Sur la route de Yainville, un 15 novembre, elle fut enfin placée sous le vocable de Valentin. Mais on ignore toujours quelle fut l'année de sa consécration. Seul Dumesnil, dans sa Seine Normande, ose les dates de sa construction : 1101-1127. Cochet affirmait que l'église, édifiée au XIe siècle, fut d'abord placée sous le vocable de saint André, comme l'est aussi Yainville. Et ce n'est qu'après le miracle des mulots qu'elle se dédia à Valentin.
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n ces premières années du XIIe siècle, on dota le chef de Valentin d'une châsse d'argent à l’abbaye. Moines et population y contribuèrent. A cette époque se situe une autre légende liée à Valentin. La peste frappa d’abord à Duclair. Huit, dix paroissiens en étaient victimes chaque jour. Les habitants prièrent leurs seigneurs d’amener la châsse valentine sur les rives de l’Austreberthe. Et le fléau cessa. Dans les paroisses Notre-Dame et Saint-Nicolas de Bliquetuit, sises à trois lieues de Jumièges, il sévissait aussi une peste. Au point que ne survivait qu'un tiers de la population en proie aux affres de l'épidémie. Or Valentin est aussi invoqué contre la maladie. En dernier recours, les habitants implorèrent des religieux la venue du chef miraculeux. Dès son arrivée, le fléau cessa pour disparaître dans les trois jours. Une procession solennelle ramena la relique de Valentin à Jumièges. Baudry, l'évêque de Dol, en présidait la cérémonie et rapporte encore ce miracle. En reconnaissance, chaque lundi de Pentecôte, les gens de Bliquetuit vinrent vénérer processionnellement le chef miraculeux à Jumièges. Cette coutume, interrompue par la Révolution, reprit à la restauration du culte. C’est qu’au fil des siècles, on attribuait foule de miracles à Valentin. Un incendie ? La châsse arrêtait le feu. Une famine ? Elle chassait les fièvres malignes. L’aveugle recouvrait la vue, le muet la parole, le sourd l’ouïe…
Une
autre procession avait lieu avant la messe de l'Ascension. Y
participait
notamment la confrérie des pêcheurs de la
Mailleraye. Au cours des siècles, la
fête de saint Valentin, le 14 février, voyait
affluer foule d'étrangers. Si
bien que le religieux obtinrent du Roi, en 1402, de déplacer
la foire de
Jumièges ce jour-là. Celle des Rameaux
n'était plus courue. On répugnait à
commercer un tel jour saint.
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ai 1562. Les Huguenots volent le reliquaire de saint Valentin ! Il est évalué à 25 000 livres. Mais ils laissent le vénéré crâne. Celui-ci trouve refuge dans un coffret de bois. En 1626, une procession solennelle transfert le chef dans un nouveau reliquaire en forme de tête et pesant ses 25 marcs et demi. Religieux non réformé de Jumièges, Dom Toussaint de Marseille en est le généreux donateur. En février 1651, la pluie n’est pas tombée depuis des mois et des mois. Les trois curés de la presqu’île implorent les moines de processionner avec la nouvelle châsse pour mettre fin à cette sécheresse. Quelques jours plus tard, assure forcément la chronique, des pluies abondantes fertilisèrent la campagne. En 1662, une épidémie de fièvre frappe exclusivement les religieux de l’abbaye. Nouvelle procession autour du mur d’enceinte.
Devant tant de miracles, Dom Charles-François Tixier, bénédictin de l’abbaye, prit la plume en 1696 pour rédiger un petit opuscule. Il se disait motivé par le témoignage personnel de deux nouveaux prodiges…
1693.
Une épidémie afflige tout le royaume,
particulièrement les environs de
Jumièges. Les habitants de Saint-Wandrille ont
déjà payé un lourd tribut. Dans
la presqu’île, on s’attend au pire. Le
prieur, Dom Martin Filland, exhorte
alors les habitants à prier Dieu par
l’intercession de Valentin, de rebâtir sa
chapelle détruite depuis les guerres de religion. Neuf
jours, on pria, neuf
jours on fit stations. Jumièges fut
préservée quand partout autour on mourait.
C'est la dernière année du priorat de Filland,
Mauriste nommé trois ans plus
tôt. Né dans l'Orléannais, l'homme a
alors 49 ans.
1694, sécheresse, famine, prières… Le 20 mai, jour de l’Ascension, a lieu après vêpres une gigantesque procession. Aux côtés des curés de Jumièges, du Mesnil, de Yainville, ceux de Bliquetuit, de Guerbaville, de Duclair sont là aussi avec leurs paroissiens. Au soir, il pleuvait, cinq jours avant que Rouen ne fut arrosée, huit avant que Paris ne fit une procession à sainte Geneviève pour les mêmes raisons… Face à cet été caniculaire, les moines réservèrent 4.389 boisseaux de froment, méteil ou seigle pour les habitants de la péninsule. Le cellérier versa 5.727 livres en argent, de la soupe dans 400 écuelles chaque jour. On pense que 500 personnes de la péninsule furent ainsi sauvées. C'est le cas de Jean Mainberte.
L'histoire retient qu'en 1693 et 1694, on dénombra 1.700.000 morts après un été pluvieux la première année suivi d'un hiver glacial et une séchesse dès le printemps. C'est la plus grande crise de subsistance de l'ancien régime.Elle pousse sur les routes foule de pauvres, dénutris, malades...On meurt de dysentrie. Ce sont les années sombres du Roi soleil alors que s'enchaînent les guerres...
Tixier disait aussi s’inspirer des écrits de Baudry et de Bollandus, jésuite et historien belge du XVIIe. Il porta sa copie chez Dumesnil, imprimeur à Rouen dans la cour du Palais. Ouvrage aujourd’hui introuvable. Plus tard, un autre moine, anonyme celui-là, s’inspira de Tixier et laissa un manuscrit…
Bien plus tard encore, l'abbé
Daoust sera bien sévère avec un Tixier "proposant
à l'admiration des simples les miracles les plus
naïfs qu'il attribuait à saint
Valentin, patron de la paroisse."
Quand vint la révolution, le reliquaire de Valentin fut fondu à la Monnaie de Rouen. C’était le 27 avril 1792. Poussé par ses ouailles, l’abbé Adam prit possession du vénéré chef qu’il conserva pieusement. Au Concordat, on le plaça sous le maître autel de l'église paroissiale. Autel provenant du reste de l’abbaye. Veille sur lui un saint Valentin de bois daté du XVIe siècle, esquissant un geste de bénédiction. C’est encore l’évêque de Terni que l’on a représenté ici.
En 1793, la révolution interrompit le pèlerinage des habitants de Bliquetuit après sept siècles de fidélité. On venait ici demander à saint Valentin « du temps à volonté ». Désormais, on restera prier devant son effigie à l’église paroissiale.
Placé sur l’autel de l’église Saint-Valentin, un tableau rappelait le miracle des mulots. Mais il avait été enlevé. Alors, en 1859, Senties, artiste en vue, en fit une peinture murale. Le 22 août 1860, Mgr de Bonnechose, Archevêque de Rouen, vérifia le sceau abbatial garantissant l’authenticité de la relique. Puis signa l’ordonnance qui autorisait l’exposition du chef à la vénération publique.
Un curé écrivainCette même année 1860, l’abbé Prévost, curé de Jumièges et enfant du pays, s’inspira de Dom Tixier et du manuscrit anonyme pour éditer un fascicule à l’intention de ses paroissiens. Pour lui, aucun doute. Valentin était bien l’évêque de Terni. Sa thèse ? C'est que le corps du saint fut découvert à Terni en 1605, exhumé sur ordre de l'évêque d'alors et exposé à la vénération. Le chef, lui, avait été laissé à Rome pour la consolation de Craton et des siens. Après leur disparition, les rescapés des persécussions en avaient fait l'objet de leur dévotion particulière. C'est ce chef qui ira à Jumièges, les religieux l'affirmant à Baudry lorsqu'il écrit sur le sujet en 1120.
Le livret de Prévost fut édité chez Rivoire et Cie. " Bien des personnes de Jumièges et des environs, écrit-il, ne connaissent sa vie et ses miracles que par des traditions souvent incomplètes, souvent infidèles. C’est pour cette raison que nous avons cru devoir offrir à leur méditation le résultat de nos recherches personnelles, recherches consciencieuses et fondées sur des documents d’une authenticité incontestable. " Une conception de l’authenticité qui valait à l’abbé Prévost un siège à la société française d’archéologie. Avant lui, Jumièges avait connu un autre abbé Prévost. Autre, ô combien. C’était l’auteur de Manon Lescaut.
Le retour de Bliquetuit
Sans doute Prévost y fut pour quelque chose. En 1872, interrompue depuis 1793, la procession de Bliquetuit revint à Jumièges sur décision du cardinal de Bonnechose. Les Annales catholiques du 13 juillet 1872 saluent ainsi l'événement :

Une procession à Bliquetuit...
Rouen. — Une imposante cérémonie vient d'avoir lieu à Jumièges. Au onzième siècle, une peste épouvantable sévissait dans tout le pays, et surtout à Bliquetuit. Les deux tiers de la population avaient déjà péri.
Sur la demande des habitants, les moines de Jumiéges étant venus processionnellement avec les reliques de saint Valentin, martyr, tout à coup, les vapeurs malsaines qui faisaient tant de victimes se dissipèrent. Tous les malades furent guéris et purent accompagner la châsse à son retour. Trois jours après, les paroissiens de Bliquetuit vinrent en procession à l'abbaye de Jumiéges témoigner leur reconnaissance au saint qui, les avait guéris, et firent voeu de renouveler tous les ans cette procession le lundi de la Pentecôte. Les archives de Bliquetuit et celles de l'abbaye de Jumiéges attestent que ce voeu a été fidèlement accompli. 93 mit fin à cette pieuse cérémonie. Le cardinal de Bonnechose, sur les instances des habitants de Bliquetuit, a rétabli cette procession.
Peut-être Prévost est il l'auteur du compte-rendu attribué à un "correspondant de Jumièges" et qui paraît également dans La Semaine religieuse :
« Le lundi de la Pentecôte, a eu lieu à Jumiéges une imposante manifestation religieuse. Parmi les richesses que possède notre église, se distingue le chef de saint Valentin, évêque de Terni en Italie, et martyr. Apportée de Rome par un pieux pèlerin, cette précieuse relique fut confiée aux religieux de l'abbaye de Jumiéges.
« Des miracles opérés par l'intercession de saint Valentin décidèrent les moines et les habitants a le prendre pour patron. La vénération, la confiance qu'il inspire sont si grandes, qu'on a recours à lui dans toutes les calamités. Saint Valentin est pour Jumiéges et les pays circonvoisins ce que de grands saints de la chrétienté sont pour les peuples favorisés qu'ils ont pris sous leur spéciale protection. Du reste, rien n'est plus fondé. Mille fois il a fait paraître son crédit auprès de Dieu par les miracles les plus signalés; et si les bornes que m'impose une simple relation ne m'arrêtaient, j'en citerais plusieurs très frappants. Mais je renvoie le lecteur à une intéressante notice publiée par M. l'abbé Prévost, curé de Jumiéges, membre de la Société française d'Archéologie, sur la vie et les miracles de saint Valentin, me contentant de raconter celui qui a donné lieu à cette procession dont je parlerai bientôt.
« Au XIe siècle, une peste épouvantable sévit dans tout le pays et surtout à Bliquetuit. Les deux tiers de la population avaient déjà péri. C'est vers saint Valentin que se tournent tous les cœurs, comme les Israélites tournèrent leurs regards vers le serpent d'airain. On supplie les moines de Jumiéges de venir sur les terres de Bliquetuit avec le chef du saint martyr. A peine eut-il touché le sol pestiféré, que les vapeurs malsaines qui faisaient tant de victimes se dissipèrent, comme se dissipent les ténèbres au premier rayon du soleil. Tous les malades furent guéris et purent accompagner la châsse à son retour.
« Trois jours après, tous les paroissiens de Bliquetuit vinrent en procession à l'abbaye de Jumiéges témoigner leur reconnaissance au saint qui les avait guéris et firent vœu de renouveler tous les ans celle procession le lundi de la Pentecôte, qui était sans doute le jour de leur délivrance.
« Les archives de Bliquetuit et celles de l'abbaye de Jumiégés attestent à chaque page que ce vœu a été fidèlement accompli, pendant sept siècles et qu'un grand nombre de faveurs en ont été la douce récompense ; 93 mit fin à cette pieuse cérémonie. Or, il appartenait à l'illustre Cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, dont le zèle pour les intérêts de ses diocésains n'a pas de bornes, de renouer la chaîne de ces pieuses traditions brisée par la Révolution. Aussi a-t-il daigné, sur les instances des habitants de Bliquetuit, rétablir cette procession et la fixer au jour traditionnel, c'est-à-dire au lundi de la Pentecôte.
« Donc, lundi, les fidèles de Bliquetuit, de Saint-Nicolas et des pays voisins, ont prouvé que leur confiance en saint Valentin n'avait pas dégénéré de celle de leurs pères, et qu'ils étaient heureux d'accepter des siècles passés cet héritage sacré pour le transmettre intact aux. générations futures. La procession est sortie de l'église de Bliquetuit à sept heures du matin, croix et bannières en tête, avec la statue de saint Valentin, portée sur une civière par quatre jeunes gens de la paroisse. Composée de trois à quatre cents personnes, elle s'est grossie dans sa marche des groupes de fidèles venus de toutes parts, de sorte que six cents personnes pouvaient accompagner la procession quand elle parut sur les hauteurs de Jumiéges, après avoir parcouru douze kilomètres en chantant les Litanies des Saints. Là eut lieu une scène bien touchante : Jumiéges, heureux de cette démarche qui proclamait si solennellement la confiance des peuples en son patron, voulut prendre part à la fête. La paroisse tout entière, présidée par M. le Curé, ce digne vétéran du sanctuaire qui porte avec dignité et fermeté ses soixante-dix-neuf ans, vint processionnellement au-devant des nombreux pèlerins. A un kilomètre de l'église, les deux paroisses se rencontrèrent.
« Le spectacle était ravissant ; ces nombreuses oriflammes portées par les petits enfants de la paroisse, ces huit confréries revêtues de leurs insignes de couleurs variées, avec leurs croix et leurs bannières, ces longs rangs de jeunes filles de Marie, suivies du clergé et de cette foule immense, les chants sacrés rehaussés par un saint enthousiasme et par une pieuse rivalité, les trois belles cloches sonnant à toute volée, tout concourait à rendre la fête magnifique. Ajoutons que le soleil, qui depuis quinze jours s'était voilé, apparut à ce moment dans tout son éclat.
« Le vaste vaisseau de l'église put à peine contenir l'assemblée des fidèles. Jamais, disent les anciens, on n'avait vu une si grande affluence à l'église. Après les prières du Rituel romain, la Messe fut chantée solennellement et dignement.
« L'instruction donnée par M. le Curé de Vatteville fut écoutée avec le plus grand intérêt. Il parla du culte des saintes Reliques ; il en montra la légitimité et les avantages.
« Après une halte de quelques instants pour manger le pain des pèlerins arrosé de sueurs et boire l'eau des sources, la procession de Bliquetuit, accompagnée de celle de Jumiéges jusqu'à la rivière, reprit la route en chantant, et arriva au terme de son pèlerinage à cinq heures.
« La bénédiction du saint Sacrement termina la cérémonie. Chaque fidèle rentra au foyer domestique, le corps fatigué peut-être, mais l'âme heureuse et fortifiée. »
La procession de 1873
. Le lundi de la Pentecôte, 2 juin, les paroissiens de Jumiéges étaient réunis à l'église, comme au jour de ses grandes solennités, pour aller au-devant des paroisses de Notre-Dame et de Saint-Nicolas-de-Bliquetuit, qui devaient arriver processionnellement pour vénérer le chef auguste de saint Valentin, patron de Jumiéges.
Cependant, l'heure avancée, la pluie qui n'avait cessé de tomber depuis l'aurore, faisaient craindre que la procession ne vînt pas, lorsque les croix etles bannières apparaissant dans le lointain montrèrent que l'appréhension n'était pas fondée. Les fidèles, présidés par leur curé, se hâtèrent d'allerrecevoir les pèlerins, aussi nombreux que s'ils eussent été favorisés par le temps le plus magnifique.
Après les prières d'usage, la Messe du Saint-Esprit fut chantée solennellement. L'Evangile terminé, le célébrant, à défaut du prédicateur empêché,monta en chaire, et, au milieu d'une allocution sympathique, adressa à l'auditoire, remplissant toutes les places de la vaste église, cette question :
« Pourquoi Jumiéges, terre des saints, recelant dans son sein un trésor immense de précieuses reliques, dont le sol est arrosé de la sueur de tant desaints illustres, dont l'air est embaumé de l'odeur de leurs sublimes vertus, a-t-il choisi pour patron saint Valentin, personnage étranger,préférablement à saint Philbert et aux autres grands saints qui ont illustré le pays et l'ont rendu célèbre par toute la chrétienté ?
Voici un résumé de la réponse :
De même que chaque saint, quoique possédant toutes les qualités qui font les héros chrétiens, s'est distingué par une vertu toute particulière, par unevertu à lui propre, et qui a brillé en lui avec un plus grand éclat que toutes les autres, de même Dieu s'est plu à déléguer plus spécialement sa puissance à un saint plutôt qu'à un autre pour combattre tel ou tel fléau assiégeant l'humanité. Plusieurs exemples tirés de la vie des saints ont confirmé cetteassertion.
Or, Jumiéges et les pays qui l'avoisinent, attendu la situation topographique que leur a assignée la Providence, ont été souvent ravagés par deuxterribles fléaux : la peste et la sécheresse ; la peste, à cause des marécages qui les entourent et qui laissent échapper ces miasmes portant avec eux lacontagion et la mort ; la sécheresse, à cause de leur sol sablonneux, brûlant, privé de cette séve vivifiante que la rosée seule du ciel peut lui donner,et qui lui manque dans les années de sécheresse.
Cette thèse, développée avec clarté et force, appuyée par plusieurs miracles tirés de la vie du même saint, a paru intéresser et émouvoir vivement le nombreux auditoire, qui a senti fortifiée en lui sa confiance déjà si grande en saint Valentin. La Messe terminée, le précieux chef vénéré, les pèlerins ont pris quelques instants de repos et une légère réfection. Bientôt la belle sonnerie del'église a annoncé aux pieux voyageurs qu'il leur restait la moitié de la route à parcourir.
Le cortège a été conduit jusqu'à la Seine par M. le curé de Jumiéges, accompagné de ses riches confréries et de tous ses paroissiens. Là, ce digne prêtre, aussi vert à 80 ans qu'il l'était à 50, a béni les pèlerins, les a chaleureusement félicités de leur zèle supérieur à toutes les difficultésde la route, les a consolés et encouragés en leur disant que leur mérite devant Dieu serait proportionné aux contradictions du voyage. Plusieurs bateaux sur lesquels la procession est montée ont bientôt abordé la rive gauche. Quelques instants après, les croix et les bannières disparaissaient dans la forêt de Brotonne.
La mort de Prévost en 1874
DUCLAIR. On nous écrit de ce doyenné :
Encore un vétéran de la milice sacrée qui vient de mourir, après un ministère qui a duré cinquante-sept ans. M. Prévost (Jean-Philippe), curé de Jumiéges, a rendu son âme à Dieu le 12 août. Né en 1793, ordonné en 1817, il fut nommé curé de Jumiéges en 1824, après avoir été envoyé d'abord à Saint-François du Havre en 1817 et à Yville-sur-Seine en 1818.
Nul, nous dit en général l'Ecriture sainte, n'est prophète dans sa patrie. Cette règle a eu ses exceptions : témoin M. Prévost. Né dans la paroisse dont il vient de mourir curé, il y a exercé le ministère pendant cinquante ans, constamment entouré du respect, de la confiance, de l'affection de ses compatriotes, devenus ses paroissiens. Ce fait se passe de commentaires. N'est-il pas le plus bel éloge qu'on puisse faire de la jeunesse et des débuts de ce digne curé ? Pas de vie ne fut plus active, pas d'existence ne fut mieux remplie.
Au moment de son arrivée dans cette paroisse, le vide que la Révolution avait fait dans les rangs sacerdotaux n'était pas encore comblé. Non seulement il lui fallut se charger du poids que lui imposait son titre de curé de Jumiéges, mais encore de celui des paroisses voisines. Doué d'une santé robuste et d'un courage au-dessus de toute épreuve, il sut se multiplier pour se faire tout à tous. Il accueillait avec une telle bonté ceux qui l'appelaient auprès des malades, que personne n'hésitait à le réclamer, à quelque distance que fussent les malades. Sa sagesse, sa prudence, sa douceur étaient rares. Ainsi, pendant les cinquante années qu'il passa à Jumiéges, il put éviter tout conflit ou dissiper les conflits naissants.
M. Prévost cultivait les lettres et les sciences, dans ses quelques instants libres ; les nombreuses correspondances que lui valaient les richesses archéologiques de sa paroisse et qui ont été si utiles à plusieurs savants, en font foi. Un opuscule qu'il composa sur la vie et les miracles de saint Valentin, patron de Jumiéges, dénote un esprit judicieux et une grande connaissance des ressources de la langue française. Il était membre de la Société des Archéologues de Normandie.
Les Conférences ecclésiastiques avaient tout son attrait. Il ne s'en dispensait jamais sans grave motif; et la pierre qu'il apportait toujours à l'édifice n'était ni la moins bien travaillée ni la moins polie. Un de ses confrères le visitant il y à à peine deux mois, au moment où il commençait à ressentir les étreintes de la mort, le trouva entouré de quelques in-folio, préparant sa conférence.
« On ne peut lui donner le titre d'orateur. Il causait avec ses paroissiens. Comme sa doctrine était pure ! que frappantes étaient ses pensées ! Ses paroissiens l'écoutaient avec avidité. C'était l'homme de Dieu qui annonçait la parole de Dieu.
Son désintéressement était absolu ; en voici la preuve : M. Prévost possédait quelques pauvres maisons. Elles lui rapportaient l'avantage de payer les contributions et de faire les réparations. Cependant les locataires se présentaient chez lui à l'échéance des termes. Eh bien ! leur disait-il, m'apportez-vous de l'argent ? Non, Monsieur le Curé. Hélas!. Assez, leur disait-il, voici votre quittance. C'est un faux que vous me faites faire. C'est égal, allez.
Son casuel, qui aurait pu être très-bon, était à peu près nul pour la même cause.
La dernière visite que Monseigneur a faite à Jumiéges lui a été très sensible. Descendue chez lui, Son Eminence a diné au presbytère. Toutes les fois, disait-il, que Monseigneur a honoré le pays de sa présence, les grandes maisons de la paroisse ont tenu à le recevoir. Aujourd'hui, c'est à moi que ce bonheur est échu. Son Eminence a été si bonne, si bienveillante, si aimable pour moi, que je regarde le jour de sa visite comme le plus beau de ma vie de curé ; il me semble que je puis maintenant chanter mon Nunc dimittis.
Sa parole était-elle une prophétie ? Toujours est-il que depuis deux mois il s'affaiblissait de jour en jour, conservant néanmoins cette gaité charmante qui était comme le fond de son caractère. M. Prévost paraissait peu communicatif; mais, dans l'intimité, il se dépensait absolument, racontant avec une finesse d'esprit de petites histoires très-attrayantes. On dit qu'il négligeait beaucoup sa santé. Il est vrai que sa sobriété était excessive ; mais elle ne commençait pas dans sa vieillesse ; elle ne faisait que continuer. A un jeune confrère qui lui disait qu'il se laissait mourir, il répondit : Je souhaite, Monsieur le Curé, que, comme moi, vous vous laissiez mourir à quatre-vingt-un ans.
Ses funérailles, auxquelles ont assisté les prêtres du canton, quelques prêtres étrangers, les autorités municipales, les marguilliers, les trois confréries, la compagnie des sapeurs-pompiers, enfin la paroisse tout entière désolée, ont été très-pompeuses. M. le Doyen de Duclair officiait. M. Noyon, curé d'Anneville et ami intime du défunt, a chanté la Messe.
L'office terminé, M. le Doyen a adressé à la foule quelques paroles émues et bien senties. M. le curé Prévost, dans son testament, n'a pas oublié son église qu'il aimait tant, ni l'asile des prêtres anciens. »
Il reste après M. Prévost deux prêtres seulement de son ordination (1817). Il en reste aussi deux de l'ordination de 1816 et un seul de 1812, qui est le doyen d'âge des prêtres du diocèse.
La procession de 1876
En 1876, c'est l'abbé Trouplin qui accueille la procession
Lundi dernier 12 juin, les paroissiens de Notre-Dame-de-Bliquetuit, hommes, femmes, enfants, vieillards, se sont rendus à l'église vers six heures du matin. Il s'agissait de faire la procession annuelle en l'honneur de saint Valentin, évêque de Terni, en Italie, et martyr, que les habitants invoquent dans toutes les calamités, et dont le chef se trouve sous le maître-autel de l'église de Jumiéges.
La procession est sortie de l'église de Notre-Dame-de-Bliquetuit à l'heure indiquée, croix et bannières en tète. Tous les assistants marchaient sur deux lignes, chantant, priant avec piété. Un brillant soleil éclairait ce pieux cortège, qui se développait dans la plaine et sur la route.
On arriva à Jumiéges après avoir parcouru douze kilomètres. A l'arrivée dans l'église, après les prières faites selon les prescriptions liturgiques et le chant de quelques cantiques, la Messe a été chantée solennellement. M. le curé de Jumiéges est monté en chaire après l'évangile et a fait une instruction qui a édifié les assistants. La Messe terminée, tous ont vénéré avec dévotion la précieuse relique de saint Valentin.
Après avoir passé quelque temps dans la paroisse pour réparer les forces épuisées par la fatigue d'une si longue marche, la procession est retournée en chantant le Te Deum et les Vêpres du jour, et est arrivée au terme de son pèlerinage vers cinq heures du soir. La cérémonie s'est terminée par la bénédiction du saint Sacrement.
La procession de 1877
En 1877, l'abbé Houlière accueillit à son tour les pèlerins de Bliquetuit. La Semaine religieuse : "Le pèlerinage votif de la paroisse de Notre-Dame-de-Bliquetuit à Jumiéges a eu lieu lundi dernier avec le concours ordinaire. Nos abonnés peuvent se reporter aux volumes 1872 et 1873 de notre collection pour connaitre les motifs de ce pèlerinage annuel. Il faut féliciter les habitants de Bliquetuit de ne pas céder à la mollesse qui caractérise notre époque et de faire courageusement vingt-quatre kilomètres pour vénérer les reliques de saint Valentin, bienfaiteur de leur paroisse au XIe siècle. Le maire marchait en tête des hommes, accomplissant fidèlement le vœu de la commune à cette époque si reculée. A la Messe solennelle, M. l'abbé Houlière, curé de Jumiéges, est monté en chaire et a fait une instruction solide sur la prière, si précieuse en tout temps. Après avoir vénéré les reliques de saint Valentin, les bons habitants de Bliquetuit, conduits jusqu'à la Seine par la procession de Jumiéges, sont retournés en chantant les Vêpres du jour et le Te Deum, heureux tous d'avoir accompli ce pieux pèlerinage."
En 1903, un pélerinage à Saint-Valentin à Jumièges était toujours signalé par la Semaine religieuse, sans autre détail.
Aujourd'hui, la procession a disparu. Mais l'on vient toujours de loin rendre hommage à saint Valentin. Parfois même pour se marier...