Le 4 juin 1910, le Pourquoi-Pas? du commandant Charcot rentrait d'une mission d'exploration de 18 mois en Antarctique. Sa première escale française fut pour Duclair. Le récit de cet événement par le correspondant du Figaro.


Modifiant son horaire de la montée de la Seine, le docteur Charcot quittait la rade du Havre ce matin, à la marée de trois heures et demie. Tout doucement, il naviguait entre les rives verdoyantes du fleuve, salue au petit jour par les populations riveraines que son passage matinal déroutait quelque peu.


Le Pourquoi-Pas? à Duclair

Les familles sont là

N'avait-on pas annoncé qu'il n'entrerait dans l'estuaire qu'à la marée de l'après-midi ? Le programme définitif était ainsi établi, mais les sentiments cordiaux que le docteur Charcot manifeste à l'égard de ses compagnons de voyage en ont disposé autrement. Désireux de voir la mission figurer au grand complet à la réception solennelle et enthousiaste que la ville de Rouen prépare en son honneur, le docteur Charcot hâtait son départ avec l'intention remouiller de bonne heure à Duclair et de permettre ainsi à ses compagnons de passer douze heures avec les membres de leurs familles qu'il savait arrivés au devant du Pourquoi-Pas ? dans cette petite ville.

La fanfare, la foule...

Quand j'arrive à Duclair, à neuf heures, je rencontre sur le quai, attendant impatiemment l'apparition du vaillant petit bateau, Mme Gourdon, M., Mme et Mlle Godefroy, ainsi que Mme Bougrain et sa charmante fillette.
Duclair vu par Charcot

8 heures. — Le pavillon monte à la corne lentement, le matelot qui le hisse doit sentir comme moi ; le bleu, le blanc et le rouge se développent et claquent à la brise, complétant le merveilleux décor qui semble s'éclairer d'un éblouissement nouveau. Machinalement, tout seul, pour moi-même, je me suis découvert devant cet emblème ; au diable les raisonnements, la recherche du pourquoi des sentiments ; les excuses que par une fausse pudeur on donne à ses actes, c'est la Patrie ! et voilà tout !

A Duclair, nous mouillons. Seules les familles de mes camarades ont été prévenues de cette escale que je veux ignorée, pour qu'en dehors de la foule et des réceptions officielles dans le calme délicieux de ce petit coin tranquille, ils puissent retrouver et presser dans leurs bras celles qui ont vécu tant de mois d'inquiétude et de crainte.

Enfin, le 5 juin, à 2 h précises, le Pourquoi-Pas ? escorté de deux torpilleurs envoyés au-devant de lui, par l'amiral Boué de Lapeyrère, ministre de la Marine, que je ne remercierai jamais assez de son bienveillant et affectueux intérêt, de nombreux yachts et des bateaux de touristes, arrivaità Rouen.

Pendant la montée de la Seine, de tous les villages, de toutes les maisons pavoisées partaient des cris de bienvenue...
A neuf heures et demie, le Pourquoi-Pas ? apparaît soudain en aval, à un coude verdoyant du fleuve magnifique. Il s'avance par ses propres moyens et salue du sifflet la coquette petite ville qui bientôt retentit d'acclamations enthousiastes.

La bombarde municipale, manœuvrée par le garde champêtre, mêle la voix de la poudre aux cris joyeux de la population, Par trois fois les couleurs du pavillon de l'officier de port saluent le drapeau tricolore du Pourquoi- Pas ?


Mais où va-t-il !

A bord du trois-mâts barque, frénétiquement, les mouchoirs s'agitent. Je regarde les familles des vaillants explorateurs. Toutes, elles pleurent. Mais voici qu'à l'allégresse du premier mouvement succède la stupeur. Au lieu de ralentir et de stopper, le Pourquoi-Pas ? continue sa marche vers l'aval. Brûlerait-il l'escale ?
allez-vous? crie-t-on du quai au docteur Charcot dont la haute et énergique silhouette se profile sur la dunette. Plus loin, répond-il, à quelques encablures.


Trois demoiselles dans une barque

Et voici tout le monde parti à la poursuite du petit vapeur le long de la rive fleurie. Une barque blanche montée par trois gracieuses jeunes femmes se met tout à coup en travers de la proue du Pourquoi-Pas ? Amicalement, elles font signe au commandant de s'arrêter et lui montrent de la main un charmant cottage niché au milieu des pommiers fleuris et pavoisé de drapeaux tricolores. Ces jeunes femmes sont trois Anglaises en villégiature dans une pension de famille.
Elle ont formé, me raconte-t-on, tout à l'heure, le projet de saluer les premières le docteur Charcot et lui demandent de mouiller en face de leur cottage, ce qu'il fait très aimablement.


Les retrouvailles

A peine le Pourquoi-Pas ? a-t-il stoppé qu'une vedette se détache de ses flancs, amenant à terre MM. Bougrain, Godefroy, Gourdon et le, docteur Liouville. Aussitôt que le canot a accosté, tous sautent sur la rive et se jettent dans les bras de leurs familles. M. Bougrain, qui est taillé en hercule, enlève comme une plume sa jeune femme attendrie. Près d'elle sa fillette se tient, timide. Mais, c'est ma fille s'exclame-t-il, dans un rire heureux mêlé de larmes, et les effusions recommencent soulevant l'émotion des rares témoins de cette scène délicieuse.



Avec le secrétaire général de la Société normande de géographie, M. Monflier, je monte à bord du Pourquoi-Pas ? et salue le commandant Charcot au nom du Figaro. Il me dit toute sa joie de revoir son pays et sa hâte de rejoindre ses amis de Paris. Tandis que son mari règle finitivement avec M. Monflier le programme de l'arrivée à Rouen, Mme Charcot, qui est allée rejoindre la mission à Guernesey avec sa charmante petite Monique, veut bien me confier les angoisses endurées par elle pendant les dix-huit mois d'absence du docteur Charcot.
 

Des heures délicieuses

Bientôt, voici qu'arrivent à bord Mme Waldeck-Rousseau, et quelques amies venues elles aussi au-devant du Pourquoi-Pas ?. A terre je retrouve les officiers de l'état-major de l'expédition, tout à la joie de revoir les leurs.
Par petits groupes, affectueusement suspendus au bras les uns des autres, mères, frères, sœurs si heureusement retrouvés, s'égrenaient sur le chemin verdoyant qui mène à Duclair ils vivront toute la journée les heures délicieuses qu'on devine.




Le Pourquoi-Pas ? quittera Duclair demain matin, à dix heures, pour arriver à Rouen, à deux heures. C'est que le docteur Charcot mettra le pied pour la première fois sur le sol de France depuis le 15 août 1908, jour de son départ.

F.-M. Lamy.


Jean Charcot est le fils du célèbre neurologue, Jean Martin Charcot. Médecin, sportif accompli, il épousa en première noce la petite-fille de Victor Hugo. Ses navigations lointaines en feront un officier de marine.
Sa première expédition dans l'Antarctique est menée en 1905 à bord du "Français", navire lancé à Saint-Malo. Tout comme le "Pourquoi-Pas ?. Quand Charcot revient de cette nouvelle aventure couronnée de découvertes scientifiques, il est déjà un héros national. Et bientôt le fondateur des Eclaireurs de France. Mais sa carrière n'en est encore qu'à son début...
Le Trait lui donnera un collège. Enfant, j'entendais parler du passage du Pourquoi-Pas ? sur la Seine...



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