Par Laurent Quevilly

Le 23 février 1793, la Convention décide la levée de trois cent mille hommes parmi les célibataires ou veufs de 18 à 45 ans. Comment fut vécue la chose à Jumièges. Deux cas de figure...

Blessés, morts, déserteurs. L'armée révolutionnaire s'est vidée de ses effectifs. D'autant qu'après avoir repoussé l'ennemi hors de nos frontières, les volontaires de 1792 sont rentrés chez eux avec le sentiment du devoir accompli. Alors, nos dirigeants prennent cette mesure impopulaire : procéder partout à la désignation ou au tirage au sort d'hommes en âge de combattre.  Cette nouvelle mobilisation provoquera des émeutes à Rouen. Voire une guerre en Vendée. A Jumièges, on traîna les pieds...



Et Beiller
remplace Derains

Jacques Estiennes Desrains avait sûrement assez de persuasion ou plutôt de fortune pour trouver une bonne poire en la personne d'Augustin  Beiller. Une fois désigné, il alla trouver les élus de Jumièges flanqué d'un jeune de 18 ans. Le compte-rendu de sa démarche...

" Ce jourd'hui, vingt deux mars mil sept cent quatre vingt treize, l'an deuxième de la république française, la municipalité de Jumièges, conseil général et procureur de la commune de Jumièges étant en séance dans le lieu ordinaire dûment convoquée, s'est présenté devant nous le citoyen Jacques Estienne Desrains, laboureur demeurant sur la paroisse de Jumièges, soldat national nommé par l'assemblée des citoyens garçons de la dite commune tenue dans l'église du dit lieu par scrutin à la pluralité relative et proclamation faite d'icelui suivant les procès verbaux de dimanche dernier et journées suivantes, 

Trop occupé ! "lequel nous a exposé que son occupation actuelle ne lui permettait pas de pouvoir satisfaire à marcher pour la défense de la Patrie et qu'en exécution de la loi du 24 février dernier, tit. 1er, art.16, s'explique ainsi que tout citoyen qui sera appelé à marcher à la défense de la Patrie conformément à ce qui est dit dans les articles précédents de la susdite loi, aura la faculté de se faire remplacer par un citoyen en état de porter les armes, âgé au moins de dix huit ans et accepté par le conseil général de la commune.

" En conséquence, il nous a été présenté par le citoyen Jacques Estienne Desrains, le citoyen Augustin Vincent Beiller, âgé de dix huit ans ans et en état de porter les armes, suivant qu'il nous a apparu taille de cinq pieds quatre pouces, front rond, yeux bleus cheveux et sourcils châtain, nez long et pointu, bouche moyenne, menton long.

"Après quoi, le citoyen maire a proposé à l'assemblée municipale et conseil général de la commune du consentement du citoyen procureur de la dite commune que suivant l'article 16 de loi ci dessus présentée qu'il sera mis au délibéré si l'assemblée accepte le dit citoyen Beiller pour remplacer le dit Jacques Estienne Desrains pour soldat national.

" L'assemblée et conseil général, après avoir examiné le dit citoyen Augustin Vincent Beiller et les voix prises et recueillies par le dit citoyen maire et a été dit d'une voix unanime que l'on acceptait le dit citoyen Beiller pour remplacer le dit citoyen Jacques Estienne Desrains à marcher à son lieu et place pour la défense de la patrie, à la charge par le dit Jacques Estienne Desrains a être responsable jusqu'à ce que le dit Beiller ait été reçu aux corps administratifs.

Équipé a ses frais " Conformément à la dite loi et qu'en outre le dit Jacques Estienne Derains sera tenu d'armer, équiper et habiller à ses frais le dit citoyen Beiller qui le remplace.

" Arrêté en outre que la présente délibération sera envoyée au procureur syndic du district de Caudebec pour valoir de décharge, tant à la municipalité qu'au citoyen Jacques Estiennes Desrains, délibéré les jour et an et au susdit en séance publique et ont signé avec nous lecture faite, 

" ainsi signé, PM Amand, maire, P. Danger, Étienne Varin, N Pr Poisson, Desjardin, Cretien, Louis Nicolas Ouin, Pierre de Conihout fils, De la rue, Pierre Ouin, Jacques Levesque, Chenaix, Pierre Gossé, PDM Valentin Duquesne, JE Desrains, une croix autour de laquelle est écrit la marque de Augustin Vincent Beiller François Amand, procureur et Foutrel, secrétaire greffier, tous avec et sans paraphe... approuvé un mot rayé nul.

" Collationné conforme au registre des délibérations de la municipalité de Jumièges par nous, secrétaire greffier de la dite municipalité, ce jourd'hui, 22 mars 1793, l'an 2e de la République française."

Foutrel.

Celui qui signa cette délibération n'était autre que le dernier organiste de l'abbaye de Jumièges. En septembre, nos édiles eurent à examiner une seconde demande...

Garder le passager du bac

La jambe cassée du citoyen Sever sera jugée comme un motif de dispense pour porter les armes. Mais sûrement pas pour manier les avirons. C'est qu'on avait besoin de lui sur le bac de Jumièges. Son titulaire, Adrien Leroy, un vieux de la vieille, aubergiste, laboureur et passeur, quatrième fortune de Jumièges, était appelé à manœuvrer le bac d'Yainville. C'est d'ailleurs ce dernier qui plaide la cause du jeune marin. Pourtant pas un tendre, Leroy. En 1778, on l'avait jugé pour violences.



Le bac de Jumièges, détail d'une gravure...

Jumièges, le 22 septembre 1793

Citoyen,

Je vous envois la requête que les habitans de Jumièges adressent aux citoyens administrateurs. Je vous prie de vouloir bien être favorables à leurs demandes. Si il est nécessaire qu'il se présente, vous me le marquerez.

Je vous observe qu'il a eu la timidité de ne pas dire qu'il avait la jambe cassée; Je suis avec respect votre citoyen, 

Adrien Leroy.

Aux citoyens administrateurs du directoire du district de Caudebec

Les citoyens habitants de la paroisse de Jumièges et hameaux

Remontrent qu'ils viennent d'apprendre avec peine que le citoyen Adrien Leroy, de la dite paroisse, vient de remplacer par la voix du sort le citoyen François Guilbert, de Yainville.
François Guilbert,le passeur d'Yainville était, selon son acte de décès,  semble-t-il natif de Bourg-Achard mais d'une famille originaire de Croisilles, diocèse de Bayeux. Il mourut en 1818 à 53 ans chez sa mère. Sans doute était-il célibataire. Mais il avait un frère, également laboureur à Yainville.

Les exposants observent qu'ils se souviennent de la journée du 14 janvier 1792 qu'il arriva au passage de Caudebec, sur la rive gauche de la Seine, un malheur le plus affligeant, des pères de famille et autres y périrent et ce, par l'imprudence des garçons passagers qui excitent le plus souvent les personnes à passer dans les bateaux en plus grand nombre que faire ce peut pour leur épargner un ou deux voyages de plus. 

Mais le dit Jean-Baptiste Sever pour lequel nous nous intéressons est contraire à tout ce que nous venons vous exposer ci dessus, il a pour lui toutes les qualités requises pour être au poste qu'il occupe et est en même temps fait pour la sûreté publique à ce qu'il n'arrive de pareils malheurs.

Dans ces circonstances, nous avons recours à votre autorité, citoyens, à ce qu'il vous plaise de vouloir bien exempter du service le dit Jean-Baptiste Sever et de nous l'accorder pour garçon passager du dit citoyen Le Roy. Le passage de Jumièges étant dans la classe de ceux dont on ne peut se passer de passagers vu l'incommodité de la rivière de Seine qui partage la paroisse de Jumièges d'avec le hameau de Heurteauville qui en dépend.

Nous espérons, citoyens que vous nous serez favorables en nos demandes et en pensant qu'il s'agit de l'utilité publique et qu'il s'agit d'éloigner de la mort les victimes.

Et vous ferez justice.

Présenté ce 21 septembre 1793, l'an 2e de la République française une et indivisible.

Signé LC de Mesanges, Foutrel, Varanguien, Depouville, Dinaumare, Anqueteil, Adam curé de Jumièges, Philippe, Desaulty, François Thuillier, Quevilly, Moret, Moret le jeune, Valentin Barnabé, Nicolas Lefieux, Valentin Duquesne, Jean Duquesne, Guillaume Ponty, Danger, J Bte D? Deconihout PVJ, Jean Duquesne, la marque de Pierre Corderon, André Hulé...

Voilà plusieurs anciens dignitaires de la cy-devant l'abbaye. Mesanges et Desaulty, deux anciens moines, Foutrel l'organiste, Quevilly le feudiste, Dinaumare, régisseur des biens de l'abbatiale, Varanguien, le notaire omniprésent dans les affaires du vieux moutier...

En marge, on écrivit : " le citoyen Sever est dispensé par arrêté du district vu le certificat de deux médecins qui ont constaté son infirmité. "

Laurent QUEVILLY.

SOURCES


Archives départementales, cote L1676, document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand, rédaction : Laurent Quevilly.

 
Journal de Rouen, dimanche 22 janvier 1792