Par Laurent QUEVILLY.


Propriété de l'abbaye de Jumièges, ce fut le siège de la baronnie de Duclair. Ses tenants alimentaient les moines en céréales. Et puis son manoir partit en fumée. Mais en 2010, un programme de rénovation fut lancé...


Que sait-on de la Cour du Mont. On nous dit qu'il fut le siège de la baronnie de Duclair érigée au XIe siècle. Qu'on y rendait la justice. Qu'il servit de grange dimière. D'exploitation agricole pour le compte de l'abbaye de Jumièges...
Mais le manoir de la Cour-du-Mont n'apparaît que très peu dans les grands classiques. Dans leur Géographie de la Seine-Inférieure, nos abbés Bunel et Tougard citent rapidement la chapelle Sainte-Austreberthe. En 1871, l'abbé Cochet est un peu plus locace dans son répertoire archéologique :

"Sa chapelle, dédiée à sainte Austreberte, est aujourd'hui transformée en fournil. C'est une construction du XVIIe siècle, qui a gardé un autel de pierre plus ancien. Dans le manoir sont un cellier et des bâtiments du XIIIe siècle. Les moines de Jumiéges y tenaient leurs plaids. "

Dom Laporte, au congrès scientifique de 1954, ne sera guère plus explicite :

"Le manoir de la Cour-du-Mont, au dessus du bourg, présente à notre intérêt une chapelle qui renferme, me semble-t-il, des vestiges du XIIe siècle avec grand et petit portail. Elle a été accrue au XVIIe siècle sur la face sud, d'une sorte de chapelle accessoire. 
A l'ouest de l'ensemble est un bâtiment dont une partie était sans doute le logis : muraille en damier brique et pierre , avec une porte en anse de panier."

Robert d'Etelan y résida


La chronique de l'abbaye ne mentionne qu'un fait remarquable.
En 1249, Robert d'Etelan, de la famille Epinay de Saint-Luc, devint abbé de Jumièges. Délaissant volontiers l'abbaye, il résidait souvent à la cour des Monts. Si bien qu'il y convoqua les gens de Quillebeuf pour y faire acte d'allégence. Ce qui était contraire à la coutume. Ils s'y refusèrent. L'affaire alla en justice.
Un manoir fut édifié ou plutôt réédifié au XIVe siècle. Hélas, nous le verrons partir en fumée. L'ensemble comptera en tout une quinzaine de bâtiments. On franchissait la porte, surmontée d'un grenier, et là s'offrait à vous écurie, porcherie, basse-cour, bergerie, granges...

Vendu comme bien national


La ferme nommée la Cour du Mont, anciennement exempte de dimes, louée à Denis Lecouteulx moyennant un loyer de 3,250 livres et 330 1. de pots de vin. Elle comprenait alors, au dire de l'abbé, 82 acres de terres labourables, 6 acres de pâture, 4 acres de masure et 1 acre de bois-taillis en lisière. A cette ferme étaient joints deux tiers d'une portion de la grosse et menue dime pouvant être évaluées à 900 1. Elle était grevée, en outre, d'une rente de 40 boisseaux d'avoine envers le fermier du baron de Beaumets.
Elle fut adjugée, sans les dîmes alors abolies, 1e 18 mars 1791, à M. Lecoq de Vidanne, de Rouen, par 90.000 1ivre, puis bientôt revendue...
 


Pour des motifs d'ordre privé, l'adjudication ne fut pas suivie d'effet, et le 23 août 1792 le district de Caudebec-en-Caux procédait à une nouvelle vente de cette ferme, en même temps que de celle dite du Pavillon Toutes deux furent adjugées à Jean Darcel, demeurant Rouen, (? place de la Pucelle,  moyennant la somme de 82;000 livres.

Un problème d'arpentage


D'après un arpentage récent, là ferme du Mont était énoncée contenir en masure, cour et jardin, 6 acres en plant une acre et 75 acres 3 vergées 14 perches en labour, côtes et pâtures.
 
M. Darcel, à peine devenu propriétaire de cette ferme, en fit faire un nouvel arpentage duquel il résulta qu'au lieu des 75 acres de terre en labour et pâture, la ferme de la cour du Mont aurait compris 90 acres trois vergées et 30 perches. Soit une différence de près de 16 acres de plus qu'il n'était porté sur l'acte d'adjudication. D'où provenait cette différence? Tout simplement de ce que M. Darcel avait compris dans sa nouvelle adjudication les communes pâtures appelées la Côte des Moulins et le Castel.

Pendant quelques années le nouvel acquéreur se contenta de considérer les deux côtes comme lui appartenant, tut en laissant les habitants de Duclair y conduire leurs bestiaux au pâturage, comme ils le faisaient depuis un temps immémorial ! Il laissa même, sans protester, en 1793 et 1794, les habitants de Duclair, le maire en tête, défricher une partie de ces « communes, » les ensemencer et récolter, quoiqu'il n'ignorât pas ce qui se passait.

Conflit avec les Duclairois


Ce n'est que vers 1810 qu'il songea à user de ce qu'il croyait être son droit de propriété. Il voulut enclore les deux côtes. Mais les habitants de Duclair s'y opposèrent, en soutenant que la, côte des
Moulins et le Castel n'étaient autres que des communes pâtures, autrement dit biens communaux, dont ils avaient la jouissance depuis un temps immémorial. L'affaire fut portée devant le Conseil de Préfecture de la Seine-Inférieure qui, le 6 mai 1812, rendait un arrêt déclarant que les deux côtes en litige, faisant partie des biens aliénés par l'administration au mois d'août 1792, devaient rester la propriété de Jean Darcel.

La commune de Duclair n'accepta pas cette décision et porta l'affaire devant le Conseil d'Etat. Cette haute juridiction ne partaga pas les vues du Conseil de Préfecture, et elle faisait rendre, le 18 mai 1813, un décret impérial annulant, pour cause d'incompétence, la décision du Conseil de Préfecture, et renvoyant les deux parties devant les tribunaux. Le principal motif d'annulation invoqué par le décret résidait dans ce fait que la difficulté existant entre la commune de Duclair et M. Jean Darcel ne pouvait être expliquée par le procès-verbal d'adjudication, mais seulement par la production des anciens titres de possession ou propriété. L'affaire fut alors portée devant le tribunal civil de Rouen.

Darcel produit ses preuves


Devant cette juridiction, M. Jean Darcel produisit: une pétition présentée en 1657 par les habitants de-Duclair aux religieux de Jumièges, sollicitant l'autorisation de prendre du gazon sur le terrain appelé vulgairement le Castel, un bail notarié, du 13 ̃juin 1676 où sont nominativement désignés les Cotes et Patis des Moulins et la Cote du Castel, loués comme dépendances non fieffées de l'abbaye de Jumièges un aveu rendu par une veuve Bouteiller, de Duclair, en 1751 où il paraît que le terrain dit du Castel était censé appartenir aux religieux de Jumièges, un procès-verbal du 27 avril 1685, dans lequel sont. mentionnées les deux pièces de terre en litige comme faisant partie du domaine non-fieffé de la baronnie de Duclair.

Les Duclairois répliquent


La commune de Duclair, de son côté, produisait différentes pièces établissant que de temps immémorial les habitants de cette ancienne paroisse avaient joui librement comme pâture des terrains en litige, et, notamment, un certificat d'une femme Lecouteux qui, pendant vingt-neuf ans, avait occupé la ferme de la Cour du Mont, et affirmait que la Cote des Moulins et le Castel n'avaient jamais fait partie de sa location.

La commune se refusait également à reconnaître la validité du procès-verbal de 1685, pas plus que celle des autres pièces produites par M. Darcel, parce que, disait-elle, ces actes étaient l'ouvrage des religieux, et qu'une partie ne peut se faire des titres à elle-même. Elle produisait une sentence du siège présidial de Rouen, datée du 29 mars 1784, accordant aux religieux et à M. Vastey, acte de leur désintéressement sur la propriété du Castel. Cette sentence avait été rendue pour mettre fin à une émeute suscitée à la suite d'une tentative de fieffe du Castel par l'abbaye de Jumièges, à Vastey.
(Voir à ce sujet La Normandie historique et Littéraire du mois de mai 1903.)

Enfin, aux termes des lois anciennes et nouvelles, la commune de Duclair invoquait le droit de prescription de quarante ans, inscrit à l'article 521 de la Coutume de Normandie, et à l'article 2219 du Code Napoléon.

Les Duclairois l'emportent


Le 18 février 1815, le tribunal civil rendait son jugement qui maintenait les habitants de la commune de Duclair dans la «propriété, possession et jouissance des deux côtes en pâture.» M. Jean Darcel, tout en acceptant les décisions de ce jugement, formula alors devant le Conseil de Préfecture une demande en indemnité pour cause d'éviction des deux côtes. Mais, le 22 décembre 1819, il se voyait de nouveau débouté de sa demande; le Conseil de Préfecture où siégeait notamment un des hommes les plus remuants de l'époque révolutionnaire, Cabissol, basait sa décision sur ce point, qu'en droit, les biens de ce genre étant vendus sans garantie de mesure contenance et consistance, il ne peut être exercé aucun recours en indemnité et réduction du prix de la vente, quelle que puisse être la différence existante, en plus ou en moins, dans la mesure réelle des biens vendus.

C'était la fin du différend. La commune de Duclair put ainsi jouir tranquillement des deux côtes devenues définitivement biens communaux.

Destruction et renaissance



Transformé en grange, le Manoir de la Cour du Mont disparut dans un incendie en 1981. Les pompiers de Duclair et du Trait ne purent rien faire. Il y avait là 20 tonnes de paille et aurant de foin. On ne put sauver que les veaux parqués dans la bâtisse. Il fallut des heures pour venir à bout de ce feu à son aise parmi les colombages. Jusqu'à ce qu'un engin de démolition porte l'estocade. Le préjudice fut considérable pour les fermiers, M. et Mme Desportes. Il le fut tout autant pour le patrimoine local.


La MJC de Duclair est devenue propriétaire de la chapelle Sainte-Austreberthe et de la porterie en 2008 tandis que la commune possèdait la grange dîmière. De jeunes bénévoles participèrent à un chantier de restauration en 2009. Une souscription fut alors lancée pour poursuivre lcette rénovation dans le but de créer là un centre éco-pédagogique. Le 2 juin 2012, sous un crachin normand, on compta une cinquantaine de personnes venues écouter l'histoire de la Cour-du-Mont racontée par Patrick Sorel. En 2017, après les travaux entrepris, la porterie était sauvée...

Laurent QUEVILLY.


Sources

La Normandie littéraire
Répertoire archéologique de Cochet
Géographie de Bunel et Tougard.
Paris-Normandie du 18 octobre 1981.