Les noms de Jumièges, Noirmoutier et Tournus restent liés, par des attaches profondes à celui de saint Philibert, fondateur des deux premières abbayes, patron de la troisième. Si nous connaissons tous l'histoire de la translation des reliques de saint Philibert et celle de son monastère tournusien, l'histoire de Noirmoutier, après la mort de saint Philibert, nous est à peu près totalement inconnue, car presque tout ce qui a trait à la grande abbaye vendéenne — tant dans les constructions que dans les documents — a été détruit par les Normands au cours de leurs incursions dans l'île. Par contre, le nom de Jumièges, comme celui de Cluny, évoque des communautés puissantes au rayonnement lointain.

Dès le début de ce travail, on se rend compte que cette histoire se divise en deux parties : La première va de 654, date de la fondation à la destruction vers 851 par les Normands. L'abbaye se trouve alors sous l'influence de son grand fondateur et a été régie par la règle qu'il avait édictée. Quand Jumièges renaîtra quelque quatre-vingt ans plus tard, en 930, ce sera une nouvelle fondation faite par des Bénédictins venus de Poitiers et qui apporteront avec eux la règle de saint Benoit. Dans le présent travail, après avoir rapidement examiné ce qu'était la presqu'île gémétique au début du VIle siècle, sa situation au point de vue de l'évangélisation, nous parlerons de la construction de Jumièges par Philibert, de l'orientation donnée à sa commu- nauté, des tâches qu'il assigna à ses religieux : sur le plan spirituel, outre les offices religieux, l'évangélisation des populations voisines ; sur le plan intellectuel, création d'une bibliothèque qui sera enrichie par les travaux des copistes ; sur le plan charitable, soins et aide aux malheureux, rachat des captifs ; sur le plan matériel, mise en valeur des terres, établissement des relations commerciales, surtout par voie maritime et fluviale.

Nous verrons que ces activités se poursuivront pendant les deux siècles qui ont séparé la fondation du monastère de sa destruction par les Normands. Nous sommes en 854. Philibert à trente-huit ans. Son passage à la cour de Dagobert lui a permis de reconnaître les hommes et leurs intrigues. Pendant quinze ans il a vécu au monastère de Jérusalem à Rebaix, une vie de prières, de mortifications, de méditations et de renoncement. Il a connu pendant deux ans la lourde charge, spirituelle, morale et matérielle de la direction d'une communauté, et ce court passage à la tête de son abbaye n'a pas été sans orages.

Ses voyages en France, en Bourgogne, en Italie, lui ont permis de connaître de nombreuses communautés et d'étudier les diverses règles qui les régissaient : saintes institutions de Colomban, enseignement de saint Basile, règle de saint Macaire, législation de saint Benoit.

Rentré à Rebaix, comparant et jugeant ce qu'il avait observé, et aidé par une prière fervente, il compose la règle qu'il imposera à ses moines.

Il est en plein épanouissement de sa richesse spirituelle et de sa puissance intellectuelle. Il se sent en mesure d'offrir à Dieu une nouvelle famille. Il se démet de sa charge d'abbé de Rebaix et va
trouver son ami Dadon (Ouen), devenu archevêque de Rouen, pour lui demander un emplacement convenant à l'établissement de son monastère.

D'un commun accord, ils choisissent pour cette fondation, un terrain voisin de Fontenelle où saint Wandrille venait de fonder une abbaye. Ce terrain est situé dans la presqu'île Gémétique.

La presqu'île Gémétique.

La Seine, en aval de Rouen, fait, avant d'atteindre la mer, plusieurs boucles. L'une de celles-ci, ouverte vers le nord, est très resserrée pusqu'il n'y a que deux kilomètres et demi entre les deux
bras de la rivière qui la bordent et qu'elle s'étend sur neuf kilomètres de profondeur : elle constitue une véritable presqu'île : c'est la presqu'île Gémétique.

Pourquoi ce nom ? N'est-il pas un peu vain de rechercher l'origine de l'appellation des lieux-dits ? Toujours est-il, pour le cas qui nous occupe ici, les explications sont nombreuses et contradictoires puisque, les uns font dériver ce nom d'un mot celtique, les autres des gémissements des moines dans l'exercice de leurs mortifications, ou du rayonnement spirituel de la communauté qui brille comme une pierre précieuse, une « gemme ». En fait, c'est de là qu'est
issu Jumièges en passant par Gimièges, Gémièges.

Qu'était cette presqu'île à l'arrivée de Philibert ?

Les romains y avaient construit un castrum. Après la chute de l'empire romain, ce castrum avait été utilisé pour lutter contre les invasions des Angles, puis, abandonné, il était tombé en ruines et
n'était plus qu'un tas de pierres.

Les alentours n'étaient pas beaucoup plus accueillants. La région, très peu peuplée était revenue à l'état sauvage. Privée de soins, la terre s'était couverte de forêts et de broussailles partout où les marécages ne régnaient pas en maîtres. Abandonnée elle était livrée aux bêtes sauvages et la légende de sainte Austreberte est là pour nous rappeler que les loups y étaient nombreux.

Si la région avait été partiellement évangélisée au cours des premiers siècles, à la suite des invasions barbares, toute trace de christianisme avait disparu et la population clairsemée était revenue au paganisme. C'était du reste une grosse préoccupation pour Ouen, heureux d'attirer des moines dans sa région afin de pourvoir à l'évangélisation des habitants.

Telle était la région que Philibert choisit pour y établir son monastère. Elle avait pour lui l'avantage de le rapprocher de son ami Ouen, archevêque de Rouen, et, de se situer à côté de l'abbaye fondée, quelques années auparavant par Wandrille à Fontenelle.

Il demanda au roi Clovis la donation de ce domaine. Il se fit appuyer par les démarches de la reine Bathilde qui y ajouta des dons personnels. Cette donation fut probablement faite de façon imprécise quant à la délimitation des deux territoires voisins de Jumièges et de Fontenelle ce qui provoqua, par la suite, quelques conflits entre les deux abbayes, conflits facilement arbitrés par Ouen.

La donation devait encore recevoir une reconnaissance légale, reconnaissance qu'il était prudent de faire renouveler à chaque changement de règne.

Philibert prit soin également de se pourvoir du privilège d'immunité qui plaçait le monastère sous l'autorité directe du roi, et du privilège de l'exemption qui interdisait à l'évêque toute immixion dans la direction de l'abbaye et toute intervention dans la nomination du Père Abbé.

Le voilà donc en possession d'un vaste monastère, certain de n'avoir à répondre qu'au roi pour les choses temporelles et à Dieu pour les choses spirituelles, assurant ainsi son indépendance à l'égard de la hiérarchie.  La tâche écrasante qui se dresse devant lui ne l'effraie pas : il faut déblayer, défricher, déboiser, assarter, assainir. Il ajoute à toutes ces difficultés la réalisation d'un plan grandiose.

Contruction de Jumièges.

Philibert arrive avec soixante-dix-sept auxiliaires. Les uns avaient quitté Rebaix pour le suivre ; d'autres provenaient de quelques-uns des monastères qu'il avait visités ; certains étaient des recrues qui, abandonnant le monde, étaient venues se placer sous son autorité : sa renommée s'étendait déjà au loin.

Le premier soin est de construire des abris provisoires permettant d'assurer un minimum de protection pendant la durée des travaux : avant tout il fallait assurer la vie spirituelle et matérielle de la communauté et permettre aux moines et à tous les artisans qui étaient venus se joindre à eux, des conditions de vie, précaires, mais suffisantes.

Les travaux sont conduits avec une rapidité qui nous déconcerte ; il faut lutter contre une nature hostile ; tout est à faire, depuis la préparation du terrain jusqu'à l'extraction des matériaux.

Le plan établi par Philibert comporte une vaste enceinte, flanquée de tours avec, à l'entrée une hostellerie pour accueillir les hôtes de passage et une aumônerie pour secourir et soigner les malheureux.

On construira trois églises. La plus importante, en forme de croix montre dans l'abside le maître-autel dédié à la glorieuse Vierge Marie ; dans les bras du transept, deux autels dédiés l'un à saint Colomban, l'autre à saint Jean-Baptiste. Au bout de deux ans les travaux sont suffisamment avancés pour que puisse avoir lieu la consécration solennelle de la basilique par l'archevêque Ouen.

Immédiatement on dresse la charte de fondation de l'abbaye, c'est-à-dire l'attestation authentique de l'existence du monastère gémétique qui prend le titre de Saint-Pierre de Jumièges. En même temps Philibert, par l'installation canonique, reçoit l'investiture de chef de la nouvelle fondation.

Bientôt deux autres sanctuaires s'édifient : au nord et faisant corps avec l'église Notre-Dame, une chapelle dédiée à saint Denis martyr et à saint Germain. Au sud, une magnifique église dédiée à saint Pierre. Dans un angle du cloître, attenant à l'église, la cellule du Père Abbé, dont miraculeusement, les ruines sont parvenues jusqu'à nous.

Les bâtiments monastiques s'élèvent en même temps. Deux vastes constructions de deux cent quatre-vingt-dix pieds de long, abriteront, au premier étage des dortoirs. Chaque lit aura sa fenêtre pour l'éclairer de jour, sa lampe pour la nuit. Au rez-de-chaussée de l'une
nous trouverons les cuisines et le réfectoire, au rez-de-chaussée de l'autre seront logés les caves et le cellier.

Le nombre des moines s'accroît ; les auxiliaires se multiplient ; les constructions suivent. Ne sont oubliés, ni les cloîtres pour la méditation, ni la bibliothèque pour l'étude.

Dans la vaste enceinte s'établissent des ateliers de menuisiers, de charpentiers, de serruriers, de forgerons. Des étables abritent le bétail.

Bientôt sont réunis tous les éléments nécessaires à la vie de la communauté qui ne tardera pas à abriter plus de huit cents moines et un millier de serviteurs.

L'âme de cette vaste ruche, c'est Philibert. Non seulement il édifie ses moines par sa grande piété, son austérité, ses mortifications, mais il les dirige dans la voie de la sainteté. De plus il assure l'évangélisation des campagnes alentour et organise le labeur de chacun.

Une belle fontaine ornait le cloître et amenait l'eau potable qui servait à tous les besoins de la communauté. Enfin, près de la basilique, se trouvait le cimetière où reposaient, bénéficiant de la prière des vivants, les serviteurs que le Seigneur rappelait à lui.

Soutenu par les grâces que méritent à Philibert ses prières et celles de ses moines, il suffit à toutes les tâches. Il oriente ses religieux vers les diverses activités qu'imposent la vie du monastère.

Il y a d'abord l'évangélisation des populations voisines : l'action des moines ne se limitera pas à la presqu'île gémétique, mais s'étendra encore au loin, au-delà du cours de la Seine. Viennent ensuite l'étude des livres saints et les travaux des copistes.

Les vastes domaines qui lui ont été concédés doivent être mis en valeur. Non seulement il faut s'occuper des cultures traditionnelles dans la région, mais il faut en introduire de nouvelles, comme la vigne, dont le vin deviendra un élément d'échange en même temps qu'il sera utilisé pour les offices.

L'abbaye disposant d'un port sur la Seine qui, exceptionnellement, dans cette portion du fleuve, était à l'abri du mascaret, des relations par eau s'établissent et s'étendent fort loin puisqu'elles vont jusqu'à l'Angleterre et aux rives de la Frise. Des bateaux vont y racheter des esclaves vendus dans les provinces maritimes et y échanger les marchandises produites par le monastère.


Il faut assurer le ravitaillement de cette vaste fourmillière, tant en vivres pour ses habitants qu'en matières premières pour les artisans dont il faudra organiser et orienter les fabrications.

Enfin, et surtout, il faudra penser à l'assistance aux malheureux et aux soins des malades.

Ce labeur écrasant ne suffit pas pour épuiser l'activité prodigieuse de Philibert. Sollicité de toutes parts, il se décide à fonder un couvent de moniales. Pavilly sera choisi pour abriter la nouvelle congrégation. Pendant un temps, il en assure personnellement la direction, puis, se rendant compte des inconvénients qui en résultent, il confie à Austreberthe, Prieure du monastère de Port-en-Ponthieu, la responsabilité du couvent et la désigne comme abbesse.

Là aussi la vie se partage entre le labeur et le travail. Parmi les tâches que comportent celui-ci, se trouve l'entretien du linge de sacristie de Jumièges, en signe de reconnaissance. Il fallait donc un
échange régulier entre Jumièges et Pavilly, ce qui nous vaut la légende de sainte Austreberthe.

« L'abbesse avait confié à un âne familier le service hebdomadaire de Jumièges à Pavilly et de Pavilly à Jumièges. L'âne, sonchemin une fois connu, allait facilement, sans guide, d'un monastère à l'autre. Il portait et rapportait ainsi, lentement et tranquillement, le sac de linge. Or, un jour (était-ce au départ de Pavilly ou au retour ?) il fut assailli par un loup et étranglé sans merci. Austreberthe ayant surpris le coupable en flagrant délit, l'accabla de reproches, et, en punition de son crime, lui intima l'ordre de remplir désormais l'office dont l'âne s'était jusque là fidèlement acquitté.

Le loup s'inclina avec respect devant la sainte abbesse et devint son docile commissionnaire. » (Cette légende peut expliquer deux petits bas-reliefs curieux qui se trouvent à Saint-Philibert de Tournus, à six mètres de hauteur, sur un pilastre à l'angle du déambulatoire et du transept sud, et qui représentent, sur la face nord, un loup à mi-corps, et, à l'ouest, un âne dressé et broutant.)
Le monastère de Jumièges est en pleine prospérité. De tous côtés, moines et laïques viennent se soumettre à l'autorité de Philibert et écouter ses enseignements. Tout contribue à rehausser la gloire de l'abbaye qui est en plein épanouissement tant matériel que moral quand l'orage éclate.

Philibert est allé à la cour reprocher à Ebroïn sa cruauté à l'égard de Léger, évêque d'Autun. Ebroïn le laisse regagner son couvent, mais, il conçoit contre lui une machination qui va lui attirer la colère d'Ouen. Celui-ci le fait saisir, emprisonner dans une tour de Rouen. Au bout de quelques semaines, il le relâche, mais lui interdit de regagner son monastère.

Voici le troupeau sans pasteur, soumis à la seule autorité du Père Prieur.

Malgré le privilège de l'exemption dont jouissait Jumièges, Ouen nomme successivement deux abbés Chodrobert et Ragestram que les religieux refusent de reconnaître, considérant seul Philibert pour leur chef spirituel.

A la mort d'Ebroïn, Ouen reconnait que son différend avec Philibert est dû à une supercherie et se reconcilie avec lui. Il le rappelle à Jumièges où ses moines lui réservent un accueil ému et enthousiaste et espèrent bien le garder définitivement. Cependant, après un séjour dont nous ignorons la durée, mais qui ne dut pas être très long, Anscald, évêque de Poitiers, vient le rechercher pour le ramener à Noirmoutier où il avait établi une nouvelle fondation.

Philibert hésite et finalement se laisse tenter par la solitude de son île si propre au recueillement. Il se démet de sa charge d'abbé de Jumièges et, en plein accord avec Ouen, il choisit pour Jumièges un moine du couvent de Quinçay en Poitou, dont il admirait, et le rare mérite, et la piété : Aycadre ou Achard. Celui-ci est reçuà Jumièges en grande pompe par Philibert et ses moines, il est installé dans ses nouvelles fonctions, puis, Philibert, après avoir renouvelé ses encouragements et ses exhortations, repart avec Ansoald.

Aycadre 782-787.

Aycadre s'appliqua avec zèle et vigilance à sa lourde tâche de pasteur, adaptant sa ligne de conduite à la nature de chacun. Il développa chez ses religieux le goût de la culture et des lettres.

Grâce à son administration sage, le nombre des moines s'accroît encore pour atteindre neuf cents. Il fut en proie aux attaques et aux tourments suscités par le démon, mais il parvint à écarter toutes les tentations par ses prières et ses mortifications.

C'est sous son abbatiat que le monastère fut ravagé par une épidémie de peste. Ce qui nous a valu la légende suivante dont il existe plusieurs versions : « Saint Aycadre étant fort âgé et chargé
d'un grand nombre de religieux, pria Dieu très instamment de les conserver, s'offrit de vivre encore si sa vie leur était nécessaire ».

(Il avait été prévenu quelques jours auparavant, par une révélation mystique, qu'il devait mourir incessamment.) « Ayant fait sa prière, tous les religieux retirés et lui couché par terre sur un cilice, il vit un ange brillant comme le soleil tenant en main une verge; de l'autre côté il vit le diable, d'une figure épouvantable qui disputoit avec le bon ange et se ventoit de sa puissance sur les hommes et de la commission qu'il avait de tenter les plus parfaits : sur quoi le bon ange le reprit qu'il était venu dans un monastère rempli de très bons religieux, lui défendit de leur nuire, lui commanda de n'en pas sortir, afin que les religieux mourant, l'horreur de sa vue et la terreur de sa présence leur servît de purgatoire. Après avoir ainsi parlé au diable, il parla à saint Aycadre et dit : ne craignez point, Dieu veut appeler à soi vos religieux dans l'état de sa grâce ; après quoi il en frappa quelques-uns de sa verge. Le saint abbé ne fut pas plutôt au lendemain qu'il déclara sa vision à ses religieux et les exhorta à se préparer à la mort ; ils jeûnèrent trois jours entiers et ne cessèrent de pleurer leurs péchés ; le quatrième jour venu, ils reçurent les sacrements, s'embrassèrent les uns les autres, se mirent en oraison, et s'étant endormis, de neuf cents religieux qu'ils étaient, il en mourut la moitié, et lui-même, peu de jours après, couché sur son cilice rendit l'âme à Dieu environ l'an 680. »

En fait il y eut certainement une très forte mortalité dans le monastère au cours de cette épidémie. Les moines furent ensevelis dans des cercueils de plâtre. Aycadre survécut de peu à ses moines et demanda à être enterré au milieu d'eux.

Il mourut trois ans après Philibert, en 687.

Grâce à l'excellence de la règle établie par Philibert la communauté continua à prospérer.

Cochin, troisième abbé.

On ne sait rien de ses origines. Il fit l'éducation d'Eucher et le forma à la vie religieuse. Ce dernier devint évêque d'Orléans. C'est lui qui fit écrire la vie de saint Philibert « la seule qui soit narrée avec simplicité et dépouillée du merveilleux qui se trouve dans les autres vies des saints de Jumièges ». Il poursuivit le développement de l'étude et des lettres.

Grâce à sa saine administration, le monastère continua son expansion et à la fin de son abbatiat, le nombre des religieux avait de nouveau atteint le chiffre de neuf cents.

Un jeune seigneur, Hugues, fils de Dreux ou Drogon, comte de Champagne, distribue ses biens, entre à Jumièges en 718 pour se retirer du monde. Après quatre ans passé dans la prière et la pénitence, il est nommé en 722, évêque de Rouen. L'année suivante il fut élu abbé de Fontenelle et en 723 consacré évêque de Paris. Il se chargea, presqu'en même temps de l'évêché de Bayeux.

Saint Hugues, quatrième abbé, 724-730.

A la mort de Cochin, Hugues fut élu abbé de Jumièges. Il se consacra avec zèle au gouvernement de ses trois évêchés et de ses deux abbayes.

Après avoir assuré la conduite de tant de peuples, il se retire dans son abbaye de Jumièges où il meurt le 9 avril 730. Il fut enterré dans la grande église où ses religieux lui élevèrent un splendide mausolée.

Hildegard, cinquième abbé, 730-743.

Hildegard avait fait profession sous l'abbé Cochin. Il assura avec compétence la conduite de l'abblye, la dirigeant dans les diverses voies que Philibert avaient tracées : évangélisation, aumônes, prières, échanges avec les populations voisines.

Drotegand, sixième abbé (on ignore les dates précises de son élection et de sa mort).

Par ses mérites, Dortegand s'acquit la confiance du roi Pépin, chef de la dynastie carolingienne, qui le chargea de deux missions importantes auprès des papes Etienne III et Paul I, qui tous deux
avaient demandé des secours pour s'opposer aux excès des Lombards.

Il participa au concile réuni par Pépin vers 765 à Attigny où il occupa le quatrième rang.

Landric, septième abbé.

Il fut chargé par Charlemagne, avec le comte Richard de dresser l'inventaire de l'abbaye de Saint-Wandrille, comme. commissaire.
C'est sous son abbatiat que Tassillon duc de Bavière vint en 794, achever dans la pénitence et l'obscurité du cloître les restes d'une vie deshonorée par la lâcheté et la perfidie. Tombé au pouvoir de Charlemagne qu'il avait trahi, il fut condamné à mort. Mais Charlemagne, en raison de sa parenté, lui fit grâce de la vie, le fit tondre, ainsi que son fils Théodon, et enfermer à Jumièges. Ils moururent tous deux à Jumièges et furent enterrés dans la salle du chapitre. Ce sont eux qui figurent probablement sur la pierre tombale conservée au musée de Jumièges ; elle présente un des plus beaux exemples de la statuaire du XIIIe siècle.

La présence à l'abbaye de ces deux nobles personnages est sans doute à l'origine de la légende qui naquit au x. siècle sur les « Enervés de Jumièges ».  D'après cette légende, deux fils de Clovis et de sainte Bathilde, ayant usurpé le royaume de leur père pendant un voyage de celui-ci en terre Sainte, furent « énervés », c'est-à-dire qu'ils eurent les jarrets brûlés, puis, furent abandonnés sur la Seine dans un bateau sans avirons. Ils arrivèrent à Jumièges où ils furent accueillis par saint Philibert. (D'après les Annales de Jumièges, un seul des fils de Clovis aurait été condamné.)
Le tableau du peintre Luminais, exposé au salon de 1880, a popularisé cette légende.

C'est probablement sous Landric que le monastère abandonne la règle de saint Philibert pour celle de saint Benoit.

En effet, désirant ramener l'ordre dans les monastères de l'Empire, Charlemagne réunit en 802, à Aix-la-Chapelle, un concile auquel assistait Arnoulf, abbé de Noirmoutier ; c'est au cours de ce
concile qu'il fut décidé que tous les monastères de l'Empire abandonneraient leur règle particulière pour adopter celle de saint Benoit. Rien ne prouve que, dans une abbaye aussi solidementétablie et d'une piété aussi grande que celle de Jumièges cette obligation, toute morale, ait été suivie aussitôt.

Adam, huitième abbé.

Adam lui succéda et gouvernait l'abbaye au début du règne de Louis le Débonnaire. Ce roi, par une charte de 825, confirme les privilèges qui ont été accordés au monastère par Charlemagne, son père, Pépin son aïeul et autres rois de France, de ne payer aucun droit de péage ni entrée dans tout le royaume, pour quelque provision que ce soit, et, de quelques manières qu'elles soient apportées, par bateau ou par chariot.

Héliscar, neuvième abbé.

Il était déjà abbé de Saint-Riquier quand il fut élu abbé de Jumièges (Cochin avait déjà dirigé les deux abbayes).

C'était un homme de lettres, savant et studieux dont les qualités attirèrent la confiance de Louis le Débonnaire qui le prit comme chancelier alors qu'il n'était encore que roi d'Aquitaine et qui lui
conserva cette charge à son avènement à l'Empire. Ce fut, sur ses conseils qu'en 822, dans un parlement qui se tint à Attigny, Louis se réconcilia avec ses trois jeunes frères : Drogon. Hugues et Thierry. Ce fut lui qui instruisit Fréculfe, évêque de Lisieux, ce qui a fait dire que ce prélat avait été moine à Jumièges. Fréculfe lui dédia la première partie de sa chronique après l'avoir chargé d'en vérifier l'exactitude avant de la livrer au public.

En 827, il tombe en disgrâce, il est démis de ses charges de Jumièges et de Saint-Riquier, il ne conserve que sa charge de Saint-Maximin de Trèves dont il était également abbé et où il mourut en 837.
Sa piété et ses mérites sont simplement rapportés dans les chroniques de Saint-Riquier et de Saint-Maximin de Trêves.

Angilbert et Ansegine, dixième et onzième abbés.

Il semble que ces deux moines n'aient jamais gouverné l'abbaye et que Foulques succédât directement à Héliscar.

Foulques, douzième abbé.

Il était prêtre et appartenait à une famille distinguée lorsqu'il fut appelé à gouverner l'abbaye de Jumièges.

Il fut nommé par l'empereur à la charge d'archichapelain ou grand aumônier de France. Il garda peu de temps cette charge et fut pris comme co-évêque par l'évêque de Reims qui, pour lui faciliter sa tâche lui fit avoir l'abbaye de Saint-Rémy.

C'est sous son gouvernement qu'un moine de l'abbaye écrivit la vie de saint Aycadre, mort en 687.

Ricbodon et Baudin, treizième et quatorzième abbés. Ils gouvernèrent l'abbaye de 833 à 836.

Héribert, quinzième abbé, vers 839.

C'était un homme sage, aimant le bien, fidèle observateur de la règle. Il veilla avec beaucoup de soins à tout ce qui pouvait l'affaiblir.

La communauté avait vu, depuis plusieurs années, ses revenus diminués dans de notables proportions par la soustraction de nombreuses terres que les religieux avaient été contraints de céder pour subvenir aux besoins de l'Etat.
Héribert en obtint la restitution par une charte du 23 avril 838
signée par Pépin roi d'Aquitaine. Héribert ne survécut que peu de temps à cette restitution.  hierry, seizième abbé.

Thierry qui lui succéda assista en 843 à l'assemblée de Germigny qui réunit huit évêques et trente-trois abbés. Il vécut jusqu'en 847 ou 848.

Rodolphe, dix-septième abbé, vers 848.

Rodolphe, fils de Guelfe ou Welpon, comte de Revensberg, frère de l'impératrice Judith qui avait épousé Louis le Débonnaire était oncle de Charles le Chauve. Son frère Conrad et lui obtinrent un grand crédit auprès du roi, ce qui éveilla la jalousie de ses fils qui les firent tous deux reléguer en Aquitaine dans des monastères.

Louis ayant recouvré son autorité les rappela et Rodolphe fut rétabli dans sa charge de premier ministre, mais, après quelques temps, il prit en horreur les choses du siècle et se retira à Saint-Riquier dont il fut élu abbé en 844.

Les religieux de Jumièges ayant perdu leur abbé le choisirent pour le remplacer. Il accepta cette dignité avec les revenus qui yétaient attachés, mais il ne put résider dans leur monastère, tant à
cause de ses engagements à Saint-Riquier que des nombreuses missions qui lui étaient confiées. Aussi, en 849 a lieu le premier partage entre la mense épiscopale et les biens dévolus aux moines, ce qui donne à penser que Rodolphe n'était qu'abbé séculier. Ce partage, approuvé par une charte de Charles le Chauve en date du 28 février 849, donne une idée des biens possédés par l'abbaye ; les moines reçurent, pour subvenir à leurs besoins, trente-sept abbayes et terres.

Depuis dix ans les normands ravagent la région. En 840, ils font une première incursion. En 841, Ogier pille la ville de Rouen, incendie et pille Jumièges, rançonne Fontenelle et se retire après avoir dévasté tout le pays et brûlé les villages des bords de la Seine. En 845, Reignier arrive à Rouen avec une flotte de vingt-sixvaisseaux. Trouvant le pays détruit, il pousse jusqu'à Paris, qu'il abandonne par suite d'une épidémie meutrière de dysenterie.

En 850, Ogier revient, pille Saint-Germer et Beauvais, mais, repoussé, il regagne ses vaisseaux et se réfugie à Bordeaux.

En 851, nouvelle alerte. Jumièges comptait encore neuf cents moines dont plusieurs évêques et de nombreux gentilhommes.

N'ayant ni or ni argent pour se racheter, le Père Prieur propose aux moines la mort ou la fuite. Les religieux choisirent ce dernier parti et se dispersèrent, non sans avoir enterré leurs reliques et leurs  objets sacrés. C'est à Haspres, dans les Flandres, que se retirèrent la plus grande partie d'entre eux en emportant les restes de saint Aycadre et de saint Hugues.

Les Normands pillèrent encore la région en 856. Sous la conduite de Weland, Paris fut brûlé en 861. En 862, les Normands redescendent la Seine et s'arrêtent à Jumièges qui possédait un port
important et commode pour y réparer leurs vaisseaux. Ils n'en partirent qu'au printemps suivant.

Toutes les possessions de Jumièges sont confisquées par les conquérants.

Rodolphe n'était plus abbé. Il s'était démis de la charge de ses deux abbayes en 859. Il se retire à Saint-Riquier où il meurt en 866.

De l'abandon de Jumièges, jusqu'à sa restauration en 930, la chronique donne les noms de quatre abbés : Gauzelin, Codine, Louis et Velpon. On peut supposer que ces religieux prirent le nom de cette illustre abbaye, soit pour diriger les moines réfugiés à Haspres, soit pour toucher les revenus des quelques possessions restées en dehors de la partie occupée par les Normands. En fait, ils étaient des abbés sans monastère.

Voilà donc détruite l'œuvre merveilleuse édifiée par Philibert.

Les moines sont dispersés, les bâtiments sont rasés. Tous les trésors accumulés sont éparpillés.

Mais Dieu veille. Il ne laissera pas longtemps désolée cette terre sanctifiée par tant de prières, enrichie par tant de travaux.

En 930, Guillaume-Longue-Epée, au cours d'une partie de chasse, trouve deux religieux, campés sous des huttes de branchages à côté de l'autel de Notre-Dame.

Il décide de relever le monastère. Il envoie, de Rouen, des travailleurs pour déblayer les décombres. Il fait appel à des moines de Poitiers qui seront chargés de fonder un nouveau monastère.

Mais saint Philibert est oublié, sa tradition abandonnée. Les Bénédictins apportent avec eux leurs disciplines et saint Benoit va remplacer, dans la vénération des moines le premier et illustre fondateur.

C'est le début d'une nouvelle histoire dont le développement sera tantôt grandiose, tantôt misérable, mais qui nous laissera, comme gage de sa grandeur, les ruines majestueuses qui dominent la région et montrent que là fut un des hauts lieux de la chrétienté.

Deuxième partie.

LA VIE A JUMIEGES DE 654 A 850.

Nous venons d'esquisser rapidement la genèse et l'histoire de Jumièges du VIle au IXe siècle. Nous voulons maintenant examiner rapidement ce que fut la vie du monastère pendant cette période.

Nous envisagerons les conditions d'existence de semblable communauté, puis nous verrons quelles suites furent données aux diverses orientations d'activités que Philibert avait, dès l'origine, proposées.

Sous Philibert déjà, le nombre des moines était de huit cents. Avec Aycadre, nous dit le chroniqueur, ce nombre atteint neuf cents. Quatorze cents serviteurs ou auxiliaires gravitent autour d'eux. Cela représente la population d'une petite ville ; Quelle en est l'organisation ?

Il y a d'abord la clôture, zone réservée de silence dans laquelle vivent les moines, séparés du monde. C'est le lieu du calme et du recueillement, ce qui ne veut pas dire que ce soit le lieu de l'inaction. Accessible aux seuls moines, les rares paroles échangées sont celles qui sont indispensables à la transmission des ordres et aux indications nécessaires pour leur exécution. Dans les monastères que nous connaissons, nous voyons les moines échanger leurs impressions par des signes qui constituent un véritable langage de sourds-muets. Rien ne nous empêche de supposer que, du temps de Philibert, semblable télégraphe intérieur n'existait pas déjà.

Tous les travaux exécutés à l'intérieur de la clôture sont l'œuvre des moines : cuisine, service de table, travaux d'entretien et de propreté. Il y règne d'autres activités comme le travail des copistes, les études d'érudition, les soins de la bibliothèque.

Dans une communauté de huit à neuf cents membres, même en dépit des vœux d'obéissance prononcés, la discipline n'était pas toujours facile à imposer. Philibert en avait fait la pénible expérience à Rebaix. Le Père Abbé doit donc faire respecter la règle, assurer son autorité. Pour cela il lui fallait donner l'exemple de la piété la plus profonde, de la plus grande perfection. Il est du reste aidé dans cette tâche : au point de vue spirituel par le Père Prieur, au point de vue matériel par le Père Céllérier.

Autour de la clôture se trouve le monde des auxiliaires. Là c'est le règne du petit peuple des laïcs, probablement des deux sexes.  Il fallait le régenter, maintenir l'ordre, imposer une discipline de travail.

Comme le monastère devait produire, non seulement tout ce qui était nécessaire à sa subsistance, mais encore fournir des produits destinés à être vendus à l'extérieur, on devait y trouver tous les corps de métiers du forgeron au tisserand, du boulanger au maçon.

Il fallait coordonner tout ce travail communautaire. Il était nécessaire d'assurer la vie matérielle de tous. On est effaré quand on pense à tous les problèmes que posaient au Père Abbé et au Père Cellerier ce travail de direction, de gestion, d'administration, de police. Il fallait procurer des vêtements à tous, assurer le ravitaillement des artisans en matières premières. Enfin il fallait trouver des débouchés aux objets fabriqués.

Rien ne nous renseigne sur les détails de l'organisation de la ruche immense qu'était Jumièges. Quels étaient les rouages qui en permettaient le fonctionnement ? Qui s'occupait de l'intérieur et
qui gérait les terres lointaines ? Qui prospectait les marchés, et, en particulier, à Jumièges, qui renseignait sur les convois d'esclaves entraînés vers l'Angleterre et assurait leur interception avant l'embarquement, leur poursuite jusqu'en Angleterre et sur les côtes de la Frise?

Venons en maintenant aux grandes lignes de l'activité du monastère.

La vie spirituelle.

Après avoir visité de nombreux monastères en France, en Bourgogne et en Italie, étudié leur discipline ; après avoir médité les règles des grands ordres qui l'avaient reçu, et les enseignements de leurs fondateurs (saint Colomban, saint Benoit, saint Basile, saint Macaire) ; après avoir longuement réfléchi et s'être assuré par la prière l'aide d'En-Haut, Philibert établit la règle qu'il veut voir suivre par ses religieux. Il a vécu comme Abbé de Rebaix des heures difficiles puisqu'une parties de ses moines s'y est élevée contre son autorité. Il en tiendra compte également. Sa règle s'inspire des sentiments de ferveur religieuse, de méditation, de mortification qui étaient l'essentiel de sa vie, tout en les tempérant par une grande charité et en s'inspirant de sa grande connaissance de la nature humaine.

Malheureusement cette règle n'est pas arrivée jusqu'à nous. L'affluence des vocations venues de toutes parts et de tous les rangs de la société est là pour nous en attester la haute valeur. Elle sera probablement abandonnée après 802, comme nous l'avons vu plus haut.

Toutes les recrues de Jumièges sont exceptionnelles : grands seigneurs, abbés de petites abbayes, notables, moines avancés dans les voies du Seigneur. On voit partout régner une charité admirable, une sévère abstinence, une humilité sincère. Tous les moines montrent une vénération profonde pour l'Abbé, leur Père spirituel. Tout au long de ces deux siècles, la grande figure de Philibert dominera et dirigera la nouvelle famille qu'il a donnée à Dieu.

L'apostolat.

Un des premiers soins de la nouvelle communauté va être d'évangéliser les populations d'alentour, qui sont encore, pour la plupart adonnées au paganisme. L'apostolat faisait partie des traditions colombiennes. Philibert d'abord, ses successeurs ensuite enverront des moines éprouvés prêcher dans le voisinage, puis de plus en plus loin. Leur parole amènera à Dieu de nombreuses âmes et suscitera un grand nombre de vocations religieuses qui viendront se placer sous la direction de Philibert et de ses successeurs pour s'exercer, grâce à leur exemple à la vie parfaite.

Les moniales de Pavilly et de Montvilliers, leurs filles spirituelles aident par leur prière et par leur enseignement à la propagation de la foi.

La charité.

S'il faut attendre plus tard pour que soit donné le titre de « Jumièges l'Aumônier » au monastère, dès saint Philibert le secours des malheureux, les soins des malades, le rachat des prisonniers, font partie essentielle des devoirs des religieux. « Tous les matins, vers 10 heures, la grande porte était ouverte à deux battants et une centaine de gens en guenilles entraient dans le préau : là avait lieu une distribution de soupe dans des écuelles de bois.

Puis une autre distribution de linge et de vêtements. Le dimanche, le Prieur suivant en cela la règle de la communauté, remettait douze sols à chaque pauvre. Ce n'est pas tout : les malades étaient soignés à domicile. » (E. Savalle).

Au VIIe siècle, l'esclavage, malgré les efforts de l'église n'avait pas encore disparu en Gaule. En Grande-Bretagne, il était très répandu et les Angles venaient couramment acheter, sur le continent, des esclaves. Ce n'étaient pas seulement des captifs qui leur  étaient livrés, mais des compatriotes, des parents, des fils et des filles.

Ces pauvres gens rachetés, arrachés au bagne par les moines, étaient éduqués et reclassés. Les uns s'éloignaient pour reprendre leur métier, beaucoup restaient au monastère comme auxiliaires et se mettaient au service de leurs sauveteurs. Certains entraient en religion. Un d'entre eux a laissé un nom : c'était Sydonius qui fut plus tard cellerier à Noirmoutier et que l'on connait sous le nom de saint Saens.

Les économies réalisées grâce à la sobriété des religieux étaient affectées à toutes ces œuvres de bienfaisance. Il s'y joignait une part des largesses royales et des offrandes populaires.

Du reste l'aumônerie avait ses biens propres. Nous savons par une charte de 849 signée par Charles le Chauve et qui réglait le partage des biens entre la mense conventuelle et la mense épiscopale, qu'une partie des biens était affectée à l'aumônerie : ce sont deux Mesnil en forêt d'Arlon, Jassainville en Vexin, Spiritiacus et Cherry en Anjou.

L'hostellerie.

Nous avons vu que, lors de la construction de Jumièges, à l'entrée était prévue une Hostellerie. Cette Hostellerie était très fréquentée. C'était la première étape, sur le continent, pour les pèlerins anglo-saxons en route pour Rome.

L'un d'eux, Scott, y fait allusion dans une épitre en vers adressée à l'Abbé de Jumièges au début du IXe siècle : « Nous, pauvres pèlerins, nous vous sommes peut-être à charge et à dégoût à cause de notre grand nombre, de notre importunité, de nos sollicitations, mais n'êtes-vous pas celui que Dieu a établi pour nous sustenter. »

Voyageurs et pèlerins étaient hébergés trois jours à l'hostellerie.

Ils y trouvaient le gîte et le couvert et, pendant l'hiver, le feu. Les moines pèlerins étaient accueillis comme des frères et pouvaient séjourner aussi longtemps qu'ils le désiraient au monastère.

Après les pèlerins, les exilés. En 759, Jumièges accueillit l'abbé de Fulton, Sturm, évincé de son monastère par Pépin le Bref à l'instigation de Lull, évêque de Mayence, qui désirait contrôler lui-même l'abbaye fondée par saint Boniface.

Trente ans plus tard, Tassillon, duc de Bavière, et son fils sont accueillis, comme nous l'avons vu plus haut, par l'Abbé Landéric.

Le travail.

Si le moine est tenu par la règle d'assister aux divers offices et de consacrer un certain nombre d'heures à la méditation, elle lui impose également de fournir chaque jour un travail régulier. Sui-
vant ses capacités, le religieux sera orienté vers le travail intellectuel (étude des textes, travail de copiste), ou vers des tâches matérielles dans lesquelles il se fera aider par les moines convers et
par les auxiliaires (agriculture, pêche, navigation).

Les copistes.

Dans les indications qu'on nous donne sur le plan de Jumièges, il n'est fait nulle part mention d'un scriptorium. Nous savons par contre que les dortoirs étaient très vastes et largement éclairés par des fenêtres vitrées de vitres de verre, ce qui est exceptionnel pour l'époque. Il est logique de supposer que ce sont ces dortoirs qui étaient utilisés pour la copie et l'enluminure des manuscrits. Ceux-ci étaient destinés à enrichir la bibliothèque, soit directement, soit par voie d'échange avec d'autres monastères. Les « codices » qui remontent à l'époque qui nous intéresse sont très rares. Il en reste toutefois quelques-uns, soit à la bibliothèque de Rouen, soit dans des bibliothèques anglaises, qui auraient pu être exécutés à Jumièges avant sa dévastation.

L'agriculture.

Les moines défrichent, labourent, cultivent les terres qui leur sont confiées. Ils assèchent les marais, transforment les terres, et grâce à leur labeur, les friches et les fourrés deviennent des terrains fertiles donnant d'abondantes récoltes.

Ils introduisent diverses cultures, notamment les céréales, le blé en particulier. Comme le vin leur était nécessaire, d'abord pour la célébration de la messe et aussi pour leur consommation person-
nelle et celle de leurs auxiliaires, ils plantent de la vigne à Ambonville, Berville, Conihout. Ces vins n'étaient peut-être pas très fameux si on en croit le dicton :

De Conihout ne bois pas
Car il mène l'homme au trépas.


Mais il s'agit là d'un bien de consommation nécessaire, dont la production sur place s'imposait pour éviter des transports longs et difficiles. Chose qui nous surprend maintenant, cette production était assez importante pour que les moines puissent en exporter jusqu'en Angleterre et même en Irlande.

Une autre source notable de profits était la production du sel, tout le long du fleuve, en particulier à Honfleur.

La pêche.

Une autre des grandes activités des moines était la pêche. La consommation du poisson était un élément important pour la vie de la communauté, et les ressources de la rivière étaient largement
exploitées. Le monastère possédait des pêcheries à Yville, Yainville, le Trait, Duclair.

D'après les récits des contemporains, la rivière apportait des « monstres marins » qui atteignaient jusqu'à cinquante pieds de long. Il est vraisemblable de voir dans ces monstres des baleines ou des phoques, dont la répartition s'étendait beaucoup plus au sud que maintenant. De nos jours, il arrive encore, exceptionnellement, de voir ces bêtes s'échouer sur les plages de la mer du Nord.

La capture de ces animaux était précieuse pour les moines, par leur chair d'abord, mais surtout par la graisse abondante qu'on pouvait en retirer. Elle remplaçait, pour l'éclairage, l'huile que ne
produisait par la région et qui était difficile à obtenir. La consommation devait en être abondante, car, outre les besoins des églises, si chaque lit avait sa fenêtre, il disposait également d'une lampe.
Enfin cette matière grasse pouvait aussi être utile pour la cuisine.

La vocation maritime.

A Jumièges, la Seine s'élargit ; la mer est toute proche. Un port à l'abri du mascaret permet un accès facile à la rivière. C'est la porte ouverte, à l'est vers l'intérieur, à l'ouest vers la mer et toutes ses possibilités.

Dès saint Philibert, la vocation maritime de Jumièges s'affirme.

Les bateaux n'hésitent pas à affronter la Manche pour s'aventurer jusqu'en Angleterre, en Irlande, et même jusque vers les rives lointaines de la Frise. Ils poursuivent les convois d'esclaves jusque sur les rives anglaises pour racheter les prisonniers. Pour les payer ils emportent le grain, le sel, le vin produit par le monastère. En même temps ils se procurent des matières premières indispensables pour le travail des artisans.

Le commerce s'orientait également vers l'intérieur, utilisant la Seine et ses affluents. Mais les passagers en profitaient également.

La voie d'eau, « le coche d'eau » comme on dira plus tard, était beaucoup plus rapide, plus confortable et plus sûre que la voie terrestre, étant donnés l'état et la sécurité des routes.

Quel était le type des bateaux utilisés ? C'étaient probablement des bateaux à fond plat, propulsés, soit à la voile, soit à la rame.

Conclusion.

En résumé ces deux siècles ont été deux siècles d'activité féconde, pendant lesquels le développement spirituel de la région s'est doublé de son développement économique. Jumièges a donné à tout le pays une impulsion profonde qui a enrichi la Normandie dans tous les domaines. Il a suffi de quelques décades pour que tout cet admirable travail soit anéanti, que les champs redeviennent des friches, que les bâtiments, orgueil des moines, retournent à l'état de tas de cailloux.

Les moines qui relèveront le monastère quelques décades plus tard retrouveront la région sensiblement dans l'état où elle se trouvait avant l'arrivée de saint Philibert.

Paul ROBIN.

 







SOURCES

Archives départementales, cote L1676, document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand, transcription : Laurent Quevilly.