Laurent QUEVILLY.

Août 1903. La France se passionne pour le procès de Thérèse Humbert. Celle qui se prétendait l'héritière des Crowford. L'escroquerie du siècle. C'est alors que, dans Le journal des débats, Edmond Perrée publie un article étonnant : une histoire similaire s'est déroulée à Duclair...


Vers 1888, la perception de la coutume, autrement dit les droits de place sur les marchés de Duclair, un chef-lieu de canton du département de la Seine-Inférieure, avait été adjugée à deux sœurs, Mlles Levillain. Ces respectables célibataires frisant la soixantaine habitaient ensemble une maison sur le quai, devant la Seine, à proximité de l'église. Elles vivaient du produit de leur charge auquel se joignait le revenu de quelques titres de rentes, fruits de leurs économies. Seules, fuyant les relations, elles s'occupaient elles-mêmes de leur intérieur, n'ayant pour les seconder qu'une orpheline de seize ou dix-sept ans que l'administration des enfants assistés du département leur avait accordée.


Elles habitaient ensemble une maison sur la quai, devant la Seine... (Duclair en 1898)

Deux messieurs se présentent...

Il y avait déjà plusieurs années que la fillette était à leur service lorsqu'un après-midi deux hommes, dont l'un portait à la boutonnière de sa redingote un ruban rouge et l'autre tenait sous son bras une serviette bourrée de paperasses, arrivèrent à Duclair, s'informèrent de l'adresse des deux sœurs et, renseignements pris, frappèrent à leur porte.

L'orpheline vint ouvrir, mais elle n'avait pas sitôt répondu que, derrière elle, paraissaient les maîtresses du logis, qui firent entrer les inconnus.

L'un d'eux dit :

Je suis le mandataire du comte von C. Vous vous souvenez du nom ? Lecomte von C. commandait l'un des régiments du corps d'armée allemand qui occupa Rouen en 1870. Pendant son séjour dans cette ville, le comte séduisit la fille d'un industriel chez lequel il était logé. Leurs amours durèrent près de trois mois, puis le comte fut dans l'obligation de partir quand son régiment quitta la France, à la fin de la guerre. Or, la jeune fille était enceinte, au mois de novembre 1871, elle accoucha clandestinement d'une enfant que ses grands-parents, pour éviter le scandale qui eut rejailli sur leur nom, cachèrent et portèrent ensuite à l'hospice où on l'inscrivit comme née de parents inconnus. Cette enfant, c'était Mlle M. l'orpheline que vous avez à votre service.

– Elle? cette Cendrine firent les vieilles.
– Elle-même.

Le mandataire repartit
:

Cependant, le comte avait été informé de ces faits. Il voulait réparer sa faute et adopter l'enfant. Pour des raisons que vous comprenez, n'est-ce pas, il ne put réaliser son vœu. Néanmoins, il ne perdait pas de vue la mère ni l'enfant.

Légataire universelle !

Mlle Levillain cadette interrompit :

La mère, qu'est-ce qu'elle est devenue ?
– Elle est morte des suites de ses couches, dit le narrateur qui continua sans plus. Le mois dernier, le comte mourut à son tour. Mais il avait écrit un testament qui est déposé dans l'étude de Me D. notaire à Rouen, boulevard Cauchoise, et par lequel il institue Mlle M. sa légataire universelle. Au fait, voici les pièces.

L'individu qui remplissait le rôle de secrétaire porte-serviette étala devant lui des plis surchargés de cachets de cire avec des armoiries et des feuilles de papier timbré, couvertes de griffes notariales :
C'étaient, à ce qu'assurèrent les envoyés, les preuves inattaquables de la succession, marquées de tous les signes possibles d'authenticité.
 
Maintenant, repris le mandataire, nous vous recommandons la plus grande circonspection au sujet du nom que nous venons de vous donner, car les héritiers collatéraux du comte intenteraient un procès en annulation de testament, et la loi allemande leur donnerait gain de cause. La seule chose que nous sommes venus faire aujourd'hui, c'est de vous prévenir, afin que vous sachiez qui est Mlle M. Seulement, les fillettes sont bavardes. Vous pouvez lui faire espérer la fortune qui l'attend, une fortune s'élevant à près de trois millions, mais jusqu'à nouvel ordre il est prudent qu'elle ignore le nom de son père.

Sur ce, il se retira suivi de son secrétaire.

Nous reviendrons, dit il, quand l'inventaire des biens sera achevé.
 
Elles versent d'abord 700 francs

Quelques semaines plus tard, les envoyés reparurent.

–  L'affaire est en bonne voie, annoncèrent-ils. Elle traîne un peu, parce que l'inventaire est long à établir, c'est même pourquoi le notaire tarde à nous écrire; mais patientez, tout va pour le mieux. A ce propos toutefois, connaîtriez-vous, mesdemoiselles, une personne solvable qui consentirait à se porter garante des frais d'actes? Mlle M. est mineure et le notaire pourrait se refuser à clore l'inventaire si on ne lui rembourse au préalable ses premiers débours.

Les deux sœurs se concertèrent, réfléchirent un instant. Que risquaient-elles en définitive? Ces
hommes avaient bonne allure, l'un était décoré, l'autre pouvait l'être. Et puis, ce qui était bon signe, ils n'avaient pas parlé d'argent dès la première entrevue. Et puis, ils étaient d'une grande discrétion.
Et puis. Bref, les confiantes filles avancèrent une somme de sept cents francs qu'elles conservaient dans le tiroir de leur armoire.

On leur libella un reçu en règle qui fut signé et contresigné. Pour plus de sécante, on apposa à côté des parafes le cachet du comte von C. dont le mandataire possédait la libre disposition pour ce qui regardait la succession.

Petit à petit, Mlles Levillain préparèrent l'orpheline à connaître quelle enviable destinée lui était réservée. Les hommes revinrent plusieurs fois coup sur coup. L'héritière signa des procurations et encore des procurations, sur du papier simulant celui du Timbre. Et ses protectrices versèrent à nouveau une somme en espèces dont l'emploi était stipulé sur une note portant comme en-tête le cachet de l'étude de Me D. de Rouen.

Le voyage à Paris


Tout au plus étaient-elles allées jusqu'à Rouen par la diligence d'Acius, le postillon du lieu

Ensuite, rendez-vous fut pris pour aller visiter de compagnie les propriétés que le comte von C. possédait en France. Elles étaient situées aux environs de Paris. Mlles Levillain et leur pupille s'embarquèrent donc, un matin, à destination de la gare Saint-Lazare où elles furent cueillies à la descente du wagon, par le mandataire en personne qui, sans leur laisser le temps de se retourner les emmena par un train de ceinture. A une station quelconque, les voyageuses mirent pied à terre, et leur cicérone les conduisit dans une banlieue riche. On visita des villas qu'il leur indiqua comme étant de l'apanage du comte et, par conséquent, appartiendrait à sa fille, la jeune comtesse, ainsi qu'ils ne cessaient de l'appeler à présent.

Mlles Levillain n'avaient guère quitté leur canton auparavant. Tout au plus, étaient-elles allées jusqu'à Rouen par la diligence d'Acius, le postillon du lieu. Aussi leur éblouissement fut tel qu'elles ne purent se souvenir de la localité où leur avait été montrée la terre promise.

Bien entendu, les dépenses du voyage furent à la charge des deux sœurs. Elles payèrent ! l'héritage n'était-il pas là, palpable en quelque sorte, puisqu'elles en avaient vu une partie, et la moindre encore, quoique déjà d'une réelle importance.


Un prétendant se manifeste

On s'en revint à Duclair, plus confiant que jamais. L'orpheline aidait à l'occasion aux soins du ménage, mais le plus gros de la besogne lui était épargné.
Elle fut désormais traitée et habillée en demoiselle. Le dimanche, à l'église, elle eut sa place dans le banc de ses protectrices, au milieu d'elles, et c'est tout juste si elles ne s'effaçaient pas devant elle pour la laisser passer la première.

Ce changement d'attitude intrigua le pays. Le voisinage apprit bientôt qu'il s'agissait d'un officier de l'armée allemande et d'un héritage. Seulement, en ce qui concernait le nom et la procédure en cours, Mlles Levillain restaient muettes. Qu'est-ce que cela importait après tout?


Parmi les fonctionnaires des administrations de l'État en résidence dans le canton, il y en avait un, père de deux filles, lesquelles, demeuraient au domicile paternel, en attendant l'heure de se marier, et un fils qui achevait alors ses études à l'école de Droit de Paris. Les filles de l'administrateur s'évertuèrent à conquérir les bonnes grâces de l'orpheline. Elles organisèrent des espèces de soirées intimes auxquelles elle fut invitée et présentée au frère aîné qui, précisément, tenait passer ses vacances chez son père. 

On lui donne une bonne éducation

On admira l'aisance naturelle de la jeune comtesse, marque certaine de sa noble origine. Pourtant elle manquait de vernis. Une institutrice fut chargée de la dégrossir afin qu'elle parut à la hauteur de sa nouvelle situation et pour qu'elle devînt accomplie on lui fit étudier le piano.

Un marchand de Rouen, M. K. livra l'instrument à crédit, le payement devant être effectué, dès que les formalités pour renvoi en possession de l'héritage seraient terminées, ce qui ne devait tarder, affirmait le mandataire du comte.

Sur ces entrefaites, celui-ci avait obtenu de nouveaux subsides, et, peu de temps après, il revenait à Duclair dans un landau de louage attelé de deux chevaux blancs, ainsi qu'il convenait sans doute pour la mission qu'il avait à remplir, c'est-à-dire conduire la jeune fille dans un pensionnat réputé des environs de Rouen, ou elle parferait son éducation. 

Epilogue...

Le dénouement approchait. Le premier trimestre du séjour de l'orpheline dans le pensionnat n'était pas à son terme que M. K. inquiet de ne rien recevoir, relativement à la facture qu'il avait délivrée pour son piano, résolut d'aller à Duclair et d'exiger un règlement immédiat. Mlles Levillain essayèrent de le tranquilliser, mais le marchand, à bon droit soupçonneux, réclamât des explications. On lui montra les paperasses. Il les parcourut, mais quel fut son étonnement de lire le nom d'un Me D. notaire, boulevard Cauchoise à Rouen.

– II n'y a pas de notaire boulevard Cauchoise! s'écria-t-il.

Les vieilles filles protestèrent. Elles racontèrent l'histoire avec amples, détails. Cela ne fit que confirmer M. K. dans ses soupçons. 

– Votre testament n'a jamais existé, dit-il. Vous avez eu affaire à des escrocs !

La cause n'était que trop vraie. Le marchand reprit son piano, l'orpheline fut retirée du pensionnat et renvoyée à l'hospice des Enfants assistés; quant au pseudo-mandataire et à son complice, ils eurent vent probablement de l'aventure, car on ne les revit jamais plus.


Edmond PERREE.

Commentaires



D'abord, qui est Edmond Perrée. Né en 1880 selon certains, pour d'autres, le 24 janvier 1870 à Damville, dans l'Eure, Edmond Perrée est mort en 1950. Il fut bibliothécaire et archiviste de la chambre de commerce de Rouen, membre, à partir de 1921, de l'Académie de la ville et de la société libre d'émulation. On lui doit de nombreuses publications portant sur l'histoire du port de Rouen, celle des industries textiles ou encore sur Maupassant. Il fut aussi chroniqueur économique au Journal de Rouen sous le nom de E. Charles-Pierre.

Bref, quelqu'un de sérieux...

Ce qui inspire avant tout cet article à Perrée, c'est l'affaire Thérèse Humbert.  Elle vient d'être arrêtée à Madrid et jugée au terme de 20 ans d'escroquerie. Née Daurignac, épouse d'un député socialiste fils du garde des sceaux, Thérèse Humbert se disait l'héritière de Robert Henry Crawford, millionnaire américain. Du coup, les Humbert obtinrent d'énormes prêts. Ils s'installent avenue de la Grande-Armée, achètent le château des Vives-Eaux à Vosves (Dammarie-lès-Lys). Jusqu'au jour où un juge fait ouvrir le fameux coffre-fort censé renfermer les pièces de l'héritage. On ny trouva qu'une brique (une vraie !) et un penny.

Lors de son procès, défendue par l'avocat de Dreyfus, Thérèse Humbert se prétendit fille naturelle d'un certain Régnier, alias Crowford.

Aussitôt, le 3 septembre 1903, Perrée publie son article dans la rubrique Variétés du Journal des débats. Il débute ainsi.

Une héritière d'un Crawford

Mme Humbert a jeté le nom de Régnier comme étant celui de Crawford fils, mais Me Labori s'est gardé de certifier l'exactitude de ce dire, et sa cliente elle-même n'a pas osé l'affirmer. Peut-être en est-il de Régnier comme de certain comte von C. qui, voici quelque quinze ans, faillit faire une riche héritière d'une malheureuse enfant abandonnée. L'histoire de celle-ci, d'ailleurs, n'est pas sans présenter de l'analogie avec celle de Thérèse Humbert, à tel point que nous nous sommes souvent demandé si les Daurignac et Cie n'y avaient point travaillé.

Là, Perrée se trompe. Car l'affaire de Duclair a débuté après celle de Thérèse Humbert. Elle n'a donc pu s'en inspirer. Pour le reste, il cite deux noms. Levillain est bien le patronyme d'une famille pléthorique de Duclair. Reste à vérifier qui possédait les droits du marché en 1888. Quant à Acius, il était effectivement le postillon du chef-lieu de canton.
Les autres acteurs de cette histoire sont désignés par des initiales. Les noms des commandants de régiments prussiens, des marchands de musique de Rouen sont à rechercher. Qui peut authentifier ou démentir ce texte ?...

Laurent QUEVILLY.