Par Laurent Quevilly.

Il était partout comme chez lui, Gargantua. Mais il aimait beaucoup notre région. Sur les pas d'un géant, chaussons nos bottes de sept lieues...


Gargantua

Jadis vivait dans nos contrées un géant connu de tous sous le nom de Gargantua. Oh ! le bonhomme n'avait rien de terrifiant. Bien au contraire. Son grand souci était de secourir les pauvres gens. Seulement, ses maladresses de rustaud nous causaient bien plus de désagréments. Tenez, un jour, près de Duclair, il était assis dans un creux de la falaise, le nez au vent, les pieds dans la Seine. C'est qu'il faisait lourd, très lourd ce jour-là. Si bien qu'il réunit ses deux mains pour porter un peu d'eau jusqu'à ses lèvres. Par malheur, toutes voiles dehors, un navire remontait la rivière à ce moment. Eh bien Gargantua l'engloutit s'une seule gorgée. Le gréement lui gratouilla bien la glotte en passant. "J'ai dû avaler un poussier", songea simplement le colosse. Et il se leva. Aujourd'hui, on désigne toujours l'endroit du nom de chaire à Gargantua, ce mot trahissant l'ancienneté de l'histoire.

On vous racontera surtout qu'un jour, assis là sur son séant, accoudé à chacun des montants du rocher, Gargantua entreprit de somnoler et étendit ses jambes de l'autre côté de la Seine. Certains coquins parlent même de sa "troisième jambe", ce qui témoignerait, vous l'avouerez, d'une morphologie exceptionnelle. Profitant de ce pont inattendu, un porte-balle en quête de passeur profita de l'aubaine pour traverser la Seine. Mais à mi-chemin de son ascension, le colporteur voulut s'éponger le front. Alors, il planta d'un coup son bâton ferré. "Mais quelle mouche me pique !" rugit le Titan en trésautant, aussi piqué dans sa chair que dans son orgueil. Le malheureux porte-faix tomba tout droit dans la Seine. Et chacun sait qu'au pied de ces deux rochers, la rivière de Seine est la plus profonde. On ne le revit jamais.


La Seine, justement, dessinait au sud du Conihout, cinq cours d'eau parallèles. On le devait à Gargantua  qui, de sa main, s'était un jour amusé à griffer le sol de la main pour faire couler l'eau entre ses doigts. Les deux buttes qu'il laissa sur les deux rives de la Seine furent longtemps appelées les pelletées de Garguantua.
 

Une autre fois, il faisait très froid . Nous étions au cœur de l'hiver et Gargantua arpentait pesamment la belle forêt de Mauny. Quand il tomba sur une petite vieille toute ratatinée qui ramassait du bois mort.

- Dis-moi ma pauvre femme, ton fagot est bien trop petit pour réchauffer tes pauvres os. Laisse-moi faire un peu...

Il arracha alors des poignées de chênes parmi les plus hauts, parmi les plus beaux qui soient.

- Mille merci, Messire, mais comment vais-je pouvoir porter tout cela ?

- Allons, conduis-moi jusqu'à ta maison, répondit-il en hissant la brassée sur son épaule.

Quand il furent rendus, Gargantua posa enfin sa lourde charge contre un mur de la chaumière. Qui s'écroula aussitôt. Mais notre homme n'en vit rien, tout affairé qu'il était à s'éponger le font.

- Quelle suée, soupira le géant. M'offriras tu à boire la Mé?

- J'ai bien du cidre au cellier, sanglota la pauvre femme. Alors Gargantua avala d'un trait chacun des tonneaux de la vieille. Celle-ci avait bien du bois à profusion. Mais plus de maison, plus de cheminée pour se chauffer. Ni même une petite goutte de besson pour s'en consoler.

Par chez nous, tout le monde l'aura croisé un jour, Gargantua ! A Rouen, on l'a vu pisser le Robec, chier le mont Gargan. C'est ce monticule connu aujourd'hui sous le nom de côte Saint-Catherine. Là, le jour de la saint Romain, les filles à marier ont longtemps acheté des gargans, ces amulettes au sexe protubérant qui se portaient aux rogations. Des monts Gargan, Gargantua en a encore déféqué en aval de notre capitale ou encore à Fresles, près de Neufchâtel-en-Braye. Cette colline-là garde même l'empreinte du sabot de son cheval. Pour étirer ses longues jambes par dessus la Seine, Gargantua avait encore sa chaise Saint-Adrien, au Thuit près des Andelys, à Tancarville. Là, c'est la pierre Gante. Quand un mégalithe porte son nom, c'est qu'il a ôté ce caillou de sa chaussure. Maintenant, où peut-il bien être enterré, notre géant? Son petit doigt est paraît-il sous la butte de Varengeville. Pour le reste, on hésite entre Colleville, Veulettes...

La légende de Gargantua est antérieure à Rabelais. En 1188, Guillaume de Garlande donna quelques arpents de bois aux moines de Jumièges. La charte en précise le lieu: Curia Gigantis. Mais le nom de chaire ou chaise de Gargantua est déjà attesté en 1093. Le géant Gargan était un personnage très populaire au moyen âge. Soute doute était-il d'origine celte. Gar, c'est la pierre, Gan, le géant, Tua, l'homme. Gargantua aura aidé les Gaulois à combattre les Romains. Durant la guerre de cent ans, on le retrouve contre les Anglais. Allez, c'est même un compagnon de Jeanne d'Arc. Quand Rabelais en fait son héros, il combat Picrochole, forcément Charles Quint. Ce ripailleur, coureur de jupons, patriote à ses heures n'est pas l'idole des hommes d'église. Tous les Bénédictins désignent les païens sous le nom de Gargantuates, les gens de Gargan. Nos moines de Jumièges auront fait montre d'ingratitude à son encontre. Lui qui fit couler si gentiment L'eau-Dieu entre ses doigts, tout autour de notre féconde presqu'île.

Laurent QUEVILLY.

NB: L'image en tête de page est une oeuvre de Turner représentant la chaise de Gargantua à Duclair.



LA CHAISE DE GARGANTUA

Par Jean-Pierre Hervieux

Il existe sur notre commune, entre le hameau de la Fontaine et celui de l'Anerie, deux roches figurant le bras d'un gigantesque fauteuil dominant la Seine connues ous le nom de Chaise de Gargantua.
Cette appellation est très ancienne, en effet, dans une charte de l'abbaye de Jumièges délivrée par Guillaume de Garlande, en 1188, celui-ci donne aux moines de l'abbaye 61 arpents de bois pour être défrichés situés au bois Collebost et au bois de Genneville au lieu-dit "Curia Gigentis". Si les dénominations Collebost et Genneville ont disparu, il n'en est pas de même de Curia Gigantis qui n'est autre que la Chaise de Gargantua. Busnel et Tougard prétendent qu'elle s'appelait déjà ainsi en 1093.

Selon la légende, le géant lors de son séjour en terre normande avait coutume de venir s'y reposer. Adossé à la falaise, la tête reposant sur les arbres qui la couronnent, Gargantua allongeait les jambes et reposait ses pieds sur  l'autre rive du fleuve. C'est dans cette position qu'il tirait sa flemme au soleil.
Or, un jour, un colporteur qui cherchait un batelier pour traverser la Seine fut tout surpris d'apercevoir le pont miraculeux formé par les jambes du dormeur étendues au(dessus du fleuve et tout heureux de l'aubaine, il arrima solidement son fardeau à ses reins et entreprit l'ascension du géant. Arrivé au mileu du mollet, la chaleur étant torride, il voulut s'éponger le front et enfonça son bâton ferré dans les chers du dormeur qui se sentant piqué se réveilla en maufréant contre les puces qui osaient venir l'importuner dans sa retraite. En même temps, il retirait sa jambe et le malheureux colporteur tomba à l'eau suivi de son ballot et ils disparurent à tout jamais dans les flots.

Gargantua à laissé son nom à de nombreux lieux dans notre région.
C'est ainsi qu'à Varengeville-sut-Mer, une ancienne motte porte le nom de Tombeau du petit doigt de Gargantua.
A Veulettes, les restes de l'enceinte d'un ancien camp s'appellent le Tombeau de Gargantua.
On trouve également à Tancarville une Pierre gante (géante) appelée Chaise ou Fauteuil de Gargantua.
A Fresle, près de Neufchâtel, un monticule boisé Pas de Gargantua ou Pas du cheval de Gargantua.
A Callouet-Orgeville, deux blocs rocheurs le Caillou de Gargantua.
A Neufles-Auvergny, un menhir nommé Pierre de Gargantua ou Pierre affiloire de Gargantua.
A Croth, le Gravier de Gargantua.
A Dormant, près de Vernon, deux tumuli nommés une Hottée de Gargantua.
A Port-Mort, le Caillou de Gargantua et le Siège de Gargantua.

Je ne site là que les plus proches situés en Haute-Normandie. D'après Léon de Vesly, la Chaise de Gargantua tout comme les autres roches naturelles au pied desquelles coule la Seine (la déesse Sequania), furent les acropoles des habitants primitifs de la région et leurs lieux de culte. La Chaise de Gargantua fut donc un autel du druidisme. Les découvertes faites dans ce secteur permettent, en effet, d'affirmer que cette zone était habitée depuis longtemps.
Les marins prétendent que face à la Chaise de Gargantua et au hameau de l'Anerie, entre Duclair et la Fontaine, c'est l'endroit le plus profond de Rouen jusqu'à la mer.

Jean-Pierre HERVIEUX.