Le Chêne du diable

Il arriva un jour que les moines s'occupèrent d'un travail que leur imposait leur vœu d'obéissance et de plus une impérieuse nécessité.

Pendant ce temps-là, le bienheureux abbé, retiré dans l'église, méditait à l'écart. L'esprit d'en haut lui révéla qu'à cette heure le démon dressait des pièges aux frères. Il vola vers eux.

Ils étaient sur une éminence ; au centre s'élevait un vieux chêne qui projetait au loin ses rameaux. Les moines assemblés sous ce chêne rivalisaient d'efforts pour enlever une pierre énorme qui les empêchait d'ensemencer le terrain.

Le diable qui s'est servi du fruit défendu pour rendre l'homme sujet à la mort, se disposait à faire tomber l'arbre, afin que sa chute entraînât la perte des moines. Le saint abbé le vit de loin frapper le chêne de sa hache terrible. Alors il enjoignit aux frères du geste et de la voix de se retirer au plus vite. Ceux-ci furent bien émerveillés de ses cris et de la rapidité de sa course, mais le motif qui le fesait agir était encore un mystère à leurs yeux.

Achard opposa de loin au monstre féroce le signe triomphal de la croix, le mit en fuite, et délivra les serviteurs de Dieu du péril qui les menaçait. Dès qu'il fut arrivé près des moines, ils lui demandèrent quel motif le faisait accourir ainsi hors d'haleine. Il répondit : « Que le Dieu tout-puissant vous protège, mes frères ! vous n'avez donc point aperçu l'ennemi qui, se tenant en face de vous, s'efforçait à couper cet arbre avec une hache de feu. Ensuite il l'eût précipité sur vous, afin que la ruine des serviteurs de Dieu lui valût un brillant salaire de la part de son chef. Voyez encore sur le tronc que voici, la fatale incision ; peu s'en est fallu qu'il ne vous ait tous enveloppés de la sorte dans une perte commune, si Dieu ne vous eût pris sous sa garde, et n'eût fait avorter ses plans. »

Les moines alors voyant le chêne coupé circulairement, ou pour mieux dire, à demi consumé, furent saisis d'étonnement et de crainte à la vue de cette horrible incision, d'où s'échappait une odeur infecte. Ils se
désespéraient, et s'imaginaient d'avoir cessé de vivre. Leur existence n'était plus qu'un songe à leurs yeux. Ces fruits où tout à l'heure l'automne étalait ses riches couleurs ont maintenant la noirceur du charbon; dès qu'on y touche, ils se réduisent en cendre en exhalant une odeur infecte.

Les moines s'écrient qu'il faut arracher l'arbre fatal, afin qu'il ne soit plus à l'avenir entre les mains du démon un piège funeste aux hommes. Le sage abbé répondit :
« Quoique l'ennemi ait voulu s'en servir pour exécuter ses plans criminels,  il le faut garder jusqu'à ce qu'il tombe de vétusté ou qu'il soit renversé par les vents. II éveillera chez vous une terreur salutaire ; il vous apprendra que sans cesse il faut vous défier des embûches du diable. »

La tonsure illicite

Il arriva un samedi que le vénérable abbé fut occupé tout le jour des affaires de la communauté, de façon qu'il ne pût dérober un instant à ses pressantes occupations. Tandis que, suivant la coutume, les frères donnaient quelques soins à la propreté de leur corps, Achard s'oubliant lui-même, ne suspendit son travail qu'à l'heure de nones. Il fait alors venir un barbier et l'invite à lui couper les cheveux. Le barbier se met à l'ouvrage.

Soudain le bienheureux aperçoit l'ennemi du salut, qui trouvant sa joie dans nos fautes, s'est rapproché de lui pour satisfaire ses vues malfesantes. Le démon se tenait à l'écart en un coin obscur de la cellule. Il avait à la main un épouvantable registre, et à mesure que les cheveux tombaient, il les relevait et les rassemblait avec soin , chose effroyable et digne que l'on y réfléchisse mûrement. Cependant les regards de l'homme de Dieu parcourent la cellule et l'examinent avec attention. Sur-le-champ il reconnaît l'odieuse figure de l'instigateur du mal, et d'une voix émue par l'indignation il lui dit : « Pourquoi, voleur des ames, viens-tu dresser tes embûches dans ma retraite ?  Es-tu sorti de l'enfer ténébreux pour essayer contre  les serviteurs de Dieu quelque artifice nouveau ? O le plus malicieux des êtres ! quel salaire penses-tu  gagner en perdant les serviteurs de Dieu, toi que ta propre malice condamne à des tourments éternels, à des tourments qui s'accroissent à l'occasion de la ruine où tu précipites les justes? »

A cette apostrophe de l'homme de Dieu , l'auteur du mal repartit : « Puisque ton ignorance va jusqu'à m'adresser de pareilles questions, sache que mon office est d'explorer la demeure des serviteurs de Dieu, afin de noter en mon livre les péchés où ils tombent, et d'en rendre compte au prince des démons. Quand je rentre au Conseil, si je n'apportais une liste pareille, il m'infligerait un châtiment plus rude. Aujourd'hui, grace à toi, le résultat de mes observations me vaudra de la part de mon chef un brillant salaire, quand je lui dirai que tu violes la sainte nuit du dimanche par un travail illicite. Ainsi l'homme qui doit à chacun a l'exemple de la régularité, se permet une infraction au repos du saint jour ! O abbé condamné déjà dans  la Cour d'enfer ! homme qui vient de tomber sous notre justice ! Oh ! le modèle des bons pasteurs, qui montre aux ouailles le chemin de l'abîme et les y précipite ! Les princes des démons savent eux-mêmes combien est auguste la religion de cette nuit,
et des moines l'ignorent! C'est cette nuit qui a vaincu  l'enfer, et des chrétiens en ignorent la sainteté ! Mais pourquoi troubler un homme qui s'engage dans la perdition, afin qu'ensuite il aille racheter sa faute par la pénitence? Ah! plutôt, que le barbier achèvesa besogne ! Que le nombre des cheveux coupés suffise à remplir la page de mon livre! »

 Le sage abbé ne dédaigna point cet avis, quoiqu'il sortît de la bouche de l'artificieux ennemi. Il laissa la besogne à demi faite et repartit à l'auteur du mal : « Quand tu cherches à faire tomber dans le piège les serviteurs de Dieu, il est bien juste, infame brigand, que tes efforts aboutissent à l'accroissement de tes peines. Au tribunal de mon Seigneur Jésus-Christ, toute faute commise par ses serviteurs est vénielle, s'ils agissent dans la simplicité de leur cœur. Je mets de ce nombre les soins que nous donnons à la propreté de notre corps aux heures illicites, pourvu que notre service ne nous ait point laissé d'autre temps. Ainsi je t'annonce qu'au lieu du salaire que tu t'es vanté d'obtenir, tu recevras un châtiment. Quelque grand que soit mon péché , sache que je mettrai ta sentence au néant. Je cours expier ma faute par la confession et la pénitence. Aussitôt ce devoir accompli, l'inscription de ton livre menteur sera tellement effacée, que ta ma lice infernale en chercherait en vain un vestige. Mais comment puis-je soutenir si longtemps la vue de ce monstre impur ?»

A ces mots le bienheureux Aehard saisit son bâton pastoral, et s'armant du signe victorieux
de la croix, il s'élança vers l'ennemi qu'il apostropha de la sorte : « Fuis, esprit impur, fuis sans délai, va
te cacher dans l'abîme, et que ton audace n'aille pas désormais jusqu'à souiller de ta présence la demeure des serviteurs de Dieu. »

Le méchant ennemi ne put résister à cette injonction pleine d'autorité. Il s'évanouit sur-le-champ, laissant derrière lui des vestiges affreux. L'homme de Dieu convoque alors les frères, conte la chose en détail, avoue sa faute et demande merci. Toute la communauté réunie se met en prières, afin d'obtenir du Seigneur le pardon de l'abbé. Soudain, chose merveilleuse, tout vestige de la tonsure et de la coupe des cheveux disparaît. De là nous pouvons inférer sans incertitude que la prédiction d'Achard s'est réalisée, et que l'inscription du livre infernal a complètement disparu, de même que les vestiges de la tonsure.

Les gants de saint Achard

Un autre jour, comme les frères étaient obligés d'aller au travail, 1e vénérable abbé résolut de les suivre, de peur que l'insidieux ennemi ne leur dressât quelque piège. Il le fit avec d'autant plus d'empressement, qu'il n'avait point oublié les attaques précédemment dirigées par le vieil adversaire contre les moines et contre lui. Il se rend, accompagné de deux frères, au lieu du travail et se joint aux moines pour les assister en leur besogne et non à titre d'abbé. 

Quelque temps après, voyant que leur tâche était presque finie, il prit encore avec lui les deux moines, et se retira pour prier dans un chemin écarté. Ensuite arrêtant les moines, il leur défendit d'aller plus avant et de troubler le mistère de ses dévotions. Puis il s'en fut à quelque distance, intérieurement occupé de quelque pieuse méditation. 

Cependant l'œil curieux des moines épiait ce qu'allait faire Achard. L'heure étant venue, il fléchit le genou et rejette derrière lui les gants qu'il avait aux mains. Le disque solaire se trouvait alors entièrement voilé par un nuage épais. Chose merveilleuse, soudain un rayon traverse la nue et supporte les gants. On eût dit qu'il était venu des cieux tout exprès. Il les soutint officieusement tant que dura la prière de l'homme de Dieu. 

A la vue de ce prodige inouï, l'étonnement et l'admiration transportent les cœurs des moines. Tout à coup une merveille plus grande encore se déploie devant eux, une merveille comme l'œil des hommes n'en a jamais vu. Le bienheureux s'étant dressé sur ses pieds, lève au ciel les yeux et les mains, lorsque soudain une éblouissante lumière l'enveloppe. Les moines qui aperçurent de loin ces feux étincelants, en eurent tant de frayeur, qu'ils tombèrent à demi morts. 

Une heure entière l'homme juste fut entouré de ce pavillon lumineux. Cependant les moines recouvrent l'usage de leurs sens. Couchés sur la terre, d'où ils n'osaient encore se relever, ils saisissaient comme un faible murmure qui s'échappait du nuage ardent. Ils écoutaient des voix qui s'entretenaient ; ils distinguaient les sons, mais le sens demeurait inintelligible. 

Cette conversation dura jusqu'au moment où le globe de feu s'évapora dans les airs, et cessa de tenir Achard invisible. Alors le bienheureux se penchant une première, une seconde, une troisième fois vers la terre, la baisa dévotement, et, comme il s'éloignait le visage inondé de ses pleurs, il vit les gants, qu'il avait tout à l'heure jetés derrière lui, soutenus en l'air par le rayon officieux. 

Ayant remercié le Seigneur de ce nouveau miracle, il prit les gants. Mais les moines, à l'œil de qui il désirait soustraire ces merveilles, avaient tout examiné de loin. Le père des lumières ne voulut point cacher sous un voile sombre sa lampe ignorée; il la fit luire aux jeux des hommes. 

Lors donc qu'il rejoignit les moines à la place où il leur avait commandé de rester, il les trouva dans l'étonnement et l'admiration de ce qu'ils avaient vu. Il comprit aisément que son aventure était connue d'eux. Alors ayant recours à leur discrétion, il les conjura instamment de ne point révéler la chose au public durant sa vie : ainsi notre divin maître défendit à ses disciples de publier ce qu'ils avaient vu de sa transfiguration.

La nuit où le diable vint au dortoir


Le diable ne pouvant aborder le saint que sous une forme sensible, épuisait vainement contre lui tous les artifices de sa méchanceté. Il faisait jouer, il est vrai, cent mines diverses pour causer du dommage à l'homme de Dieu ; mais il était contraint de fuir honteusement avec l'inutile arsenal des tentations. 

Tandis qu'un paisible sommeil délassait les moines des fatigues du jour, le bienheureux était dans l'usage de veiller en pasteur fidèle sur le troupeau du Seigneur. Il dérobait au sommeil une part des nuits: armé de la croix du Sauveur et de l'eau bénite, il parcourait les cellules des moines, afin de les prémunir contre les embûches du vigilant ennemi. 

Une nuit, ayant tout visité, il se mit au lit pour donner à son corps épuisé de fatigue un instant de repos. Bannissant toute sollicitude, il attendait qu'un paisible sommeil vînt lui fermer les ieux, lorsqu'il lui fut révélé par l'esprit d'en haut que le démon tendait quel que piège aux frères. Il sentit que le sommeil fuyait loin de ses yeux ; une vive inquiétude l'agitait et l'empêchait de s'assoupir un instant. Le saint homme est saisi d'élonnement. Il examine avec soin du haut en bas la chambre où dorment les frères. A peine a-t-il dirigé ses regards vers le midi, que le monstre affreux lui apparaît blotti dans un coin obscur. 

Achard le considère attentivement, afin de pénétrer les vues malicieuses du brigand impie. Au reste il n'avait point d'inquiétude à l'égard des frères, jugeant que l'adversaire n'avait pu leur causer aucun préjudice, puisque cette même nuit, il les avait aspergés d'eau bénite, avait porté devant eux le gage du salut, et les avait recommandés au Seigneur. 

L'ennemi pervers avait essayé d'aborder les religieux endormis ; mais il sentait devant lui comme un mur, lequel ne lui permettait pas de franchir l'enceinte qu'avaient tracée les pies du saint homme. Voyant qu'il fallait renoncer à ce moyen de nuire, il se mit à lancer des tisons allumés contre une lanterne, qui, suspendue au centre de l'appartement, éclairait les serviteurs de Dieu. Son intention était de renverser la lanterne ou du moins d'éteindre la lumière. 

Bref, l'homme de Dieu ne pouvant supporter davantage l'audace artificieuse de l'ennemi, s'arma de la croix du Seigneur, et se précipita vers lui. Le démon courait de place en place toujours suivi par l'homme de Dieu. Il ne découvrait pas une issue, pas un moyen de fuir. Enfin il aperçut une fenêtre, devant laquelle était passé l'homme de Dieu, mais qu'il avait négligé de bénir lorsqu'il avait béni tout le reste. Au moment que le soldat du Christ serrait l'ennemi de plus près, le fugitif, brisant le vitrage, s'élança au travers, souilla l'air d'une affreuse puanteur et se réfugia dans l'abîme. 

A cette occasion le saint abbé voyant l'âme des frères plongée dans l'abattement, leur adressa pour les ranimer ces mots consolants : « Soyez attentifs, mes très chers fils, à garder le souvenir  de cette aventure qui a mis vos cœurs en émoi, de peur que le démon ne vous surprenne endormis dans une folle sécurité. »

La mort des frères


Le saint homme était un jour enfermé sans témoins dans la cellule où d'ordinaire il méditait à l'écart. Sa sollicitude pour le troupeau du Seigneur, sollicitude qui ne lui laissait point de relâche, vint l'agiter alors plus vivement. La direction d'une communauté si nombreuse lui parut un faix trop lourd pour sa force épuisée et le déclin de son âge.

En effet l'abbaye contenait neuf cens moines et quinze cens frères lais, comme l'assure la vie de saint Philibert, son prédécesseur. Nul certes ne doit s'en émerveiller ; car ce père avait tant de renommée, et l'abbaye était partout en si bonne odeur, qu'une foule de gens attirés par l'amour de la conversion, y affluaient des extrémités de la terre, comme l'abeille à la rûche. 

Prévenu de l'idée que sa tâche était disproportionnée aux forces d'un homme, Achard flottait incertain, ne sachant vers quel parti se tourner. En ce temps maintes personnes lui donnaient avis de laisser là ce fardeau et de se choisir une retraite où il pût vivre en paix. Il s'y refusait sagement. « Pour qu'une bonne œuvre, disait-il, soit un holocauste agréable au Très-Haut, il faut qu'elle soit couronnée par une bonne fin. C'est ce que la loi nous indique, en ordonnant d'offrir la tête et la queue. » 

D'autres l'exhortaient à réduire ce nombre effrayant de moines; mais il rejeta ce conseil avec énergie, disant qu'une pareille idée, celle de diminuer le nombre de la sainte famille, ne provenait point d'en haut. D'ailleurs le rapport des nombres lui paraissait établir quelque analogie entre les anges et les religieux du monastère. En effet le nombre cent multiplié neuf fois ne semble-t-il pas désigner les neuf ordres d'esprits célestes? et, grâce à la conformité de ce nombre, les moines semblaient en être une image ici bas. 

Cette idée fortifia l'homme de Dieu. Il se contraignit au point d'oublier le faix de son âge. Se faisant la guerre à lui-même, il tourna sa faiblesse en vigueur et son abattement en constance, afin que l'avantage d'un nombre si merveilleux ne fût point perdu pour la sainte communauté. Si ses infirmités venaient parfois le ralentir, son zèle et sa charité toute paternelle surmontaient les souffrances du corps. Il faut d'ailleurs observer une chose : lui qui se plaisait à soulager les maux d'autrui ne prenait aucun soin de lui-même. Il bénissait volontiers la main du Seigneur qui le frappait; il aimait mieux se sentir humilié sous le fouet de Dieu, que de voir sa vertu briller de tout son éclat. 

Or le bienheureux Achard apprit d'en haut que sa fin était proche. Il craignait qu'après sa mort le troupeau du Seigneur ne retombât dans les pièges du monde. En conséquence, il supplia Dieu de délivrer les moines de leur enveloppe terrestre et de les recueillir dans sa paix. Enfin il le conjura d'alléger son fardeau par quelque sage mesure de sa providence, puisque l'intérêt des ouailles le condamnait à poursuivre sa tâche au milieu des périls de la vie. 

Bientôt après, le soleil se couche et la nuit vient. Les moines, suivant leur coutume, vont au dortoir goûter le repos du sommeil. Le vénérable père, ayant béni la communauté, alla s'étendre lui-même sur un cilice, couche moelleuse à son gré. A peine y fut-il que ces importunes pensées vinrent l'assaillir de nouveau. Il fit d'inutiles efforts pour les écarter. Enfin il se mit à chanter des psaumes, et les soucis rongeurs ne tardèrent pas à se dissiper. Au milieu de cette occupation, ses yeux s'étant tournés au midi, il aperçut un ange éblouissant de blancheur. Il avait une baguette à la main et sa robe étincelait.

En face était un noir démon. Des étincelles jaillissaient de son œil enflammé. C'était un monstre hideux et terrible, tel enfin que les fictions des poètes nous dépeignent Alecton, dont la tâche aux enfers est d'épouvanter les ames criminelles.

Achard l'interpella de la sorte : « Pourquoi, monstre impur, viens tu dresser des embûches dans la demeure des serviteurs du Christ ? » Le démon repartit : « Repasse les annales antiques et les annales des temps modernes. Fut-il jamais une classe d'hommes si peu sujette aux esprits du mal, que nous n'ayons eu quelque prise sur elle? Les premiers habitants de la terre ont connu le pouvoir de nos pièges. » 

Le saint ange de Dieu répondit : « Infâme, oses-tu bien faire allusion au seigneur Jésus ? Quoi ! tu revendiques l'affreux honneur d'avoir excité les hommes à le faire périr. Eh! c'est la mort du Christ qui t'arrache l'empire du monde. Sa mort est la vie des hommes qui croient, mais l'éternel supplice de ton prince et de toi. » 

Le démon dit alors : «Je partirai donc sans avoir rien obtenu?» 

«Non, répliqua l'ange de Dieu, tu ne partiras pas de la sorte. Tu verras un mystère s'accomplir en ce lieu ; à la vérité, ce mistère, plein d'heureux fruits peur les moines, ne t'apportera que dommages. C'est un mystère d'expiation pour eux, et de confusion pour toi.» 

Ce dialogue, dont le saint ne perdit pas un mot, le remplit de crainte et de joie. L'ange de Dieu l'aborde et lui dit : « Quant à vous, mon frère, bannissez tout effroi au sujet de ce que vous avez pu voir ou entendre. Bien plus, armez-vous de constance, et poursuivez courageusement l'œuvre que vous avez entreprise. Votre défi mande est exaucée, et certains frères de cette abbaye ne tarderont pas à être appelés dans le ciel. Au reste, leurs noms sont inscrits parmi les saints qui accompagnent l'agneau. 

Dès le point du jour convoquez-les tous ; enjoignez-leur de sonder attentivement le fond de leurs ames, de les purifier par la confession et d'employer à la pénitence le reste du jour. Qu'ils reçoivent ensuite le corps et le sang du Rédempteur. Munis de ce saint viatique, ils attendront le signal du départ avec une douce impatience et tout prêts à s'asseoir au festin de l'agneau. »

L'homme de Dieu dit alors : « Parmi les moines de cette abbaye, combien seront appelés, et quels sont-ils ?»

— « La moitié des moines de cette abbaye doit monter au ciel, dit l'ange.Quant aux individus, je vous les indiquerai tout à l'heure avec ma baguette. Soyez attentif et retenez bien leurs noms, afin de leur commander particulièrement de se disposer au plus vite. » 

L'homme de Dieu repartit : « S'ils sont appelés au royaume céleste, pourquoi n'irais-je pas avec eux? Pourquoi le père ne suivrait-il pas ses enfans? Infirme, cassé de vieillesse et dépouillé de mes forces, combien de jours encore dois-je traîner derrière eux une existence pénible et douloureuse? Oh! que ne puis-je me délivrer de ce corps de boue et me réfugier dans le sein du Christ! Que ne puis-je partir avec ces frères et gagner avec eux les demeures heureuses de la patrie céleste! 

« Vous y viendrez, dit l'ange, vous y viendrez infailiblement, mais pas encore. Il sera temps de partir quand vous en aurez reçu l'ordre et quand vous serez appelé. Il faut travailler quelques heures de plus dans la vigne du père de famille, il faut gagner des âmes à Dieu, de ces âmes qui ne sont point encore suffisamment attachées au culte divin. Quand vous aurez achevé leur conversion et que vous les aurez expédiées pour le ciel, alors du sein d'une bonne vieilli lesse, plein de jours et de bonnes œuvres , le Seigneur vous appellera près de lui. Ce qui maintenant vous paraît un mal, changera de figure, et sera pour vous une source de joie. Ceux que vous aurez expédiés là-haut, s'avanceront pour vous accueillir, la palme à la main. Vous partagerez leur ivresse; ils jouiront de la vôtre, et le bonheur de tous sera doublé. Résignez-vous donc sans impatience à souffrir encore ici-bas, tandis qu'ils vont chercher leur salaire. Surtout, gardez-vous d'oublier mes avis, et considérez avec attention ce que je ferai. Les moines que touchera ma baguette, voilà ceux que le Seigneur appelle. Ceux devant qui je passerai sans les toucher doivent rester jusqu'à nouvel ordre. » 

Cela dit, il s'approche des frères paisiblemcnt endormis. En s'avançant, il touche les uns, et passe devant d'autres sans les toucher. L'homme de Dieu suivit ses mouvements avec une scrupuleuse attention, et retint soigneusement au fond de son âme les noms de ceux qui étaient appelés.

Dès que l'ange eut fini sa besogne, l'homme de Dieu jugeant qu'il ne tarderait pas à partir, s'écria: «Si vous nous quittez ainsi, monseigneur, si vous partez, qui laissez-vous pour garder la sainte famille? Dans quel but souffrez-vous que ce démon exterminateur reste ici ? » 

L'ange repartit: « Que son aspect ne vous effraie nullement. Il n'a point mission de nuire à la famille du Christ. D'ailleurs, l'épouvante qu'inspirera sa vue, au moment où les âmes s'échapperont des liens de la chair, peut servir à l'expiation de leurs fautes. Oui, s'il est quelque chose dont elles aient à se repentir, cette horrible vision rachètera tout. Au reste, je ne quitte point ce lieu, je ne l'ai point quitté depuis le jour de sa fondation. » 

A ces mots, il disparut. Cependant le monstre hideux examinait tout de loin. Dès qu'il se vit dépouillé du pouvoir de nuire, il s'enfuit triste et confus. Au point du jour, l'homme de Dieu qui avait encore passé la nuit entière sans fermer lesieux, convoqua l'assemblée des moines. Ils s'assirent, et comme ils demandaient le sujet qui les fesait appeler, l'abbé s'enquit bénignement si la nuit précédente, ils n'avaient pas ouï ou vu quelque chose. « Il nous semblait, répondirent les uns, que nous allions, comme à la fête de Pâques, vers une église bâtie en un lieu merveilleusement haut. Elle resplendissait de pierreries de couleurs diverses. D'autres disaient avoir entendu que plusieurs frères étaient invités au festin de l'agneau. Ils eussent bien voulu les suivre ; mais celui qui avait invité les premiers, leur dit : « Ne songez point à venir au festin aujourd'hui, vous qui n'êtes point appelés. Supportez encore un peu de vie, jusqu'à ce que le Seigneur nette fin au combat en appelant vos  noms. »

Après un instant de silence, un profond soupir s'échappa du sein de l'homme de Dieu : « Mes frères, dit-il, ce ne sont point là de vains songes, ce ne sont point des illusions fantastiques : c'est un avertissement infaillible et mystérieux de votre prochaine translation dans un meilleur monde. Oui, bientôt vous passerez de ce lieu de souffrances dans la céleste Jérusalem, où vous serez conviés aux banquets éternels du roi des cieux, où vous partagerez la Pâque avec les élus, et vous rassasierez des dons célestes. Je ne veux pas vous tenir l'esprit en suspens sur cette mystérieuse aventure. 

Ceux des moines qui allaient gravissant la montagne, pour célébrer la joyeuse fête de Pâques, doivent disposer leur ame au dernier p lerinage, car le Seigneur les appelle à lui. Ils doivent se tenir prêts à célébrer d'heureuses Pâques au plus haut des cieux, en la compagnie des habitants de la céleste Jérusalem. 

Ainsi, tâchons d'apaiser la colère du souverain juge que nous avons offensé. A l'exemple des Ninivites, qui expièrent leurs vieilles erreurs par trois jours de lamentations, rachetons nos fautes en jeûnant trois jours consécutifs. Offrons-nous en holocauste au Très-Haut, sur la cendre et le cilice, afin que nous puissions lui rendre nos âmes bien lavées de toute souillure. » 

Ensuite il leur exposa de point en point tout ce qu'il avait vu. Mais bientôt ces hommes, le cœur brisé, se répandirent en gémissements. Leur douleur plaintive s'exhalait ainsi : « Hélas ! qu'avons-nous entendu, souverain Seigneur? hélas! qu'avons-nous entendu? Quel malheur inoui nous menace? nous allons donc être enlevés soudainement? O Roi suprême, avez-vous prononcé définitivement qu'une mort inattendue moissonnerait en un jour tant de frères de la même famille, et que la sainte Eglise pleurerait à la fois un si grand nombre d'enfants? Ah ! que votre colère exige ce paiement de nos fautes, ou que votre amoureuse bonté nous invite à quitter cette vie douloureuse pour le séjour du repos ; qui sommes-nous, Seigneur, pour vous appeler en jugement, pour vous demander compte des raisons qui vous déterminent? Non, non, Seigneur, que votre toute-puissance agisse en tout librement ! Si la sentence que vous avez lancée contre nous est irrévocable, que l'issue tourne à votre gloire, Seigneur, et non pas à la nôtre! » 

A ces mots, ils se prosternent jusqu'à terre, frappent de verges leurs corps dépouillés de vètements, et s'accusant de leurs fautes d'une voix lamentable, ils meurtrissent leur sein repentant. Dites-moi, je vous prie , un cœur de roche eût-il pu retenir à cette vue les sanglots et les larmes ? Ainsi, la sainte famille, plongée tout entière dans l'amertume et le deuil, attendait la fatale journée. Les uns regrettaient leurs frères bien-aimés qu'ils allaient perdre ; ceux-ci pleuraient en songeant que bientôt il faudrait quitter leurs amis. Cependant les uns et les autres n'avaient pas également sujet de pleurer. Les uns, en effet, allaient recueillir la palme, et leurs compagnons restaient au sein des périls et des travaux de l'Église militante. Qui peut dire les austérités de leur pénitence? Ils passèrent trois jours entiers, et le quatrième jour, qui fut celui de leur mort, sans prendre aucun aliment. En effet, que leur eût servi de reconforter leur corps par des aliments, eux dont nul festin ne pouvait prolonger la vie? Déjà le quatrième jour avait lui,  tous les frères viennent à l'église recevoir le saint viatique. 

La messe dite, et les saints mystères accomplis, le bienheureux abbé leur donne l'absolution. Ensuite ils communient, se donnent mutuellement le baiser de paix, et se retirent, suivis de l'abbé, dans la salle d'assemblée, où ils recommandent leurs âmes aux prières les uns des autres. Comme la seule chose qui restait à faire était d'attendre le signal du départ, l'homme de Dieu chargea plusieurs moines de les veiller, de les assister à leurs derniers moments, et de protéger la sortie de leur âme par les accents de la divine psalmodie. 

Enfin, quand le soleil amena la troisième heure du jour, le quart des religieux, comme vaincu par un doux sommeil, s'éteignit paisiblement. A l'heure de sexte, un nombre égal de frères expira les mains tendues vers le ciel. A l'heure de nones, un autre quart s'endormit dans la paix du Seigneur. Enfin, le soir étant venu, ce qui restait des moines désignés à la mort, fit la prière et trépassa. Il est superflu de dire avec combien de pompe et d'honneurs ils furent ensevelis par les survivants. On mit huit jours à célébrer leurs funérailles. Heureux lieu, heureuse contrée qu'enrichissent tant de saintes reliques! Les hommes ne savent pas apprécier ta valeur; ils ne savent pas quel baume salutaire et pour l'âme et le corps, on trouverait dans ton sein , si la foi les cherchait.

A l'expiration des huit jours employés aux saintes funérailles, Achard eut avis que plusieurs des moines étaient désolés de survivre aux défunts, et que rien ne pouvait adoucir leur chagrin. Les uns, accablés de vieillesse ou de maladies, invoquaient le terme d'une vie si rude, et gémissaient de ce que Dieu les tenait en oubli. Ceux-là rappelaient que, dès leur jeune âge, ils s'étaient enrôlés au service de Dieu. 

Hélas ! des convertis de la veille étaient admis au salaire avant eux. D'autres avaient eu maints eombats à livrer aux tentations de la chair; ils l'avaient mortifiée par de longues veilles et des jeûnes austères, et se plaignaient d'être exclus si longtemps du royaume des cieux.

Le vénérable Achard ayant appris cela, convoque les frères et leur fait une douce réprimande mêlée de sages avis. Sa voix éloquente eut l'art de modérer la peine des frères; mais bientôt il sut par expérience, combien est grand le nombre des hommes qui sont vigilants pour autrui, imprévoyants pour eux-mêmes, qui se montrent habiles dans la cause des autres, et ne savent pas diriger leurs propres affaires. 

Dès que le saint homme eut envoyé les religieux rendre aux défunts les derniers devoirs, il s'enferma dans son oratoire, où mille pensées diverses vinrent l'agiter à l'occasion de la fin étrange des moines. La prière qu'il avait longtemps adressée à Dieu lui revenait à l'esprit. Dans cette prière, il conjurait le Seigneur d'alléger son fardeau en transportant les frères de cette vallée de ronces dans le paradis, ou par tout autre moyen. 

Le vénérable abbé s'accuse alors à haute voix d'être cause de ce terrible événement. A l'ouïr, il a seul donné la mort à ses frères. Il se regarde comme un furieux qu'il faut exterminer. La mort des scélérats lui paraît trop douce pour un homme dont les voeux criminels ont ravi la lumière du jour à tant de pieux serviteurs de Dieu. « On ne doit point s'en émerveiller, dit-il. J'ai quitté mon ancienne retraite, pour me charger du gouvernement d'une plus riche abbaye. Ensuite, quoique je fusse incapable de la bien conduire, je n'ai point eu la sagesse d'abandonner les rênes à des mains plus habiles. Est- il étrange maintenant qu'au lieu d'assister mes frères dans la voie du salut, comme c'était mon devoir, je les aie entrainés à la mort ? Ange du ciel, quel que soit ton nom, si tes paroles ne m'assuraient que je les ai envoyés à la gloire céleste, la mort de mes fils innocents devrait attirer sur moi la malédiction d'en haut. Du moins, tu rendras témoignage que le désir de leur mort ne dicta point ma prière. Non, je souhaitais qu'à la mort du pasteur, le troupeau  fût ravi dans les cieux, plutôt qu'englouti par le tourbillon d'un monde enivrant. » 

Tandis que l'homme de Dieu s'accusait avec tant d'amertume, l'Ange lui apparut, et lui dit : « Pourquoi, serviteur de Dieu, vous tourmenter ainsi ? Pourquoi ce deuil et ces gémissemens ? Si Abraham n'a point refusé d'immoler à Dieu son fils unique, qui êtes-vous pour songer à retenir les serviteurs, quand il les réclame ? Auriez-vous pu changer les décrets du ciel , ou deviez-vous résister au Seigneur qui rappelait à lui ses soldats pour les couronner? Emporté par une fureur insensée, vouliez-vous guerroyer contre lui, comme fit jadis Pharaon? Mais le souverain juge, dites-vous, me demandera compte de ces âmes que ma prière inconsidérée a ravies au jour, dans la crainte où j'étais qu'elles ne faillissent. Soit : mais ceci ne doit vous causer nulle inquiétude. J'y vois , non l'emportement de la haine, mais l'héroïsme de l'amour paternel. Si vous supposez que leur mort vous soit un jour imputée, réjouissez-vous-en, réjouissez-vous de ce qu'ils sont avec Dieu, dans la gloire des cieux, tandis que vous, soulagé d'une part d'un faix trop lourd, vous pourrez conduire et garder plus attentivement ceux qui restent. Pour vous délivrer du plus léger doute à cet égard , sachez que vous n'offenseriez nullement le Seigneur en le conjurant de tirer de cette vallée de larmes, les religieux qui survivent, et de les transporter au ciel. Toutefois, il est a bien de s'en rapporter là-dessus à la divine providence ; il est bien d'attendre en toute humilité qu'elle les retire de ce monde, chacun à son tour, et les admette au partage du bonheur de leurs frères.»

« Vous êtes heureusement parvenu au terme de votre sainte carrière. Employez à de bonnes oeuvres ce qui vous reste de vie. Offrez à vos moines de salutaires exemples; car le signal de la retraite et le jour du salaire ne tarderont pas à venir. Et pour gage de l'infaillibilité de mes avis, écoutez cette prédiction : Vous apprendrez aujourd'hui par un messager la mort de votre frère et collaborateur saint Philibert que le Seigneur a délivré des maux d'ici-bas, pour lui donner en échange le bonheur des élus. » 

L'Ange se tut : Le saint abbé ne put ouïr sans trouble que saint Philibert était mort; néanmoins, joyeux de la gloire où le Seigneur l'avait exalté, il s'écria : « Grâces vous soient rendues, ô Seigneur, Jésus, qui avez envoyé votre ange à votre serviteur pour le consoler ; qui avez soulagé la peine qu'il ressentait de la mort de vos serviteurs, en lui annonçant qu'ils jouissent de la gloire éternelle ; qui avez mis le comble à sa joie par la nouvelle de la bienheureuse fin du pieux abbé Philibert. Puisque vous avez de plus daigné m'avertir que le jour de ma mort est proche, hâtez, hâtez ce jour, ô mon Dieu, je vous en supplie. Délivrez des liens de la chair un faible vieillard, qui n'a plus rien à faire ici-bas qu'à souci haiter votre aspect, et à soupirer après vous; car u en vous seul reposent ma vie , ma gloire, mon ambition, mon salut et ma félicité. O bon pasteur, prenez vous-même la direction des ouailles dont vous m'aviez établi gardien ! Eloignez d'elles les esprits impurs et le vent orageux du monde! Préservez-les des pièges où la malice du démon les peut entraîner! » 

Cette prière achevée, le saint homme convoque les religieux, et leur donne ces avis paternels: « Ecoutez, mes frères, ce que j'ai à vous dire avant d'aller vers mon Père céleste. Le Seigneur formant les disciples n qu'il s'était choisis, leur dit ces paroles, comme on le voit en l'Evangile : Je vous recommande de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Il leur dit encore: Chacun verra que vous êtes mes disciples, si vous vous chérissez les uns les autres. Avant de me séparer de vous, moi qui ne suis pas le divin maître, mais le serviteur de ses serviteurs; j'oserai néanmoins vous enjoindre après lui de vous chérir constamment et fortement. Outre cet avis que je mets avant tout, je vous exhorte à vous tenir sur vos gardes, attendu que le vieil ennemi des hommes vient sans cesse attaquer l'abbaye, comme vous le savez par expérience. Armez-vous de vigilance pour éviter les embûches que vous tendra sa malice, et déjouer les artifices divers qu'il emploiera contre  vous. 

Parmi ses insidieux procédés, il en est un dont il faut vous défier. Ceux que le démon trouve insensibles au charme des vices, il tâche de les abuser par quelque fantôme devenu. Opposez donc à ses trames perfides cette prudence du serpent, dont le Seigneur avait armé ses élus, de manière que s'il épanche en vos cœurs le poison de l'orgueil, vous songiez d'abord en vous-même que l'orgueil a précipité les Anges du ciel, et banni les hommes du paradis terrestre. Lorsqu'il sèmera dans vous ou l'avarice ou la cupidite, rappelez-vous ce riche de l'Évangile, et ce qui le précipita dans l'enfer. Vous pousse-t-il au péché de gourmandise? écoutez ce que dit le Seigneur en son Évangile : Gardez-vous d'abrutir vos cœurs dans la débauche et l'ivresse. S'il voulait vous souiller par la fornication ou autre impureté, pensez à ces mots de  l'Écriture-Sainte : Les fornicateurs ne posséderont point  le royaume des deux. Avec ces armes divines, obligez le vice à prendre la fuite ; vous n'ignorez pas, en effet, que nul ne sera couronné s'il n'a vaillamment combattu. Mes très-chers fils , retenez ces avis avec soin, retenez-les, je vous en conjure; car je n'ai pas longtemps à demeurer parmi vous. Encore un mot: vous êtes témoins de la vie que, depuis ma jeunesse, j'ai menée au milieu de vous; pardonnez-moi, si je vous ai scandalisés soit en paroles soit en actions. » 

Pendant sept jours il ne cessa d'exhorter les moines, et de les édifier par ses pieux propos. Le septième jour une fièvre ardente vint le consumer, et ne lui laissa plus de relâche. Il dit aux religieux qui l'entouraient: « C'en est assez, mes frères: jusqu'à présent j'ai lutté contre la force du mal; je me suis efforcé de vous cacher la douleur qui me déchire les entrailles; maintenant que la maladie a gagné jusqu'aux parties vitales, je ne puis dissimuler davantage. Ce que je vous recommande sur toutes choses, je pourrais dire uniquement, c'est de prendre garde que l'auteur du mal ne sème entre vous de la haine, et qu'il ne rompe la paix fraternelle. Vous n'ignorez pas, en effet, que la haine sépare l'homme de Dieu, et lui ferme le ciel. Aucune souffrance ne peut expier la haine ; elle n'est point rachetée par le martyre ; c'est une tache que tout votre sang ne saurait laver. Voici que je vais rejoindre mes pères. Quant à mes restes, vous les placerez au milieu des tombeaux de nos frères. » 

A ces mots , il se laissa retomber sur le cilice qui couvrait son lit, et les yeux levés au ciel, il rendit l'ame le 17 des calendes d'octobre (vers l'an 687), sous le règne du Seigneur Jésus, Notre Sauveur, à qui reviennent honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen.



La vie de saint Achard, abbé de Jumièges, extraite des annales du Hainault, par Jacques de Guyse