Constance du Plessis publia dans Le journal des Demoiselles de 1836 le récit de l'excursion qu'elle accomplit à Jumièges l'année précédente. Témoignage intéressant sur l'état des ruines et la personnalité de Casimir Caumont, propriétaire d'alors...
Septembre 1835.

Comme nous allions prendre le chemin des ruines, nous vîmes venir à nous M. Casimir de Caumont, propriétaire actuel de ce qui reste de l'abbaye, homme aimable, poète spirituel, et digne en tout de posséder une des plus belles ruines de France. Il fut pour nous d'une bonté et d'une complaisance parfaites.



Vu de loin, Jumièges présente un aspect imposant par ses deux tours et par quelques constructions encore debout; mais en pénétrant dans l'abbaye, en arrivant dans la grande église, on ne voit que des décombres, on n'aperçoit de tous côtés que la dévastation dans ce qu'elle a de plus affreux ; la dévastation commencée par les hommes et continuée par le temps.

Et pourtant qui pourra exprimer ce qu'on éprouve à la vue des ruines de Jumièges, si belles, si imposantes ? Ah ! les plus beaux débris des temples païens n'ont jamais inspiré l'émotion qui s'empare de vous à la vue d'un temple saint, d'un temple du Dieu mort pour nous A droite, dans la grande église, était la chapelle de la Vierge ; un ange y est peint à fresque sur le mur ; on dirait qu'il étend vers vous ses ailes en signe de détresse...


Au milieu de l'église, sous ce gazon que vous foulez aux pieds, étaient les dalles du chœur. Vous êtes dans le sanctuaire. A genoux ! à genoux ! Qu'ils sont beaux ces arceaux s'élançant jusqu'aux nues, ces ogives se multipliant, ces arcades qui fuient !... Écoutez, n'entendez-vous pas les sons de l'orgue ? Ne voyez-vous pas les moines de Jumièges s'avançant deux à deux, un cierge à la main ?.... On dirait qu'une cérémonie funèbre les rassemble, tant leurs chants sont tristes et plaintifs. Suivons-les ils traversent le chœnr, passent dans la salle des gardes de Charles VII, arrivent dans le cloître, ouvrent une porte cintrée, descendent quelques marches, en descendent encore, et s'enfoncent dans les profondeurs d'un caveau grand, ténébreux, sans fin. La procession s'arrête cependant que l'ordre se réunissait pour juger les coupables, et ces anneaux servaient-ils à les attacher ? Mais quels sont ces ossements? pourquoi cette crosse abbatiale se trouve-t-elle près d'eux ? « Ce sont, me dit M. de Caumont (car je ne rêvais pas ; je venais de voir tout ce que je viens de dire, à part les moines que mon imagination seule avait évoqués), ce sont les restes de cet exécrable évêque, célèbre pour avoir figuré dans le procès inique de Jeanne d'Arc. Que Dieu lui pardonne!... Mais, ajouta M. de Caumont, amoureux d'antiquités, voyez comme sa crosse est bien conservée; elle est brillante et dorée comme si elle était d'hier. Voilà ses sandales de cuir, voilà le galon d'or qui ornait ses vêtements; car alors on enterrait les prêtres avec leurs plus beaux habits sacerdotaux. »

Tandis que j'étais anéantie devant ces dépouilles mortuaires que la main de l'homme a osé ravir à la tombe, la voûte sonore m'apporta ces paroles et cet air de Robert-Le-Diable : Moines, qui reposez sous cette froide pierre, m'entendez-vous ? Relevez-vous ! Un frisson parcourut tout mon corps : les yeux fixés sur le cadavre qui était devant moi, je crus le voir s'animer; je crus en voir d'autres s'avancer vers nous de toutes les profondeurs du souterrain. Ah ! quel lieu fut jamais mieux choisi pour une pareille musique, et quelles paroles pour un tel lieu!.. Que ceux qui croient la connaître, cette musique magique, viennent l'entendre dans les caveaux de Jumièges i Toi-même, Meyerbeer, toi-même tu aurais tremblé; car tu aurais craint que tes chants, semblables à la trompette du jugement dernier, n'eussent évoqué les ombres des moines ensevelis autour de toi.... C'était tout simplement M. de Caumont qui s'amusait à exciter notre frayeur et qui en jouissait intérieurement.

Des deux tours qui restent à Jumièges, l'une est sans couverture : ce fut celle-là que nous choisîmes de préférence pour la visiter. On ne peut s'empêcher d'éprouver quelque émotion en gravissant cette tour démantelée et tremblante, qui peut ensevelir sous elle le voyageur imprudent. L'escalier, construit en vis, est si étroit, qu'une personne à peine peut y passer; mais une fois arrivé sur la plate-forme, on est bien dédommagé de la fatigue que l'on vient d'éprouver par le ravissant paysage qui se déroule aux pieds de l'abbaye, et sur lequel, comme dit Buffon dans son style pittoresque, l'œil s'étend et le regard se perd. En descendant à la place où jadis avait été l'orgue, nous nous arrêtâmes, et nous prîmes plaisir à traverser un balcon qui donne sur la campagne. Il nous fallut toute la sécurité de notre aimable guide pour nous décider à y rester quelques instants, car cette frêle construction menace de s'écrouler à chaque moment. Je remarquai sur le mur contre lequel elle s'appuie des vides symétriques et désagréables à la vue. J'en demandai la cause à notre savant Cicerone. Voici ce qu'il me répondit : « A ces places, il existait des rosaces sculptées et peintes, d'un travail si précieux qu'elles ont tenté des Anglais, et que la cupidité les leur a livrées à prix d'or.

– Et quelle est encore, lui dis-je, cette jolie église qui touche à l'abbaye ?

– C'est la paroisse du village.... Jadis, Jumièges jouissait d'un grand éclat ; c'était une des plus riches et des plus vastes abbayes de France ; mais 93 arriva, et sa fureur vint s'abattre sur le vieux monastère; cependant, elle parut vouloir s'arrêter : on demanda au curé qui desservait la petite église que vous avez sous les yeux s'il voulait la donner pour racheter Jumièges : l'abbaye aurait été conservée pour servir de paroisse, et l'église du village eût été détruite. Le curé était pauvre, ignorant et vieux... il refusa.




La belle abbaye, comme un chêne superbe, fut abattue, et la simple église, faible roseau, resta debout. Mais personne ne s'en aperçoit, tant les ruines qui l'entourent l'écrasent de leurs souvenirs. »

Nous redescendîmes pour visiter la petite église de l'abbaye. Dans la chapelle de la Vierge est le tombeau des Enervés. Vous le savez, mesdemoiselles, ils étaient fils de Clovis ; ils se révoltèrent contre leur père, qui, pour les punir, leur fit couper les nerfs des bras, et abandonner sur une barque à la merci des eaux. La barque aborda à Jumièges, où l'abbé les recueillit. Ils revinrent à la santé, et vécurent et moururent à l'abbaye après avoir pris l'habit de moine. Ils sont là tous deux, ces fils de roi ; ils sont là, couchés sous la pierre, revêtus des habits de l'ordre et la couronne sur
la tête. La figure de l'un d'eux est intacte et d'une belle et douce physionomie. L'année dernière, en passant à Jumièges, une dame laissa, en souvenir, aux Enervés, son voile vert : on l'a mis auprès d'eux. Pauvres fils de roi ! puissent les larmes qu'une femme a versées au récit de vos malheurs aller vers vous et vous être une douce offrande ! De tous côtés autour de la chapelle, de petites statuettes mutilées se font encore remarquer par leurs physionomies variées, leurs contours gracieux et la perfection de leurs draperies. On y voit aussi le cercueil en pierre où reposaient les restes de l'évêque qui participa à l'horrible jugement de Jeanne, et la pierre tumulaire qui le recouvrait. Il y est représenté de grandeur naturelle, et on lit ses noms et ses qualités écrits en caractères gothiques.

Plus loin, vous vous trouvez sur un des bas côtés de la petite église ; des bancs de pierre sont creusés dans le mur : c'est là que les jeunes frères aimaient à se reposer, à se recueillir, à se laisser aller aux douces extases du cloître, lorsque la lumière seule de la lune, pénétrant à travers les vitraux, venait éclairer la belle et imposante nef de l'église.

Les bancs y sont encore; mais il n'y a plus de frères. La nef était brisée, les arceaux épars : la folie, la dévastation, le temps, s'étaient disputé le ravage du temple ; et du milieu des décombres, l'oiseau des ruines, s'élevant majestueusement en agitant ses ailes blanches, semblait protester contre la violation de sa demeure.

J'étais entièrement absorbée par cet imposant spectacle. « Mon Dieu! me dit M. de Caumont en venant vers moi, il faut que je vous ôte à cette préoccupation. Vous seriez vraiment capable de vous faire moine, de rebâtir Jumièges, et alors, adieu mes ruines chéries, sans lesquelles je ne saurais vivre et qui m'attirent des voyageurs des quatre parties du globe ! Mais nous n'avons pas eu que des souvenirs graves et sévères : il faut que je vous conte la visite que me fit mon ami, notre célèbre Boïeldieu. »
(1)

La dame blanche


Il vint ici le lendemain de la première représentation des Deux-Nuits ; et comme il arriva tard, je m'empressai de le faire mettre à table de suite, en lui disant que je préférais qu'il visitât nos ruines au clair de lune. Les ruines de Jumièges au clair de lune ? Vous ne sauriez vous faire une idée de ce que c'est. Mais hélas ! la nuit vint bien ; la lune seule fut infidèle. Point de lune ! Je crus que j'allais en devenir fou. Enfin mon imagination vint heureusement à mon aide : je fis allumer et déposer artistement des feux dans plusieurs parties des ruines, et lorsque tout fut prêt, j'y conduisis mon ami. C'était vraiment un coup-d'œil féerique. Ces lumières se projetant sur les objets d'une manière bizarre, éclairant seulement quelques parties, tandis que d'autres demeuraient dans un jour douteux, produisaient un merveilleux effet. Figurez-vous l'étonnement de Boïeldieu, lorsqu'il vit s'avancer vers lui, du plus profond des ruines qui étaient restées dans les ténèbres, la Dame Blanche tenant à la main une couronne de laurier et arrivant à pas comptés. Alors, une musique bien connue se fit entendre ; la Dame Blanche posa sa couronne sur la tète de Boïeldieu et disparut. Je m'approchai de lui, muet et immobile, et je lui dis ces vers :

Pendant deux nuits, dit-on, par un beau clair de lune.
Dame Blanche autrefois apparut dans ce lieu ;
Est-ce pour célébrer cette bonne fortune
Que nous voyons ici notre cher Boïeldieu ?
Pour ce chantre divin, sonnez, cor et musette,
Nos sens par ses accords tour-à-tour sont séduits ;
Mais nous doutons encor s'il faudra mettre en tête
La Dame Blanche ou les Deux-Nuits.

—    De qui sont ces vers? dis-je à M. de Caumont.

—     De votre très humble serviteur, madame.

—    Et qui faisait le revenant ?

—    Mon jardinier. »

 Tout en causant ainsi, nous étions arrivés auprès d'un petit tertre de gazon où se trouvent réunis quelques fragments d'architecture, et un fût brisé de colonne gothique : ce sont les débris du tombeau d'Agnès. Oui, d'Agnès Sorel, de cette mie tant douce et tant chérie du grand roi... Lorsque Charles VII venait en Normandie, il choisissait pour sa demeure l'abbaye de Jumièges, et Agnès venait l'y rejoindre. Mais penser à demeurer ostensiblement dans la sainte abbaye ! oh ! il n'y fallait pas songer. Heureusement, tout près du parc des bons pères, était le joli manoir du Mesnil ; ce fut celui d'Agnès, qui venait exciter dans son roi l'amour de la gloire et la honte de l'étranger. Hélas! depuis longtemps Agnès n'est plus! Cependant on dit qu'à la clarté douteuse de la lune, on aperçoit encore la dame de beauté, dirigeant ses pas furtifs dans ce même chemin qu'autrefois elle a parcouru.... tant l'imagination se complaît à ranimer des souvenirs pleins de grâce, de charme et de douceur!

Je cueillis quelques branches d'un lierre que Charles VII a planté, dit-on, et qui entoure de ses rameaux flexibles la croisée du caveau où fut jadis déposé le cœur de la belle des belles. A la révolution, ce tombeau fut violé : des hommes avides, qui venaient y chercher des trésors, n'y trouvèrent rien qu'une blanche colombe qui s'envola à leur aspect.
M. de Caumont conserve précieusement un portrait d'Agnès Sorel et une mèche de ses blonds cheveux. Qui ne se ferait le chevalier de cette belle, et qui ne serait  prêt à s'écrier avec Théodore Mausser ?
   

 
Agnes, doulce dame,
De biolté et d'amours,
Contre qui toi mal fame
Te deffendrai toujours.


Venez donc à Jumièges, vous tous, jeunes artistes riches de talents et d'avenir ! venez à Jumièges vous y inspirer de la poésie de ses ruines et de l'enseignement  des âges !


Mme Constance du Plessis.


(1) François Adrien Boieldieu, né le 16 décembre 1775 à Rouen est mort le 8 octobre 1834 à Varennes-Jarcy. Soit un an avant la visite de Constance du Plessis. C'est le plus grand compositeur français d'opéras du premier quart du XIXe siècle.

 

 



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