Pas un grain de blé pour les pauvres !

Par Laurent Quevilly

Avec la Révolution, les passions s'enflamment. Et les prix flambent. A Varengeville, le citoyen Sehet voulut secourir les pauvres. C'était sans compter avec la cupidité des autres agriculteurs...

En octobre 1792, Varengeville ressent de plein fouet les difficultés de la  France révolutionnaire. Elle foit faire aux menaces extérieures. Les bras armés des monarchies européennes fondent sur son territoire, depuis la défaite de Valmy. 

Mais à l'intérieur, les tensions s'exacerbent aussi, marquées par les massacres de septembre. Les rivalités entre Girondins et Montagnards fragilisent l'unité nationale. La cherté des grains, devenue insoutenable, accable les plus démunis et la faim pèse lourd sur les foyers. Le dimanche 21 octobre, les habitants se réunissent à l’église pour délibérer sur les moyens d’alléger la misère qui frappe tant de leurs voisins. L’assemblée, empreinte d’une gravité solennelle, bruisse des murmures inquiets d’une communauté en quête de solutions d'urgence.

Si généreux Séhet

Au milieu de cette foule se tient Philippe Durand, procureur de la commune, homme de devoir et de conviction. Prenant la parole, il  expose une proposition de son beau-père, le citoyen Sehet, un cultivateur au cœur compatissant. Touché par la détresse des pauvres face à l’envolée des prix, Sehet offre de vendre son blé aux indigents à un tarif bien inférieur à celui des halles de Duclair. 
Sous les voûtes fraîches de l'église, les mots de Durand, pleins d’espoir, résonnaient comme une promesse de répit pour les familles affamées. Il espérait que cet élan de solidarité inspirerait d’autres à suivre cet exemple, renforçant les liens de la commune face à l’adversité.

Menacé de mort

Mais l’atmosphère s’alourdit soudain. À peine Durand avait-il achevé son discours qu’un groupe de cinq ou six hommes, le visage durci par la colère, se leva. Leurs voix, chargées de reproches, couvrirent la sienne en l’accusant de perturber le commerce local. La discussion vire à l’orage. Les insultes fusent, bientôt suivies de menaces. « On te passera la corde au cou ! » crie l’un d’eux, tandis que la foule, gagnée par la fureur, se rapproche. Des mains s’abattent sur Durand, déchirant son manteau, lacérant ses vêtements. Chassé de l’église sous les huées, il s’échappe, le cœur battant. Humilié. Mais vivant.

Malgré l’outrage, Durand fit preuve d’une remarquable clémence. Il aurait pu dénoncer ses agresseurs, les livrer à la justice pour leur violence, mais il choisit une autre voie. Dans une lettre adressée aux administrateurs du district de Caudebec, il relata l’incident, non pas pour réclamer vengeance, mais pour implorer la paix. Il demanda qu’un avertissement soit adressé aux habitants de Varengeville, les enjoignant à plus de modération, au respect des lois et à la reconnaissance de son rôle de fonctionnaire public. Signée par Durand, le maire Colar, les officiers Lefebvre et Votre, le greffier Seigneur et R. Bourgeois, cette requête était un appel à la raison, teinté de pardon.

Riposte des autorités

La réponse des autorités de Caudebec ne se fit pas attendre. Le 26 octobre 1792, an premier de la République française, le conseil du District adressa une proclamation solennelle aux citoyens de Varengeville. Avec des mots graves, ils décrivent l’incident scandaleux : un fonctionnaire public, porteur d’une proposition généreuse, aura été traité comme un malfaiteur, menacé de mort, ses habits déchirés, forcé de fuir pour sauver sa vie. Ils louèrent la vertu de Sehet, dont l’offre altruiste contrastait avec l’avidité ambiante et déplorèrent que cet acte ait suscité la violence au lieu d'une adhésion inspirée par l'admiration.

Le ton du conseil mêlait indignation et appel à la conscience. Ils notèrent que Durand, par grandeur d’âme, avait refusé de nommer ses assaillants, les abandonnant à leurs remords et au mépris de la communauté. 
Mais nos autorités, garantes de l’ordre, ne pouvaient rester passives. Elles inscrivirent une mention infamante dans le procès-verbal de leurs séances, condamnant les responsables de ces actes indignes. Pour prévenir de nouveaux troubles, les dirigeants du District ordonnèrent à la municipalité de mobiliser la force publique de Duclair afin de protéger Sehet, Durand et tout cultivateur qui, à l’image du premier, s’engagerait à vendre son blé à prix réduit aux pauvres. Et Durand fut chargé de recueillir les noms de ces volontaires pour organiser la distribution.

La proclamation se concluait par un avertissement ferme. Les habitants de Varengeville, qui n’avaient pas empêché la violence, furent rappelés à leur devoir de respecter leurs représentants et de protéger leurs concitoyens. Tout nouvel écart, prévint le District, serait réprimé avec toute la rigueur de la loi. Le message était clair, sans équivoque : la générosité devait triompher et le désordre ne serait pas toléré.

Dans les jours qui suivirent, Varengeville se trouva donc à un tournant. Les habitants allaient-ils répondre à l’appel de l’unité, inspirés par la bonté de Sehet et la retenue de Durand ? Ou bien la rancœur allait-elle s’enraciner, menaçant l’harmonie fragile de la commune et les précepts révolutionnaires ? L’église, théâtre de ce tumulte, demeurait silencieuse, ses murs gardant en mémoire le choc entre compassion et colère, entre pardon et discorde.

Laurent QUEVILLY.


Les textes originaux

Aux citoyens administrateurs composant le directoire du district de Caudebec.

Expose le citoyen Philippe Durand, procureur de la commune de Saint Pierre de Varengeville que le dimanche vingt et un présent, dans une assemblée de la commune tenue dans l'église pour aviser aux moyens d'adoucir la misère des pauvres, il auroit proposé au nom du citoyen Sehet, son beau-père, que ce dernier, touché de compassion à la vue de la cherté excessive des grains donneroit volontiers son bled aux personnes indigentes à un prix plus modéré que celui des halles, qu'après avoir donné un avis aussi salutaire pour le pauvre, l'exposant se seroit trouvé insulté, maltraité, menacé de mort par cinq ou six particuliers, qu'il auroit été chassé de l'église après avoir vu ses habits lacérés et déchirés, l'exposant après avoir essuyé ces mauvais traitements auroit bien le droit sans doute de livrer à la justice les particuliers qui l'ont si cruellement outragé et maltraité mais préférant les voir se dénoncer, il a l'honneur de vous adresser la présente.

A ce qu'il vous plaise, citoyens, envoyer un avertissement général au peuple de Varengeville aux fins de se comporter avec plus de modération, de le rappeler à l'observation des lois, de lui faire craindre la force de la loi mise en vos mains et lui enjoindre de ne plus récidiver et le rappeler aux égards sur un fonctionnaire public tel que l'exposant et vous ferez justice. Durand procureur.

Colar maire, Lefebvre officier, Votre ss officier, Seigneur, greffier, R. Bourgeois.

Le conseil du district de Caudebec aux citoyens de la commune de Saint Pierre de Varengeville.

Caudebec, le 26 8bre 1792, l'an 1er de la République française.

Citoyens,

Un fait des plus graves dont les suites peuvent devenir importantes parvient à notre connaissance.
On nous a assuré que dimanche 21 de ce mois, dans une assemblée de votre paroisse convoquée pour aviser aux moyens d'adoucir la misère des pauvres assez nombreux dans l'étendue de la municipalité, un fonctionnaire public, le citoyen Durand, procureur de la commune, a instruit l'assemblée que le vertueux citoyen Sehet, son beau-père, donnerait volontiers son bled aux pauvres à prix inférieur à celui de la halle, que cette annonce bienfaisante lui a valu de la part de cinq ou six particuliers les mauvais traitements que l'on exercerait contre un brigand, on l'a menacé de lui passer le lacet fatal, à la fin ses habits ont été lacérés. Il ne doit la vie qu'au parti qu'il a pris de fuir promptement.

Votre âme n'est-elle pas pénétrée d'horreur en reposant votre attention sur des procédés aussi atroces. Un fonctionnaire public que vous avez revêtu de votre confiance qui venait porter des paroles de paix et de consolation, qui voulait vous engager par l'exemple de son père à verser dans le sein du pauvre l'excédent du gain malheureusement exorbitant que fait le cultivateur, pouvait-il attendre de ses concitoyens qu'ils se livreraient à de tels excès envers sa personne. Nous ne connaissons pas, citoyens, ces ennemis féroces du peuple et froids calculateurs de la misère d'autrui qui ont souillé votre assemblée dimanche dernier. Le citoyen Durand n'a pas voulu les nommer et ne veut pas même pour suivre la réparation des violences exercées contre lui. Il les livre à leurs remords et au mépris le plus écrasant.

Mais nous, citoyens, qui devons avoir l'œil ouvert sur les désordres, les infractions aux lois, comme sur les actions généreuses de ceux de nos administrés qui donnent l'exemple des vertus civiques, celles surtout qui tendent à améliorer le sort du pauvre.

Nous vous informons que mention flétrissante a été faite aujourd'hui sur le procès verbal de nos séances des particuliers de Saint-Pierre-de-Varengeville qui se sont indignement comportés lors de l'assemblée du 21 de ce mois.

Nous donnons l'ordre précis à la municipalité de requérir toute la force publique de Duclair pour réprimer les nouveaux désordres qui pourraient se commettre sur la personne et les propriétés du vertueux Sehet, du procureur de la commune et de tous les honnêtes cultivateurs qui voudront faire leur soumission à la municipalité pour vendre le bled au pauvre à un prix inférieur à celui de la halle.

Le procureur de la commune demeure chargé de nous faire parvenir le nom des soumissionnaires pour que nous puissions régler le mode de délivrance.

Enfin, nous rappelons les citoyens de Varengeville que ne se sont pas opposés aux violences qui ont été exercées au respect qu'il doivent à la municipalité et à ses membres et à leurs obligations de protéger les personnes et les choses et nous les avertissons que s'ils se livrent à de nouveaux écarts qui nous soient connus, nous emploierons contre eux toutes les mesures et les forces que la loi met dans nos mains.

SOURCES

Archives départementales de la Seine-Maritime. Cote  L1673. Document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand. T


Vos réactions



CONTACT

Cher Monsieur,

Bravo pour cet article qui relate un événement que je ne connaissais pas sur un membre de ma famille : mon ancêtre Jean-Baptiste SEHET (1731-1808). Auriez vous d’autres "trouvailles" de ce genre ? Cela me ferait plaisir. Avec toutes mes félicitations et ma reconnaissance.

André SEHET
Maire honoraire
20/01/2017