Par Laurent Quevilly.

Qui se cache derrière la "bande noire" qui détruisit le château de La Mailleraye pour en revendre les pierres en 1857 ! Nous avons retrouvé au moins deux de ses membres. Dans une auberge de Bliquetuit...


C'est le 12 janvier 1853, dans la chapelle seigneuriale de La Mailleraye, que fut inhumée la vieille chatelaine dudit lieu. La dernière des Nagu avait alors perdu et son fils et sa fille. Dès lors, tout va aller très vite. En septembre fleurit une petite annonce : le château de La Mailleraye est à vendre. Les archives du château, en tout 2000 pièces et plusieurs cartes et plans firent l'objet d'un don à la mairie de Guerbaville. Oui, tout va très vite. Le mardi 31 janvier 1854, en la chambre des notaires de Paris, est fixée l'adjudication du domaine des Mortemart. En juin 1854, on apprend cette fois que le château a trouvé preneur. Pour être démoli. Ainsi est troussé l'article du Journal de Rouen en date du 15 :

On nous annonce que le château de La Mailleraye est vendu, ainsi que son admirable parc, pour être l'objet d'une exploitation. C'est là assurément une perte pour la localité et surtout pour le département dont ce beau domaine était une des richesses artistiques et dont la Normandie pouvait se glorifier à plus d'un titre. Le château sera, dit-on, incessamment détruit, ainsi que les bois séculaires et les grandes et belles allées du parc. — Thouret.

Qui sont les acheteurs ? Combien sont-ils ? Le quotidien reste très discret. Le 15 juillet paraît cette petite annonce : 

"Les personnes qui désirent visiter le château de La Mailleraye avant qu'il soit démoli pourront y aller et en revenir le même jour, les 15 et 17 juillet, par le paquebot de Rouen au Havre.
Billets d'aller et de retour : premières, 5 fr. , secondes, 4 fr. S'adresser chez M. Louis Bertin, quai Napoléon, 55."

Dès le 17, le Journal de Rouen publie un compte-rendu qui constate que des éléments du château ont déjà disparu :

"Il y avait foule hier sur le paquebot du Havre qui emportait les promeneurs désireux de visiter une fois encore le beau parc de La Mailleraye. Un temps magnifique a favorisé cette excursion. C'est avec un vif empressement qu'à la sortie du paquebot chacun s'est élancé sous ces magnifiques allées et vers ces pelouses et ces charmilles ont la charrue aura bientôt effacé les dernières traces. Déjà le château n'a plus de toits, les gouttières ont disparu, la savotière, le temple et l'ermitage sont tombés. Ces premières ruines excitaient d'unanimes regrets et il n'était personne qui déplrât la destruction d'un domaine que l'on aimait à considérer comme un titre d'orgueil pour notre contrée et pour la famille qui le possédait."

Lors de ces visites, quelqu'un s'empare dans une cave d'un exemplaire de la Gazette de France vieux de cent ans. De menus objets restent donc à portée de main. Bientôt, on apprend cependant que, contrairement à ce que l'on pensait, la chapelle où reposent les châtelains sera épargnée.

La bande noire...

Que le château ait été acheté puis rasé en 1857 par "une bande noire" est une formule qui revient souvent sous la plume des journalistes. L'expression fit fortune sous la Révolution quand des spéculateurs s'associaient pour acheter à vil prix des monuments soit  dans le but de les renvendre avec profit soit de les démolir pour en écouler les matériaux. Notre région ne manque pas d'exemples en matière de destruction :  le 17 janvier 1792, l'abbaye de Saint-Wandrille fut vendue au titre des biens nationaux. Le citoyen Cyprien Lenoir y mit cen mille francs en assignats et fit de l'église abbatiale une carrière de pierres. Peu après, en 1795, Pierre Lescuyer, receveur des biens nationaux, démolit le cloitre et le dortoir de Jumièges. De 1802 à 1824, Jean-Baptiste Lefort, marchand de bois à Canteleu, fait du reste de l'abbaye une autre carrière de pierre. Il est dit qu'il passa des marchés avec des entreprises de démolition de Rouen et de la Mailleraye. On peut acquérir alors pour un prix dérisoire des pans entiers de l'abbaye. Beaucoup de maisons de Jumièges seront ainsi édifiées avec des pierres du monastère. Mais aussi à Rouen, la Bouille, la Mailleraye... A sa mort, Casimir Caumont, son gendre, arrête enfin le massacre. Dans la bouche de certains, et non des moindres, comme Victor Hugo, on finit par qualifier de Bande noire les marchands de biens. 

Alors qui sont-ils dans le cas qui nous intéresse ? Huit noms apparaissent dans la mise en vente du château de La Mailleraye : les notaires Roquebert, 69 rue Sainte-Anne à Paris et Ducloux, 16, rue de Choiseul, les avocats Auguste Reboul de Fontfreyde, propriétaire, actionnaire de La Maritime, 80, rue de Grenelle Saint-Germain, Fauconnier, 41 rue Jacob, les sieurs Dauchez-Hémar, 12, rue Saint-Guillaume et Bardin, 44, rue Neuve-des-Mathurins. 
Tous les six étaient déjà impliqués, en juin 1853, dans la mise en vente du château d'Orcher, appartenant aussi aux Mortemart et gardé par un régisseur, M. Lequesne. Le domaine, fort de trois fermes, rapportait constamment quelque 40.000 F par an. Avec sa terrasse dominant l'embouchure de la Seine, ouvert de longue date aux visiteurs, il offre une vue sur les ports du Havre, Honfleur, Harfleur...  La petite annonce passée alors dans la presse est alléchante mais le château d'Orcher connaîtra un meilleur destin que La Mailleraye. Il reste finalement à la famille Rochechouard de Mortemart qui le fait restaurer en 1857 par l'architecte Pierre Philippon puis il passe par alliance à la famille d'Harcourt, détentrice par ailleurs de la chapelle de La Mailleraye.

A ces six individus, impliqués de concert dans d'autres opérations foncières, il convient d'ajouter pour la vente de La Mailleraye le sieur Grindelle, 31, rue Saint-Dominique-Saint-Germain. Sans oublier Levaillant, notaire de La Mailleraye.  Avant de procéder à la démolition du château, il fallait le vider de son contenu. Me Levaillant fit placarder dans toute la contrée une affiche portant en gros caractère : "Vente après décès du nombreux mobilier et de l'excellente cave du château de La Mailleraye." Cette dispersion eut lieu le lundi 10 juillet 1854. Le 24 juillet, le Nouvelliste de Rouen consacra un article à la démolition. Pierre Garet, qui a rédigé un livre sur le canton de Caudebec, composa un pamphlet contre cet acte de vandalisme .

Voilà pour la fameuse "bande noire". Maintenant, était-elle responsable des démolitions opérées ? Ces Messieurs vendaient ce qu'on leur demandait de vendre. 
En juin 1859, un article du journal Le Ménestrel nous permet d'identifier deux acheteurs qui, eux, sont directemenent responsables de la destruction du château.

Deux artistes iconoclastes

En face de Caudebec vient de s'élever, il y a à peine deux ans, une maison construite avec les débris de l'ancien château de la Mailleraye ; cette maison, encore isolée sur ces terrains d'alluvion, est une très confortable auberge tenue par un homme distingué et sa charmante femme que son talent de cantatrice a longtemps fait briller à l'Opéra comique, à l'Opéra et sur diverses grandes scènes de l'Espagne et de l'Italie. 


Edifié avec des pierres du château, l'hôtel du bac de Bliquetuit a longtemps gardé le nom de Caccia. Il était tenu en 1906 par Mme Joseph. En juin 1936, l'aubergiste se précipita dans le canot du passeur. En compagnie de M. Collet, maire de Caudebec, il sauva quatre des cinq passagers d'une voiture qui venait de sombrer à la cale du bac. Seul M. Daz fut noyé.

Il y a quelques jours un artiste chanteur de l'Opéra comique, à qui l'on racontait le fait, ne put y croire, et pour s'en convaincre se dirigea sur l'auberge de Caudebec, où il trouva, sous le simple costume d'une grosse fermière, Mme Rossi-Caccia, la cantatrice qui a longtemps fait les beaux jours de l'Opéra comique, la cantatrice de Carlo Broschi, dans la Part du Diable, et de tant d'autres rôles importants. La surprise fut grande de part et d'autre. La cantatrice-aubergiste ne s'attendait pas à la visite d'un de ses anciens camarades, M. Audran. Inutile d'ajouter que la réception fut des plus courtoises ; mais en artiste de cœur, Mme Rossi-Caccia ne s'en tint pas là, et elle décida qu'un concert serait donné par les deux chanteurs au bénéfice des soldats du pays, blessés en Italie. 

Des affiches annoncèrent cette soirée, et, en l'attendant, la célèbre virtuose raconta qu'elle et son mari, engagés dans l'exploitation de la démolition du château de la Mailleraye, y avaient laissé une partie de la fortune autrefois acquise par le talent; mais la gaîté n'avait nullement été atteinte, et l'aimable chanteuse avait trouvé en elle une raison qui lui avait fait accepter gaiement sa nouvelle et étrange position.
Une ancienne servante, ou plutôt une amie, qui, pendant vingt ans, avait suivi l'artiste dans toutes les phases de sa brillante existence, ne l'a point abandonnée dans la mauvaise fortune.


Qui est la Rossi-Caccia ?


Née 18 décembre 1818 à Barcelone, Giovana Rossi-Caccia
est la fille de Juan Nash, capitaine d’infanterie et de Mariana Rossi, l’une des principales voix du Teatre Principal.  A 10 ans, elle suit sa mère à Paris qui l'initie à l'opéra italien. Et c'est avec un sculpteur italien qu'elle se marie le 17 janvier 1841 à Milan. Milan où elle se produit après Paris et avant Barcelone puis Lisbonne...

Elle s'est chargée du gros du service, ce qui pourtant n'empêche pas la maîtresse du logis de verser gaiement le fil-en-deux et en quatre aux gardeurs de troupeaux et aux matelots, quand il le faut. Puis, de temps en temps, elle chante une romance une chanson, un grand air à tous ses habitués, qui l'écoutent avec bonheur et ont pour elle un respect, une sorte de vénération qui prouve combien ils savent apprécier ce qu'il y a dans cette femme de franche résignation. Car jamais une plainte ne s'exhale, jamais un mot de tristesse n'est prononcé. L'on trouve la bonne aubergiste toujours de joyeuse humeur, et l'on rencontre en son logis une hospitalité pleine d'urbanité et de naturel.
Dans sa maison isolée, bâtie au milieu d'une terre nouvellement conquise par la science et le travail, Mme Rossi-Caccia qui, elle-même, est un exemple de ce que la civilisation peut produire de plus fin dans un art charmant, est venue planter sa tente dans ce pays neuf, et bâtir la première maison dans un endroit qui peut-être sera un jour un joli village ou même une cité.


Mais revenons à notre concert. Le gracieux ténor de l'Opéra comique ne se fit pas prier pour demeurer quelques jours dans l'hôtellerie de son ancienne camarade du théâtre impérial de I'Opéra comique. Il ne pouvait en croire ses. yeux, et en la voyant servir à droite et à gauche, il croyait lui entendre dire encore, comme au second acte du Domino noir : « Qu'est-ce qu'il vous faut, monsieur? Est-ce du Xérès, du Malaga? »

Le concert ne fut pas long à organiser. On trouva dans les environs un excellent accompagnateur, M. Léon Pillore, bon musicien, et non moins bon philosophe, qui partage son temps entre la culture de sa terre et l'art musical, pour son seul plaisir et sans chercher à faire parler de lui.

Le programme fut composé de morceaux de chant empruntés à Don Pasquale, aux Noces de Jeannette, à l'Éclair, la Reine Topaze, Fanchonnette, la Dame blanche, et des romances dont plusieurs étaient de la composition de M. Audran.

La salle était trop petite pour contenir tous les assistants ; mais comme les voix des artistes du théâtre impérial de l'Opéra comique sont toujours belles et bonnes, les retardataires se mirent dehors, on ouvrit les fenêtres, et les joyeux battements de mains attestèrent toute la soirée que tout le monde entendait et était enchanté de ce charmant concert, après lequel une quête a été faite et le produit remis à un représentant de la commune.

Audran repartait le lendemain ravi de son excursion à Caudebec, en promettant non seulement de revenir, mais encore d'amener avec lui des anciens camarades de Mme Rossi-Caccia, qui n'en est pas à son premier concert de bienfaisance à Caudebec ; elle y a déjà chanté en compagnie de Poultier, dont le pays natal, Villequier, est non loin de là.

Que de fois nous cherchons bien loin des existences romanesques sans voir celles qui sont à deux pas de nous ! Que de touristes s'en vont courir loin de Paris pour voir des pays fort laids et se faire voler ou mal accueillir dans de soi-disant hôtelleries, quand il leur suffirait de descendre doucement le long des luxuriants rivages de la Seine, pour venir se reposer quelques instants en face de la jolie petite ville de Caudebec, chez la charmante aubergiste chanteuse ! Ils trouveraient là un beau pays, une jolie église gothique, la terre fertile mise à la place des marais malsains, une gracieuse hospitalité, une excellente chanteuse, et, ce qui n'est pas moins rare, la véritable philosophie.

Un couple d'aventuriers

La balustrade de la terrasse du château.

A la lecture de cet article, on voit que les Caccia se sont investis, voire quelque peu ruinés dans l'exploitation des matériaux du château de La Mailleraye. Ruinés, pas complètement puisqu'ils peuvent faire construire et tenir une auberge avec les débris de l'antique demeure. Où sont passés les autres pierres et éléments décoratif ? Un escalier aurait été installé dans une cour, près de l'école Saint-Joseph. En 1857, des balustrades venues de La Mailleraye remplacent la rangée d'arbres longeant la maison Caumont, en bordure de Seine. C'est l'actuelle mairie de Caudebec. A l'église de Guetteville, les deux colonnes torses en pierre du retable proviennent également du château. Mais la plupart des pierres serait parties à l'étranger.

Un troisième larron

Les Caccia ne sont pas les seuls respondables du démantèlement du domaine. Ce dernier fut sans doute vendu en  lots distincts : le château proprement dit. Et puis ses terres, fermes et bois à part. Le comte de Ferrières Sauvebeuf fut l'acquéreur du parc pour 200.000 F. Il réalisa une opération spéculative en revendant des terrains avec la promesse d'une plus-value. Elle viendrait de la réalisation de routes réclamées par les communes du méandre pour être mieux reliées en elles. Ce parc qui constituait jusque là un but de promenade le dimanche fut totalement rasé et éparpillé dè 1858. Le fleuve allait se venger de l'affront en arrachant en 1859 une soixantaine d'hectares aux acquéreurs. Le 8 novembre, le conseil de Bliquetuit mit en cause l'absence d'endiguement de la rive gauche. Le 25, le maire, Alexandre Fréret, rendit l'âme.

Démolisseur professionnel

Angelo Caccia n'en est pas à son coup d'essai dans l'achat et la casse de monuments historiques. Alors qu'il habite 5, rue de Buffault, dans le Faubourg-Montmatre, il se rend acquéreur, en 1853, de l'hôtel du ministère des Affaires étrangères, quartier de la place Vendôme, en vue de sa démolition. Un sieur Caron se porte quant à lui acquéreur du bâtiment abritant les archives. Leur projet : vendre les terrains une fois rasés en plusieurs lots. Aucun scrupule. Cet hôtel appelé jadis des Colonnades aura été occupé par Bertin, ministre de Louis XV, par Bonaparte qui s'y maria avec Josephine de Beauharnais, par le prince de Polignac entouré de tous les ministres de Charles X durant les journées de Juillet 1830. Le peuple de Paris en fit le siège et une lithographie rappelle cet événement au musée Carnavalet.
En 1854, Angelo Caccia, affublé du titre de "chevalier", est encore impliqué dans la démolition du château de Romilly ayant appartenu au banquier Olry Worms, arrière-grand-oncle du fondateur des chantiers du Trait. Il en achète le terrain devenu nu pour le revendre aussitôt à une société qui va implanter là une minoterie. Bref, si le sculpteur gagne de l'argent de ses coups de marteau, c'est surtout en détruisant.

Quant à sa femme, on comprendra sa reconversion professionnelle dans l'hôtellerie lorsque l'on lit, parmi bien d'autres, ces quelques critiques :

1846 : Mme Rossi-Caccia, qui, à l'Opéra-Comique, malgré les applaudissements frénétiques d'une coterie, n'avait pu parvenir à se créer une position, est encore venue échouer à l'Opéra. On ne conçoit pas ce fatal entêtement chez une artiste que la nature de sa voix et son impuissance scénique, portent tout naturellement à l'Opéra-Italien, où là, au moins, elle pourrait briller légitimement, et qui s'obstine à entreprendre une tâche au-dessus de ses forces et de son talent.

Revue de Paris, 1853 : Mme Rossi-Caccia, dont nous avons admiré jadis le talent à l'Opéra-Comique, n'est pas, il faut bien le dire, tout à fait à la hauteur de ce beau rôle de Rézia...

Revue des Beaux-Arts, 1857 : Mme Rossi-Caccia n'est pas précisément une ingénue; sa voix a perdu la fraîcheur virginale qui convient au personnage de Rezia, et sa personne, qui a acquis l'embonpoint que donne la maturité, est plutôt destinée à représenter les roses épanouies que les  fleurs nouvellement écloses dans les jardins des califes.

On pourrait multiplier encore à l'envi les exemples, même s'ils ne sont pas tous aussi cruels. L'apogée de sa carrière est derrière elle, dans les années 1840, époque où elle se permit, au passage, d'assigner en justice le directeur de l'Opéra-Comique au sujet de ses appointements. Oui, on comprend pourquoi la cantatrice quitta la scène pour la Seine. Cependant, la critique la poursuit.

La presse s'empare du sujet

11 décembre 1858, Courrier du Dimanche : Paris se ressouvient-il encore de Mme Rossi, cette actrice de l'Opéra-Comique à qui tant de critiques avaient prédit un grand avenir? Elle était jolie, intéressante : elle chantait avec tant de bonne volonté, sa voix était si agréable, si joyeuse, ses mouvements si gracieux ! On aimait à la comparer au rossignol sous la feuillée. Tout à coup, elle disparut du théâtre ; elle s'était mariée. Son mari était un sculpteur de talent ; ils étaient ambitieux tous lès deux; ils avaient foi dans le travail, l'intelligence, et surtout dans ce dieu de l'art qui ne pouvait manquer, se disaient-ils, de bénir leur union, de protéger leurs efforts; car ils avaient tous les deux la même religion, la religion du beau.

Ils partirent pour l'Italie. Des grandes scènes, la jeune femme passa aux petites scènes; de là aux-spectacles forains, aux tréteaux, où monta Mme Ristori, s'il faut en croire le reproche insensé qui lui a été adressé dans sa gloire. De son côté, Caccia sculpta le marbre des tombeaux, tailla enfin, à la journée, les pierres sépulcrales; et aujourd'hui. M. et Mme Caccia sont retirés en Normandie.

L'ancienne actrice de l'Opéra-Comique tient une auberge au bord de la mer (sic) ; et tout en attendant qu'elle ait apprêté la friture, de cette main que nous vîmes autrefois si blanche, si délicate, le voyageur entend parfois s'élever de la cuisine un chant harmonieux. Pendant ce temps, Caccia invente des réformes pour les bateaux ; il imagine qu'ils sont assez vieux pour aller maintenant tout seuls, sans rames et sans pilotes;  le bateau indépendant chavire bientôt ; et le pauvre sculpteur pourrait voir dans ce dernier naufrage l'image de sa chute. L'échelle qu'aperçut Jacob, dans sa vision, touchait au ciel, il est vrai, mais un de ses bouts reposait sur la terre ; avant d'en gravir les premiers degrés, tous ceux qui ambitionnent d'arriver aux derniers, ne , doivent-ils pas s'assurer de sa solidité ? S'ils ne prennent soin de le faire, l'échelle trébuche, et adieu le rêve !

Dernièrement des baigneurs parisiens s'aventurèrent jusque sur la côte où est située l'auberge de Mme Rossi-Caccia. Ils dînaient, quand ils entendirent ses chants : une émotion indicible s'empara deux, un attrait mystérieux les attachait à cette voix qu'ils croyaient ne plus avoir entendue. Ils applaudirent mais avec tant d'enthousiasme, que la pauvre femme accourut tout en pleurs ; ils ne la reconnaissaient pas, elle les reconnut. «Quels progrès ! s'écrièrent-ils, nous-allons vous voir au Théâtre-Italien ; » elle sourit tristement et leur raconta sa lamentable histoire Ils voulaient l'amener à Paris : « Laissez-moi reine de ma petite auberge, leur dit-elle; c'est assez d'une chute dans la vie; je ne conseillerais pas à ma plus mortelle ennemie de s'asseoir sur ce trône fatal que l'on appelle le succès. On a trop de mal à y monter et trop de désespoir quand il faut en descendre. » 

Le 6 décembre 1859, Charles Robin, dans une feuille de Haute-Loire, moque le couple Caccia en s'inspirant du Courrier du Dimanche :

On n'a peut-être pas oublié Mme Rossi Caccia, cette chanteuse de l’Opéra-comique qui eut une belle réputation il y a quelques années. Mme Rossi avait épousé un sculpteur italien, M. Caccia, qui lui-même passait pour un artiste de talent. Un jour les deux époux partirent pour l’Italie, pleins d’espérances, mais ces espérances ne se réalisèrent point. Mme Rossi, après avoir monté sur les premières scènes lyriques, descendit aux secondes, et même, puisqu’il faut le dire, jusqu’aux scènes des petits théâtres forains. Quant à M. Caccia qui comptait trouver des commandes, il ne trouva rien, si bien que les deux artistes qui avaient quitté la France en triomphateurs, y revinrent dans l’équipage des héros du roman comique. Aujourd’hui le sculpteur et la chanteuse, cette ancienne étoile, tiennent une petite auberge en Normandie. Voilà ce que c’est que la gloire !

Tout le monde recopiant tout le monde, le 30 décembre 1859, Ernest Gebauer, dans le Monde dramatique, n'est pas plus tendre : 

De scène en scène et d'insuccès en insuccès, la pauvre artiste est tombée dans une auberge de Normandie où elle accommode des soles... normandes, bien entendu. Celle qui charmait les oreilles tâche aujourd'hui de charmer les palais, et le soin, et l'intelligence, et le talent qu'elle mettait à phraser son andante, à chanter son air, à fioriturer sa strette, elle les apporte à la confection d'une bonne julienne ou d'un bon haricot de mouton.  Il paraît, toutefois, que Mme Rossi-Caccia ne se trouve pas malheureuse dans sa position actuelle. Des touristes qui l'ont vue, cet été, l'engageaient à tenter une réapparition au Théâtre-Italien; elle a déclaré vouloir s'en tenir à un état qui lui procure mieux que la gloire : la tranquillité.

Avant de s'installer en Normandie, outre ses spéculations immobilières, Caccia avait réalisé un bouclier destiné à Napoléon III. Il aura déposé aussi quelques brevets d'invention. ce ne seront pas les derniers. Ses investissements dans la pierre ne sont pas, en tout cas, des plus heureux.  Condamnée par tous avec une regrettable impuissance, la destruction du château de La Mailleraye constitua non seulement une hérésie mais une opération financière douteuse car Caccia fut loin, manifestement, de récupérer les 1 800 000 F réclamés pour l'achat du domaine.

Ils s'installent au Havre

Vers 1861, le couple Caccia est attesté au Havre où le mari se fait un nom dans la photographie. Le studio de ce pionnier du nouvel art est situé boulevard de Strasbourg. Caccia est un temps associé à Jean-Victor Macaire, surnommé Warnod, à qui il succèdera. Né en 1812 à Paris où il est d'abord maître de pension, Macaire a deux frères photographes bien connus au Havre et il a obtenu du ministre de la Justice le droit de porter le nom de sa femme...  
La maison Warnod et Caccia affiche quelques médailles décrochées à Rouen, Londres en 1851 et Paris en 1867. Foule de portraits produits par ces studios se vendent encore aujourd'hui ainsi que des instantanés de la vie portuaire havraise. Certaines images signées Warnod-Caccia sont conservées au musée d'Orsay. Caccia fut de l'exposition du Havre patronnée par Louis-Napoléon en 1868. La cantatrice lui ayant donné une fille, artiste lyrique elle aussi, celle-ci se maria avec un Italien qui devint l'associé de Caccia : M. Sartorio.

Le 19 août 1871, la cantatrice prête son concours à un concert organisé par Mme Bouton au théâtre de Honfleur. Le journal local est mi-figue, mi-raisin : "Mme Rossi-Caccia possède la réputation d’une chanteuse brillante. — Elle manie, avec une véritable dextérité, une voix qui conserve, surtout dans les notes hautes, des sons d’une fraîcheur surprenante. Elle a interprété avec énormé­ment d’expression la romance du Pré-aux-Clercs : Rendez-moi ma patrie, et exécuté avec une recherche extrême de fioritures le grand air du Barbier. - Les applaudissements qui l’ont accueillie sembleraient prouver que dans l’un et 'autre cas, elle na pas dépassé la mesure marquée par le goût du public. Quant au duo de Norma, il nous a paru bien long et confus ; à part le délicieux passage : Mira, o Norma.... c’est un morceau qui ne devrait être abordé que par des virtuoses consommés."

La mort de Caccia

On l'aura compris, Mme Rossi-Caccia aura du mal à se refaire un nom, en province comme à Paris, tandis que l'on doit à Caccia de magnifiques photos du mascaret dont une sera reproduite dans le Magasin pittoresque de janvier 1874. Mais le mercredi 7 mars 1877, Angelo Caccia s'éteint. Il avait 75 ans.


Le flot devant Caudebec, dessin de A de Bar paru dans le Magasin pittoresque d'après une photographie de Caccia. Celle-ci fut prise de son auberge.

Le Ménestrel du 16 juin 1889 reviendra encore sur la présence des Caccia à Bliquetuit : 

" Dans une petite ville de Normandie, un de nos amis rencontra une madame Rossi-Caccia qui tenait une auberge ! C'était bien la cantatrice jadis brillante et fêtée, qui avait gagné tant d'argent, recueilli tant d'applaudissements et attaché son nom à quelques-uns des plus grands rôles du répertoire de l'Opéra-Comique. Quelles tristes aventures supposait une telle fin ? Etait-ce renoncement volontaire ou retraite forcée ? Nous n'avons pu le savoir."

Image du mascaret datant de la même époque que celle du Magasin pittoresque et prise sous le même angle... Caccia en est-il l'auteur ?

En 1891, l'ancienne cantatrice, devenue professeure de chant, mène avec son gendre un procès contre Marius Gilbert, un ancien employé du studio qui utilise le nom de feu Caccia sur ses publicités. Mais, elle aussi, est au bout du rouleau. 

La fin de la cantatrice

Après la mort de son fondateur, le studio du boulevard de Strasbourg garde le nom de Caccia et couvre des faits-divers comme l'incendie de la Bénédictine à Fécamp où l'effondrement d'une mâture dans le port du Havre. A deux pas de là, Giovana meurt dans ses appartements, 67, rue de Saint-Quentin, le 4 juin 1892. Aveugle. Sur son acte de décès, on la nomme plus prosaïquement Jeannette Rossi Nash, veuve de Angelo Caccia. A 73 ans et demi, elle exerçait le métier de professeur de chant. Deux amis photographes, Léopold Trouvé et Jules Lalouette, furent les témoins de son décès.

Dès le 6 juin, le Figaro résume ainsi sa carrière :

Juana Rossi, née en Espagne, en 1818, était une grande et belle jeune fille à l'œil noir, à la voix séduisante, lorsqu'elle débuta à l'Opéra Comique, au mois de mai 1840 ; elle paraissait à côté de Mme Damoreau-Cinti, dans Zanetta, ou Il ne faut pas jouer avec le feu, ouvrage d'Auber et Scribe, qui fut donné le lendemain de l'ouverture de l'Opéra-Comique, à la salle Favart, reconstruite après l'incendie du Théâtre-Italien, et qui avait été inaugurée là veille avec le Pré aux clercs.
Zanetta n'eut qu'un médiocre succès, mais la débutante y avait été remarquée et, deux ans plus tard, Auber lui confiait, dans la Part du diable, la création du charmant rôle de Carlo Broschi, travesti dans lequel elle obtint une brillante réussite. Mlle Rossi, devenue Mme Caccia, abandonna l'Opéra-Comique pour la carrière italienne. On la revit à l'Opéra, en 1846, dans la Juive, puis elle disparut de nouveau. On n'avait plus entendu parler d'elle depuis longtemps, lorsqu'elle fit, en 1856, une réapparition au Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, dans l'Obéron de Weber, œuvre qui inaugura magnifiquement la série des grandes œuvres allemandes que M. Carvalho fit connaître à la France.
Mme Caccia, qui n'avait plus alors les moyens nécessaires pour chanter au théâtre, quitta presque aussitôt Paris et alla s'installer au Havre où, dit-on, elle tenait un hôtel.
Nous croyons plus probable que la cantatrice retirée s'adonna au professorat. Quelque temps avant sa mort, elle était devenue aveugle.

Le 7 juin, Georges Boyer répond :

Monsieur,

Un mot à propos de Mme Rossi-Caccia dont vous annoncez la mort. Ce n'est pas un hôtel au Havre, mais une auberge de village dans un coin perdu de la Normandie, presque un désert, que Mme Caccia a dût tenir, vers 1860. Votre entrefilet a évoqué chez, moi un souvenir d'enfance, et si je ne suis pas plus affirmatif, c'est que, comme tout souvenir de ce genre, il manque de précision dans les détails, quoiqu'il soit très intense dans l'ensemble.

L'auberge de Mme Caccia devait être située sur la rive gauche de la Seine, juste en face de Caudebec-en-Caux. Elle était absolument isolée, et très éloignée du village de Vatteville sur lequel elle est située. Les clients qui la fréquentaient étaient uniquement des marchands de bœufs ou de foin, qui s'y arrêtaient pour attendre le bac dans lequel on traversait la Seine. Mais à cette époque, il n'y avait pas de bac à vapeur et c'était ordinairement une mauvaise barque qui servait à faire passer les voyageurs à pied. Quand on arrivait avec une voiture, il fallait attendre le bon plaisir des mariniers qui faisaient des difficultés pour se servir du grand bac qui manœuvrait à la voile. En temps de grande marée on était obligé de faire de longues stations en attendant que le mascaret fût passé ; car le bac n'était guère solide. Quelquefois on couchait à l'auberge.
C'est dans une circonstance comme celle-ci que j'ai vu Mme Caccia. Je voyageais avec mon grand-père qui venait du Calvados dans la Seine-Inférieure, en voiture.
Nous fûmes surpris par la nuit sur la rive gauche de la Seine et il fallut coucher dans l'auberge de Mme Caccia au lieu d'arriver dès le soir à Caudebec. Celle-ci, qui était encore jeune, avait conservé le goût du théâtre.
La malheureuse ! elle n'avait guère le moyen de l'exercer avec sa clientèle ordinaire. Aussi, dès qu'un voyageur paraissant pouvoir l'apprécier couchait dans son auberge, elle engageait aussitôt la conversation et parlait musique ; il ne fallait pas la prier longtemps pour qu'elle se mît au piano. Ce jour-là, elle chanta une partie de la nuit ; il faisait au dehors une tempête épouvantable. Vers onze heures nous entendîmes passer le mascaret qui emporta un pan de la digue. Mme Caccia chantait toujours. J'avais à cette époque cinq ou six ans et je me rappelle encore le plaisir, d'une intensité extrême, que j'éprouvais à l'entendre pendant que le vent sifflait au dehors. C'est la première fois que la musique m'a fait réellement plaisir. Je crois même bien que c'est la seule.

Par quel concours de circonstances la belle Julia Rossi-Caccia était-elle venue échouer dans ce désert ? Ce serait curieux à savoir. Elle n'a pas dû y rester longtemps ni sans doute faire de brillantes affaires. Depuis on m'a dit dans le pays qu'il y avait bien eu une dame Cassia - on prononce ainsi ; - mais on ne se rappelle plus rien de précis sur elle.

Pas même qu'elle avait contribué à effacer du paysage l'une des merveilles de Normandie.

Laurent QUEVILLY.

Source

Le Ménestrel, 19 juin 1859 et la presse de l'époque.
Abbé Maurice, Bliquetuit.