De 1917 à 1926, Julien Guillemard anima La Mouette, une revue havraise qui fit autorité. Il brosse ici un tableau de la littérature normande en 1925. 



C'est devenu le plus banal des lieux communs de dire de la Normandie que, de tous temps, elle a produit un grand nombre de poètes et de littérateurs", ainsi que d'artistes.

Mais ce qui est étrange, c'est que ce sont précisément les Normands qui ignorent cette particularité, j'entends bien entendu « l'homme moyen » de Normandie. Supériorité du «Gaygnage , sans doute, encore que sous ce rapport le vrai. Normand vienne après bon nombre de braves gens du Centre, de l'Est et d'ailleurs. Gagner, oui, mais pour le plaisir surtout et non pour que florisse la rapacité. La véritable définition du caractère normand la voici : Tout risquer sagement pour conquérir, et conquérir pour donner en seigneur généreux.

Il n'y a qu'à ouvrir l'Histoire des Normands, de Jean Revel, à n'importe quelle page pour voir tout ce que les Normands ont conquis dans tous les domaines, et tout ce qu'ils ont donné à la France surtout.

Ces qualités, on les retrouve à différents degrés chez les littérateurs et les artistes d'aujourd'hui, dont bon nombre ont placé leur Normandie au premier rang des provinces françaises.

Mais alors que le Midi, nettement détaché de la capitale, soigne tous ses intellectuels comme ses fleurs et s'efforce de leur bâtir une solide, réputation, encourageant financièrement leurs efforts, les suivant, les commentant, les exagérant, même, dans son enthousiasme ; en Normandie on laisse l'intellectuel se débrouiller tout seul, voire on met le plus possible de bâtons dans les roues de son petit char, on le méprise, On le honnit s'il se permet de sortir de la sainte routine, précisément pour continuer à bâtir la gloire normande dans les siècles.

Je n'exagère pas puisque, récemment, on vit un grand quotidien du Havre — et ce sera sa honte jusqu'à la septième génération ! — partir grossièrement en guerre au nom de toute la population contre des artistes et des poètes havrais, déjà réputés, parce que leurs tendances modernes avaient effaré un rédacteur.

Veut-on savoir comment on entretient le culte des gloires normandes ? En 1922, dans une école libre de Rouen, un inspecteur interrogea des fillettes de dix ans. « — Vous connaissez toutes le pont Boïeldieu ? — Oui, Monsieur l'Inspecteur. — Laquelle va me dire qu'est-ce que c'est que Boïeldieu ?» Une fillette se lève, une seule. Nouvelle question : « Alors, qu'est-ce que c'est que Boïeldieu ? — C'est un remorqueur, Monsieur l'Inspecteur ». La maîtresse fut navrée, les parents aussi, mais combien cela est éloquent !

Pour en revenir à l'écrivain actuel, à moins qu'il ne soit un coq de sous-préfecture ou du chef-lieu de canton, produit raté du terroir qui, à force d'intrigues, s'insinue partout, arrachant la considération officielle de gens qui le méprisent. — il ne compte pas. Qu'il aille à Paris se faire connaître, qu'il y meure glorieux, et sa province le fêtera. Autrement qu'il aille se faire pendre ailleurs. La commune de Brisquebec, dans la Manche, n'a-t-elle pas refusé le terrain nécessaire pour élever un buste à Frémine, parce que de son vivant il n'avait pas su conquérir la gloire ? Lillebonne n'avait-elle pas débaptisé une rue qui s'appelait rue Glatigny ?

Mais comment s'étonner que le Normand moyen ignore ses artistes et littérateurs puisque la plupart des journaux n'en parlent jamais, ou si peu !

La vérité c'est que la Normandie est trop près de Paris et que le brouhaha et les clameurs de la capitale couvrent les chants doux ou virils des bardes et des scaldes normands.

Et cependant, quelle magnifique floraison de littérateurs il y a, actuellement, en la belle Normandie ! Faut-il rappeler que Madame Lucie Delarue-Mardrus est née à Honfleur ! Reine de Mer qui écrivit les poèmes Souffles de tempête, elle a publié dernièrement un remarquable roman, sur le cirque : La Mère et le Fils, qui est d'un très bel écrivain. Combien de Normands
l'ont dans leur bibliothèque ? Et combien aussi ont l'Histoire des Normands, ces pages magistrales de Jean Revel qui a une bonne douzaine de romans, tous sur la Normandie, à son actif !
Et La Normandie exaltée, de Charles-Théophile Féret, poète magnifique en sa virilité fière, en sa douceur pieuse, et qui fonda la Société des Poètes et Conteurs de Normandie, future Académie littéraire ! Paul Napoléon Roinard, le poète richement inspiré du Donneur d'illusions ; Edouard Dujardin, qui fonda les Cahiers Idéalistes, célèbre à l'étranger, combattu en France,  inconnu en Normandie ; Henri de Régnier, de l'Académie Française ; Joseph L'Hôpital, romancier du terroir ; Paul Harel, l'aubergiste-poète ; Paul Souday, critique réputé, tous ceux-là sont de chez nous, chênes puissants de nos forêts, enchantées.

Des plus jeunes, au sens littéraire ? Voici des femmes : Mad. Henriette Charasson, à  laquelle son lyrisme pieux valut tant d'admirateurs ; Suzanne Plécéla, George Aster, Madeleine Chosson, trois poétesses, trois talents différents et sûrs ! biens personnels ; Mad. Jehanne Tamin, exilée en cette belle Alger-la-Blanche qu'elle, décrit si joliment.

Et voilà la puissante cohorte, des hommes : Gaument et Cé. les solides gaillards de La Grand'route des hommes et de Largue l'amarre ; Gaston Le Révérend, à qui la philosophique Revanche du Bourgeois, d'une belle pureté classique, apporta un brin de laurier qui ne fanera pas de sitôt ; Edmond Spalikowski, le consciencieux érudit-poète ; Georges Dubosc, que Rouen étouffa — comme Albert Herrenschmidt, journaliste et auteur dramatique, au Havre — Georges Dubosc dont le beau livre Trois Normands : Corneille, Flaubert, Maupassant, fut couronné par la Société des Gens de Lettres ; Francis Yard, beau poète qui illustre lui-même ses livres.

D'autres encore : Henri Dutheil l'impétueux, qui se cache en le pittoresque Guebwiller et dont la plume virulente est d'un maître écrivain qui doit donner bientôt une oeuvre. Raoul Gain, poète exquis dont le modernisme effarouche les Havrais ; son premier roman Pic de la Farandole, est sous presse. Gaston Fleuret, célèbre à Paris. Charles Botilen, le poète-cultivateur (et pas d'opéra-comique), ses Sonnets pour la Servante furent très remarqués. Jean d'Armor, agréablement ronsardisant. Maurice Levaillant, Rédacteur en chef du Figaro Littéraire. Normands aussi René Fauchois, auteur si applaudi ; Auguste Garnier, qui fonda La Muse Française ; Jacques Héberfot, poète et directeur du Théâtre des Champs-Elysées ; Jean de Gourmont, Hugues Le Roux ; Gabriel-Ursin Langé, bénédictin-manqué, aux savoureuse chroniques ; Rémi Bourgerie, poète de La Galère qui chante ; Marcel Lebarbier, viril poète auquel les mots ne font pas peur ; Gaston Demongé avec son Apôtre Maudit dont parlent toutes les revues ; Raymond Postal, qui vient de publier un livre sur l'Alsace ; André Chardine, les lecteurs de cette revue ont aimé ses vers tristes ; le truculent Jehan-le-pôvre-Moyne, Marcel Plécéla, André Lebey, Joseph Quesnel, fondateur du Pou-qui-grimpe, Léon Hiélard, Paul Hauchecôrne, Franck Le Gonidec de Penlan, Camy-Renoult, Camille Belliard, qui fonda la revue Primaires, Laurent-Cernières.

Rien qu'en feuilletant La Mouette, je trouve ces noms aimés. Voulez-vous des poètes patoisants notoires ? Maurice Le Sieutre, Louis Beuve, Gaston Demongé.

Et voici les plus connus . peut-être de nos écrivains, ceux qui se sont spécialisés dans le grand roman d'aventures : Arnould Galopin, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, A. Boissière.

Certes tous ces talents sont loin de se valoir, mais dans une forêt n'y a-t-il que des chênes !

Comme revue littéraire mensuelle, la Normandie n'a que La Mouette, que j'ai fondée au Havre en 1917 et qui est en pleine prospérité, encore qu'elle soit bien loin d'avoir en son pays là diffusion que les revues méridionales obtiennent chez elles. Toujours le trop près voisinage de Paris dont les journaux et les revues... de famille submergent la Normandie. Je dois signaler aussi La Revue Normande puisqu'elle publie quelques-uns des écrivains de chez nous, mais éditée à Paris, dirigée par un Cévenol — mon ami Pierre Préteux qui aime tant être pris pour un Normand ! — elle ne paraît que tous les trimestres.

Je me suis efforcé de donner ici un très bref aperçu — bien sec — de la valeur du mouvement littéraire en Normandie, province intellectuelle qui s'ignore. J'ai oublié des noms, très certainement. Je m'en excuse.

Mais je ne veux pas terminer cette lettre d'un écrivain de province sans rendre hommage à La Pensée Française, pour l'initiative qu'elle a prise d'éditer à ses frais les écrivains régionaux de talent que Paris oublie et qui, tout en ajoutant une pierre à la gloire de leur province, bâtissent celle de la France.

Julien GUILLEMARD.




Né sur les quais à matelots le 15 novembre 1883, au cœur du quartier Notre-Dame, ce fils de marin, devenu employé de commerce pour une maison d’importation de café est surtout connu pour ses poèmes, ses romans et son action fédératrice au service des belles lettres et des arts.

La revue littéraire La Mouette (1917 à 1926) qu’il a créée, « revue idéaliste de littérature et d’art », est un lieu d’expression pour les jeunes auteurs et artistes. Pilier de la vie littéraire et culturelle du Havre durant la première moitié du XXe siècle, il réunit autour de lui écrivains, poètes, illustrateurs et jeunes talents. Entre 1922 et 1926, il anime avec Henry Woollett, le Salon des poètes normands, pour « faire connaître les auteurs normands poètes et musiciens ». Enfin, il lui revient en 1923 de fonder la Société des poètes et conteurs de Normandie, préfiguration de la Société des écrivains normands.

Les manuscrits de Julien Guillemard, mort en 1960 constituent également un témoignage capital sur Le Havre à l'époque contemporaine : la Bibliothèque détient ses carnets de notes, prises au jour le jour pendant les deux conflits mondiaux, ainsi que le manuscrit de son ouvrage le plus célèbre, l'Enfer du Havre, témoignage sur l’Occupation et les bombardements. Ses romans publiés et inédits, ses articles de presse sont également conservés.


SOURCES
La pensée française, 9 février 1925.
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