Le bac de la Mailleraye, à Sainte-Marguerite-sur-Duclair et au Trait, depuis son établissement jusqu'à la fin du VIIIe siècle.

(Vernier, société des Antiquaires de Normandie, 1915)


Dans son ouvrage si instructif, si plein de choses et de faits, sur la Vicomte de l'Eau de Rouen et ses coutumes au XIIIe et au XIVe siècles, M. de Beaurepaire a donné, aussi complètement qu'il était possible de le faire d'après les documents d'archives, la liste des bacs, ports et passages, — ces trois mots étaient souvent employés dans le même sens, — établis sur la Seine depuis Vernon jusqu'à la mer. A partir de Rouenet en aval, on n'en comptait pas moins de dix-sept.

Je ne fais que les indiquer d'après M. de Beaurepaire. C'étaient : les bacs de Rouen à Croisset ; de Croisset ; de Dieppedalle à la chaussée du Grand-Quevilly, qui appartenait, à la fin XVIIIe siècle, à Catherine de Moutier, veuve de J.-B. Ango, marquis de La Motte-Lézeau ; de la Bouille à Sahurs ; de Caumont à Saint-Pierre-de-Manneville, de Nouret, du Val des Leus, ces trois derniers dépendant de la baronnie de Mauny ; de Saint-Georges-de-Boscherville, qui appartenait, au XIIIe siècle, aux religieux de Saint-Georges; ceux de Duclair, de Jumièges, du Gouffre, d'Heurteauville et du Trait, aux religieux de Jumièges, de Caudebec, aux religieux de Saint-Wandrille ; le passage de Courval ou de Vieux-Port, d'abord aux moines de Jumièges, puis plus tard à Charles de Cossé, comte de Brissac, maréchal de France, seigneur d'Etelan ; ceux enfin de Quillebeuf et de Tancarville, celui-ci au comte de Tancarville.

Le bac de la Mailleraye en 1850

8 mars 1486...


Le bac de la Mailleraye à Sainte-Marguerite-sur-Duclair et au Trait n'est pas aussi ancien que ceux que je viens de rappeler. Il ne fut établi qu'à la fin du XVIe siècle, et il a son origine dans la cession du droit de bac consentie le 8 mars 1486 (n. st.) par Guillaume d'Harcourt, comte de Tancarville et de Montgommery, vicomte de Melun, seigneur de Montreuil-Bellay, de Noyelles-sur-Mer, du Trait et de Sainte-Marguerite, et connétable hérédital de Normandie (*), en faveur du chevalier Colart de Mouy, seigneur de Mouy, de Bellencombre et de la Mailleraye (**), conseiller et chambellan du Roi et son bailli à Rouen.



(*) Guillaume d'Harcourt était fils de Jacques d'Harcourt qui, en 1417, avait épousé, en son château de Noyelles-Sur-Mer, Marguerite, fille et unique héritière de Guillaume de Melun et comtesse de Tancarville (Cf. A. Deville, Histoire du château et des sires de Tancarville, p. 185).

(**) Dès 1405, la terre de la Mailleraye appartenait à la noble et ancienne famille de Mouy, originaire du Ponthieu, qui la posséda pendant plus de 250 ans (Cf. Guilmeth, Description géographique des arrondissements du Havre, Yvetot et Neufchâlel, t. II, arrond. d'Yvetot, pp. 189 et 191, n. 1).



Par cette concession, le comte de Tancarville accordait au seigneur de la Mailleraye tout pouvoir pour établir sur la Seine, à la Mailleraye, un passage public, c'est-à-dire, en employant les termes mêmes de l'acte, "pour ce ediffier, construire et entretenir bateaulx et autres choses neccessaires, a leurs despens, pour faire passage a leur prouffit pour passer et repasser eulx,  leurs gens, chevaux, harnoys, charoys et biens quelconques, ensemble et toutes autres personnes, biens et choses que bon leur semblera, du vasier dudict lieu du Traict jusques a la Mesleraye, et d'iceluy lieu de la Mesleraye audict vasier, par dessus noz eaues, de jour, de nuyt et a toutes heures qu'il plaira au passagier qui par eulx y sera commis et que besoing et mestier en sera, a l'endroit du lieu nommé et appelle le Becquet de l'isle de la Hogue, et illecques faire et. entretenir, se bon leur semble, et a leurs dicts despens, une chaussée de pierre ou autre, telle que bon leur semblera, pour plus aisément monter et descendre ausdicts bateaulx, s'ilz voyent que bon soit... (*). "


(*) Je tiens à prévenir le lecteur que tous les extraits donnés au cours de cette notice sont, à moins d'indication contraire, empruntés à des documents appartenant au fonds du marquisat de la Mailleraye déposé aux archives de la Seine-Inférieure.


Cette donation comportait pour le donateur certains droits et privilèges et pour le donataire certaines obligations qu'il me faut rapidement indiquer. En tout premier lieu, Guillaume de Tancarville, ses héritiers et successeurs, devaient bénéficier de la gratuité absolue du passage pour leurs personnes, leurs bestiaux et leurs biens ou denrées ; la même franchise serait octroyée à leurs vassaux et sujets des paroisses de Sainte-Marguerite et du Trait, c'est-à-dire qu' "ilz seront passez et repassez, leurs corps, bestiaulx de leur nourreture et biens de leur creu et toutes autres choses pour leur user, francs et quittes audit passage..".

D'autre part, il serait loisible au chevalier de Mouy, et aux seigneurs de la Mailleraye ses successeurs, de percevoir, pour le passage des personnes, des bestiaux, des marchandises, tels droits qu'ils jugeraient convenables, à charge pour eux d'entretenir toujours en bon état les bacs et bateaux, les chaussées et les chemins.
En outre, ils seraient tenus, à titre de reconnaissance de fief et ce incontinent après ledit passage encommancé à faire, de payer chaque année, et pendant douze ans, aux comtes de Tancarville, une paire d'éperons dorés de la valeur de soixante sols tournois : cette redevance fut, dans la suite, remplacée par une rente annuelle de trois livres payable au seigneur et châtelain de Sainte-Marguerite et du Trait (*).


(*) Le 50 septembre 1700, Jacques Du Fay-Maulévrier, seigneur et châtelain de Sainte-Marguerite et du Trait, reconnaissait avoir reçu de la marquise de Beuvron, dame de la Mailleraye, la somme de 24 livres en louis d'argent pour huit années d'arrérages, échues au jour de Noël 1699, d'une paire d'éperons dorez exlimez à soixante sols par an, deue audit seigneur du Taillis, à cause de sa chatellenie du Trait, sur le passage dudit lieu à la Mailleraye.


Enfin, s'il advenait par hasard que les seigneurs de la Mailleraye reconnussent que ledit port et passage tournast en ruyne et a non valoir, ou que ce ne fust pas leur, prouffit ou plaisir d'icelui entretenir ou les chaussées dudict passage, la faculté leur serait laissée de renoncer à l'entreprise, et aussi, par voie de conséquence, à la perception de tout droit.

L'accord ainsi établi entre les parties, le comte de Tancarville et le seigneur de la Mailleraye tinrent à prévenir toute opposition qui pourrait être faite à leur projet d'établissement du port en sollicitant du Roi l'autorisation nécessaire.

 Ils firent ressortir dans leur supplique que leurs terres et seigneries du Trayt et de la Mesleraye sont situées et assises sur la rivière de Seyne, des deux costez de ladicte rivière, l'un d'un costé et l'autre de l'autre costé, et sontpopulées et habitées, et aussi plusieurs parroisses voisines et contigues d'icelles, de grant nombre de peuple et de plusieurs marchans frequentans en plusieurs foyres et marchez du royaume, et que pour la communicacion et frequentacion de la marchandise desdicts habitans, et pour le bien, proufit et utilité d'iceulx et de la chose publicque du pays, lesdicts supplians feroient et establiroient voluntiers ung port et passage de bateaulx a travers ladicte rivière de Seyne qui est commune entre eulx, a l'endroit de leursdictes seigneuries et au dedans des fins et metes d'icelles, a ce que lesdicts habitans, marchans et autres gens puissent passer et rapasser seurement la rivière, tant pour le fait de leurdicte marchandise que autres leurs affaires.

Avant que d'y faire droit, Charles VIII, par lettres du 8 mai 1487, prescrivit une enquête de commodo et incommodo. Une partie des seigneuries de Sainte-Marguerite et du Trait ressortissant au bailliage de Rouen, il semblait naturel que les officiers de ce bailliage en fussent chargés. Mais il ne faut pas oublier que le seigneur de la Mailleraye était bailli de Rouen : il était à craindre par conséquent que ces officiers ne pussent agir en toute indépendance et ne fussent trop enclins à le favoriser, — l'idée et le mot sont dans les lettres royaux. Aussi, le roi la confiat-il, pour qu'elle fût conduite avec toute l'impartialité voulue, au bailli de Caen, Alain Goujon, seigneur de Villiers, de Thiéville et du Mesnil-Garnier, son conseiller et chambellan.

Un an s'était presque écoulé quand, le 24 avril 1488, la comtesse de Tancarville — le comte Guillaume était décédé l'année précédente — et le chevalier de Mouy obtinrent du bailli de Caen un ordre d'informer que leurs procureurs, Robert Billard et Michel Le Poulletier, remirent le 8 mai à Jean Guelin, sergent royal à Rouen, le requérant en même temps d'ajourner à bref délai, à la Mailleraye, des témoins en nombre suffisant pour être entendus sur le prouffit ou dommage que le Roy nostre sire et la chose publique pourraient avoir en l'establissement d'un port et passage a travers la rivière de Saynne entre et a l'endroit des seigneryes du Traict et de la Mesleraye, et en l'edifficacion et construction dudict port et passage.

Près de cinquante témoins, habitants ou marchands, furent cités à comparaître par devant le bailli de Caen ou son lieutenant. Ce que fut le résultat de l'enquête, je ne saurais le dire, les documents faisant à peu près complètement défaut à partir de 1488 et jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Il est à présumer toutefois que le projet enquêté ne souleva aucune objection de principe. En tout état de cause, ce que l'on peut affirmer avec certitude, sur la foi d'un aveu rendu le 22 mai 1583 par le chevalierJean de Mouy, vice-amiral de France et l'un des gouverneurs de Normandie (*), sur la foi encore de documents des années 1693 et suivantes, c'est que les seigneurs de la Mailleraye jouirent toujours paisiblement et sans conteste du droit de bac, et que l'établissement du passage de la Mailleraye procura au public, habitants ou marchands de Sainte-Marguerite, du Trait, du Vaurouy et des paroisses circonvoisines, des avantages considérables en développant les relations commerciales entre le pays de Caux d'une part et d'autre part le pays de Roumois et la Basse-Normandie ; son utilité, voire sa nécessité, n'étaient plus et depuis longtemps mises en doute par personne.


(*) Extrait de l'aveu rendu le 22 mai 1585 par Jean de Mouy, seigneur des fiefs, terres et seigneuries de la Mailleraye et Hastingues : "Item sy ay droict, par accord et consentement des feux seigneurs prédécesseurs de Monsieur le duc de Longueville, seigneur de la terre et seigneurie du Traict, d'avoir bacz et basteaux pour passer les travers de la ryviere a venir et retourner de mondict marché [de la Mailleraye], et y prendre les prouffictz qui y appartiennent, mesmes faire chemin ou chaulsées sur les terres de ladicte seigneurie du Traict. "(Arch. de la Seine-Inférieure, B. 197, n° 55).


Mais il arrivait parfois, souvent même, au moment des grandes eaux notamment, que le port devenait inaccessible aux passagers. Aussi, en 1693, François d'Harcourt, marquis de Beuvron, lieutenant général au gouvernement de Normandie et gouverneur du Vieux-Palais de Rouen, et Anne-Angélique Faber (*), sa femme, marquise de la Mailleraye, s'adressèrent-ils à M. de Savary, grand maître enquêteur et général réformateur des eaux et forêts en Normandie, à l'effet d'être autorisés à construire, à leurs frais et dépens et pour l'usage du bac, une chaussée allant de la Seine au grand chemin de Caudebec à Duclair et à Rouen, à travers les communaux des paroisses de Sainte-Marguerite, du Trait et du Vaurouy, et de plus à régler les droits et profits du passage "eu égard a la grande dépense qu'il convient faire pour fournir et entretenir des bacs et bateaux sur ladite rivière qui est très large et d'une grande rapidité, et aussi pour la construction et entretien de ladite chaussée qui est d'une grande longueur. "


(*) Angélique Faber, fille du fameux maréchal Faber, avait acheté, vers 1691, des héritiers de Louis de Grimonville, successeur de MM. De Mouy, la terre de la Mailleraye érigée en marquisat par lettres royaux de décembre 1655. Elle sollicita de Louis XIV et obtint en avril 1698 le rétablissement, pour elle et ses enfants mâles, du marquisat de la Mailleraye (Cf. Guilmeth, Description géographique, historique, monumentale et statistique des arrondissements. du Havre, Yvelot et Neufchâtel, t. II, arr. d'Yvelot p. 191).


Le 10 septembre, le grand maître des eaux et forêts rendit une ordonnance aux termes de laquelle les habitants des paroisses de Sainte-Marguerite, du Trait et du Vaurouy seraient convoqués, le 30, en l'auditoire royal de Routot, pour être interrogés sur les avantages ou les inconvénients que pouvait présenter la construction projetée, et pour formuler leur avis sur les droits qu'il y aurait lieu de fixer pour le passage. Tous les témoins entendus, sans aucune exception, ceux des paroisses précitées comme ceux des hameaux de Gauville et Caudebecquet dépendant de la paroisse de Saint-Wandrille, donnèrent leur assentiment à la construction de la chaussée dont ils reconnaissaient l'urgente nécessité ; mais il devait être bien entendu que les privilèges et les franchises dont ils jouissaient, tant à l'égard de l'usage des communaux que pour le passage du bac, leur seraient intégralement maintenus.

La même unanimité se manifesta sur la question des droits à percevoir : j'en parlerai dans un instant. Le jour même de l'enquête, 30 septembre, M. Savary, par une nouvelle ordonnance, renvoya les requérants par devers le Roi ou les gens de son Conseil "pour obtenir de Sa Majesté, si Elle le juge à propos, lettres de confirmation de l'establissement de bac et passage audit lieu de la Mailleraye, avec permission de faire construire a leurs frais pour l'usage dudit passage une chaussée". Les lettres patentes sont de 1694.

Voilà donc le port complètement et définitivement aménagé, et le bac prêt à fonctionner. Oh ! ce n'est pas que le matériel de l'entreprise soit encore bien considérable. Un bail, passé le 4 novembre 1696, au nom de la marquise de Beuvron, par Abraham Lefrère, capitaine du château de la Mailleraye, à Louis Durand et Pierre Le Cordier, de Guerbaville, Jean Lefebvre, de Bliquetuit, et Michel Bonheur, de Vatteville, nous renseigne très exactement sur ce point. Moyennant une redevance annuelle de 250 livres — y compris celle pour la traversée du fleuve de la Mailleraye à Caudebec — les prénommés prenaient à ferme, pour une période de six années, "le passage de la Mailleraye sur la commune du Traict et de Saincte-Margueritte et autres endroits", à charge pour eux d'avoir "un bon barc pour passer à touttes heures carosses, chevaux, charettes et touttes sortes de besteaux et denrées, avec deux ou trois petits batteaux pour la commoditté du public, dont il y en aura actuellement un de chaque costé de la rivière".


Les tarifs


Il me reste à vous entretenir de la perception des droits de bac.

Cette question souleva, à différentes reprises, des difficultés, bien vite aplanies d'ailleurs.
A l'origine et pendant plus de deux siècles, les seigneurs de la Mailleraye purent en toute liberté et à leur gré exiger, pour la traversée de la Seine, tels droits qu'ils jugeaient à propos de fixer : aucune pancarte ne renseignait les passagers sur ce qu'ils avaient à acquitter. Mais, en 1693, les habitants, des trois paroisses les plus directement intéressées, celles de Sainte-Marguerite, du Trait et du Vaurouy, furent unanimes à demander que soit appliqué au passage de la Mailleraye le tarif des droits en vigueur aux passages voisins, sans que les seigneurs le puissent modifier à leur propre avantage, et qu'une pancarte en soit dressée qui serait affichée à un poteau planté sur chaque rive, à proximité du passage (*).


(*) En ce qui concerne tout au moins le port de Jumièges, voici, d'après un aveu rendu le 28 mars 1520 par François de Fontenay, abbé de Jumièges, quels étaient les droits perçus : "Auquel passage prenons les prouffilz et coustumes qui ensuivent, c'est asscavoir : ung homme a pied passant ladicte rivière, nag marquen portant les denrées a son col, pour une beste au male, est deub pour chacun ung denier ; ung homme et cheval a selle, ung feron a cheval chargé de fer, ung cheval chargé d'huille, une somme de grain, de pain, ung asne, ung cacheur de marée, doivent pour chacune trois deniers ; pour ung fardeau cordé a cheval, soit laine ou toille ou mercerie, pour chacun quatre deniers, et, s'il n'est cordé, il ne doibt que deux deniers ; ung mercier portant ses denrées a col, deux deniers ; ung basteleur, cinq deniers ; pour une charette vuide ou chargée de grain, de vin, de harenc, nous est deub pour chacune douze deniers ; pour ung chariot vuide ou chargé de vin, de grain, de harenc, une charette chargée de cuir, de toille, de garences, de fer, de torde, doibt pour chacun deux sols ; pour ung chariot chargé de cuir, de toille, garences, de fer, de torde, pour chacun quatre sols tournois ; pour ung cent de porçeaux, trois sols quatre deniers tournois et a l'equipollent au dessoubz ; pour ung cent de brebis vingt cinq deniers tournois ; et ainsy de toutes autres marchandises... » (Archives de la Seine-Inférieure, fonds de l'abbaye de Jumièges, cartulaire provisoirement coté G, p. 6).


Comme par le passé, les seigneurs resteraient tenus d'assurer le parfait entretien des bateaux, des abords du port, des chemins et chaussées qui y conduisent, pour rendre en tout temps le passage sûr, commode et de facile accès. Les droits dont l'application était demandée, devaient être ainsi fixés : pour un homme, six deniers ; pour un cheval et le cavalier ou pour un cheval avec somme, deux sols ; pour un cheval sans charge, un sol six deniers ; pour un boeuf, une vache ou un cochon, un sol ; pour un veau et pour un mouton, six deniers ; pour un quart de foin, deux sols ; pour un muid de cidre, quatre sols ; pour un cent de paille ou pour une corde de bois, huit sols.

Des charrettes et autres voitures, il n'était alors pas question, en raison de ce que les transports en étaient extrêmement rares à cause de la difficulté des abords du passage et du peu de viabilité des chemins. Mais, après la mise en état de ces abords, après surtout la construction de la chaussée réclamée en 1693 par les seigneurs de la Mailleraye, le public se soumit sans protestation au tarif des bacs voisins et accepta, de bon gré, de payer les droits en usage, c'est-à-dire pour une charrette vide attelée de quatre ou cinq chevaux, deux livres ; pour une charrette chargée attelée de quatre ou cinq chevaux, quatre livres ; pour une chaise à deux ou trois chevaux, une livre quatre sols, et pour un carrosse à quatre ou six chevaux, trois livres.

Ce tarif resta en vigueur jusqu'en 1761, qu'un arrêt du Conseil du 10 février, tout en maintenant le duc de Chaulnes dans la plénitude des droits dont il avait  justifié la légitimité, lui imposa cependant l'obligation de ramener les droits de bac à un taux très inférieur à celui qui se trouvait établi par la possession immémoriale des seigneurs de la Mailleraye.

Mais cet arrêt ne fut pas mis immédiatement à exécution. Aussi, la dame de Nagu, marquise de la Mailleraye (*), se prévalant de ce retard, encouragée d'autre part par l'exemple des prieurs et religieux de Jumièges et de Saint-Wandrille qui, possédant des bacs sur la Seine au-dessus et au-dessous de la Mailleraye, avaient obtenu, par arrêts du Conseil d'Etat des 26 juillet 1776 (**) et 15 août 1778, que leur perception fût augmentée, adressa-t-elle au Roi une requête tendant à faire approuver le tarif que l'arrêt du 10 février 1761 avait réformé.


(*) Par acte du 50 décembre 1707, le duc et la duchesse de Chaulnes avaient vendu la terre-comté de Houdetot-la-Mailleraye à dame AdélaïdeLouise Du IHamel, femme de Charles-Gabriel de Nagu, chevalier, marquis de Varennes, baron de Belle-Roche, mestre de camp de cavalerie, premier enseigne de la seconde compagnie des mousquetaires de la garde du Roi.

(**) L'arrêt du Conseil du 20 juillet 1770 nous a été seul conservé, à ma connaissance du moins. J'en donne le dispositif en ce qui concerne les droits de bac. Ces droits étaient les suivants : pour chaque personne non chargée, six deniers tournois, pour chaque colporteur ou autre personne chargée, un sou tournois ; pour chaque cheval de selle et le cavalier, deux sous ; pour " chaque cheval avec somme ou autre bête de charge, deux sous ; pour chaque cheval sans charge et le conducteur, un sou six deniers ; pour chaque bête à corne, un sou, et six deniers pour le conducteur ; pour chaque porc, neuf deniers, et six deniers pour le conducteur ; pour chaque veau, mouton ou autre bête à laine, lorsqu'ils n'excéderont pas le nombre de douze, six deniers, et au-dessus de ce nombre appartenant au même propriétaire, trois deniers seulement pour chacun desdits animaux, et en outre six deniers pour le conducteur : ce qui aura lieu pareillement à l'égard des porcs dont le droit diminuera aussi de moitié, lorsqu'il y en aura plus de douze appartenant au même propriétaire ; pour une charrette vide attelée de cinq chevaux, deux livres tournois ; pour une charrette chargée attelée de cinq chevaux, quatre livres ; pour une chaise à deux ou trois chevaux, deux livres ; pour un carrosse à deux ou trois chevaux, trois livres, et pour les autres voitures à proportion, compris les conducteurs et chevaux desdites voilures ; pour un plein de boisson, (rois sous ; pour un muid vide, un sou ; pour un quart de foin, un sou trois donie-rs ; pour un cent de paille, six sous ; pour une corde de bois, six sous. Ces droits étaient doublés lorsque les eaux étaient débordées, et n'étaient payables qu'une seule fois pour l'aller et le retour dans la même journée.


La marquise de la Mailleraye représentait entre autres choses que la valeur du numéraire comme aussi les prix des denrées et des marchandises avaient éprouvé depuis un siècle des fluctuations considérables, et que les droits de bac, qui par leur nature doivent être proportionnés aux dépenses qu'exige l'entretien des passages et du matériel, ne pouvaient pas être fixés à un taux invariable, mais devaient au contraire et de toute nécessité subir une augmentation en rapport avec l'accroissement progressif des dépenses.

Au surplus, ce sont ces mêmes considérations qu'avaient déjà fait valoir et prévaloir, en 1776 et 1778, les religieux de Jumièges et de Saint-Wandrille, et il n'y avait pas de raison pour que la même justice ne lui fût pas rendue, et pour que l'arrêt du 10 février 1761 ne fût pas tenu pour non avenu : si, contre toute attente, il en allait autrement, elle serait obligée d'abandonner le bac, quelque intéressant que pût être son maintien pour la chose publique.

Si bonnes que parussent toutes ces raisons, elles ne purent prévaloir. Sur les conclusions du maître des requêtes Chaumont de La Millière et sur l'avis des commmissaires départis pour la vérification des titres des droits maritimes, le Roi, sans avoir aucunement égard aux représentations de la marquise de Nagu, fixa ainsi qu'il suit, par lettres du 27 août 1780, les droits à percevoir au bac de la Mailleraye : "pour chaque personne non chargée, six deniers; pour chaque personne chargée, un sou ; pour un cheval avec sa somme et son conducteur, deux sous ; pour un cheval non chargé, un sou, non compris le conducteur ; pour un boeuf ou vache, un sou, non compris pareillement le conducteur ; pour chaque cochon, neuf deniers, lorsqu'ils n'excéderont pas le nombre de douze, et, quand ils excéderont ce nombre, six deniers seulement par tête de ceux qui excéderont ledit nombre de douze, non compris les conducteurs ; pour chaque veau et mouton, six deniers lorsqu'ils n'excéderont pas le nombre de douze, et trois deniers par tête de ceux qui excéderont, non compris aussi les conducteurs ; pour une charrette non chargée attelée d'un seul cheval, une livre cinq sous ; lorsque lesdites charrettes seront attelées avec plusieurs chevaux, elles payeront à raison d'un sou par cheval en sus des vingt-cinq sous ci-dessus fixés, y compris les conducteurs ; pour une charrette chargée  attelée d'un seul cheval, une livre quinze sous ; lorsque les charrettes chargées seront attelées de deux, trois ou quatre chevaux, elles payeront cinq sous d'augmentation pour chaque cheval dont elles seront attelées, y compris aussi les conducteurs ; pour un carosse ou autre voiture à quatre roues attelée de deux ou trois chevaux, quarante sous ; quand elles seront attelées de quatre chevaux, deux livres dix sous ; lorsqu'elles seront attelées de six chevaux, trois livres, y compris les conducteurs ainsi que les personnes étant dans et sur lesdites voitures ; pour un cabriolet et autres voitures à deux roues attelées d'un seul cheval, vingt-cinq sous ; lorsqu'elles seront attelées de deux chevaux, trente sous, et de trois chevaux, trente-cinq sous, y compris pareillement les conducteurs et les personnes qui se trouveront dans et sur lesdites voitures ; pour un quart de foin, un sou trois deniers ; pour un cent de foin, cinq sous ; pour un cent de paille, six sous ; pour une corde de bois, six sous ; pour chaque muid de cide ou autre boisson, trois sous. "

Les lettres spécifiaient en outre que les passagers seraient tenus d'embarquer eux-mêmes les voitures, bestiaux et denrées qu'ils voudraient faire transporter ; et que la dame de Nagu aurait pour obligation stricte de toujours veiller au bon entretien des bacs et bateaux, des cales d'embarquement et de leurs abords, et ne pourrait en aucun cas réclamer d'autres droits ni des droits plus élevés que ceux énoncés au tarif ci-dessus et dont il serait dressé une pancarte sur une plaque en cuivre ou en tôle qui serait attachée, à des poteaux plantés aux abords des lieux où se ferait la perception des droits.

Ce tarif n'eut qu'une durée éphémère, et pour cause.

Au moment de la suppression des droits seigneuriaux dès les premiers jours de la Révolution, le droit de bac fut l'objet, dans le décret du 15-28 mars 1790 (art. 15 du titre II) d'une réserve spéciale : à titre provisoire, la jouissance en était laissée aux propriétaires. Mais la loi du 25 août 1792 abolit définitivement et sans indemnité tous les droits de bac qui n'étaient fondés que sur des titres féodaux, et accorda en même temps à tout particulier, à la condition et sous la seule obligation de se conformer au tarif fixé par les directoires de département sur l'avis des municipalités et des directoires de district, la liberté d'établir de nouveaux bacs ou passages d'eau.

Nombreux furent les inconvénients de ce nouveau régime. Le mauvais entretien des agrès entrainant mille accidents, la non-fixité du droit donnant lieu à de multiples abus, à des exactions et vexations de toute sorte, le directoire jugea nécessaire et urgent d'y remédier dans un intérêt d'ordre public.

 Déjà les lois sur l'émigration avait mis le domaine public en possession du plus grand nombre des bacs aux lieu et place des anciens seigneurs. La loi du 6 frimaire an VII, qui abrogeait tous les usages, concordats, engagements ou droits communs antérieurs, déposséda en même temps et du même coup, moyennant indemnité au profit de ceux qui les avaient acquises à titre onéreux, toutes les entreprises particulières de bacs et bateaux, quels que fussent les cours d'eau sur lesquels elles étaient établies. A partir de cette date, seuls l'Etat et les départements purent établir un service public de communications au moyen de bacs : il n'y avait d'exception à ce monopole, aux termes de l'article 8 de la loi de l'an VII qui régit encore tout ce qui concerne la police et l'administration des bacs, "que pour les bacs et bateaux non employés à un usage commun, mais établis pour le seul usage d'un particulier ou pour l'exploitation d'une propriété circonscrite par les eaux."


Note complémentaire

Michel-Ferdinand d'Albert d'Ailly, duc de Chaulnes, pair de France, vidante d'Amiens, baron de Picquigny, capitaine-lieutenant des deux cents chevau-légers de la garde du Roi, lieutenant général de ses armées, gouverneur des villes et citadelles d'Amiens et de Corbie, gouverneur et lieutenant général de la province de Picardie et pays reconquis, et dame Anne-Joséphe Bonnier, sa femme, firent l'acquisition, le 15 février 1755, de Claude-Constance-Cèsar de Houdetot, comte de Houdetol, et de dame Elisabeth-Françoiso, de La Live, sa femme, des terre et comté de Houdetot-La Mailleraye érigée sous ce titre par lettres du mois de mai 1755. Celle terre avait élé adjugée, le 21 juillet 1751, au comte de Houdetot sur la demande en licilation fermée à la requête de M. Emmanuel, marquis d'Hautefort, maréchal des camps et armées du Roi. et de dame Claire-Françoise d'Harcourt, sa femme, fille et l'une des héritières bénéficiaires de M. François d'Harcourt, contre M. Claude-François Régnier, comte de Guerchy, lieutenant général des armées du Roi, et dame Gabrielle-Lidie d'Harcourt, sa femme, aussi fille et héritière dudit seigneur maréchal d'Harcourt, et contre M. Emmanuel de Croy-Solre, né Prince du Saint Empire, prince de Solre, tuteur de M. Anne-Emmanuel-Ferdinand-François de Croy-Solre et d'Adélaïde-Françoise-Gabrielle de Croy, ses enfants mineurs, et de feu dame Angélique-Adélaïde d'Harcourt.