Par Laurent QUEVILLY.

Quatre siècles ! Durant quatre siècles, une île d'Angleterre fut la possession de Jumièges. Un bail, un très long bail ponctué de turbulences: conflits d'intérêts, saisies, gardes-à-vues, inondations... Reste-il aujourd'hui des traces de l'administration jumiégeoise  à  Hayling ?  Oui ! Deux églises, le nom de quelques champs. Et les armes de la  localité ! En Angleterre, on garde le souvenir du temps où nos moines régnaient ici en maîtres. Histoire de notre "colonie" d'Outre-Manche...

Four centuries! During four centuries, an island of England was the ownership of Jumièges. A lease, a very long lease, punctuated with turbulences: conflicts, seizures, floods... Hayling, today, has tracks of Jumieges' administration? Yes! Two churches, the name of some fields. And the coats of arms of the village! In England, we keep the recollection of the time when our monks reigned here. Story of our "colony" across the Channel.

Hayling vue d'avion aujourd'hui et sur une carte ancienne. Construites par les moines de Jumièges, les chapelles de Northwood et Southwood y figurent distinctement. Au centre de l'île, l'établissement portant le nom d'Hayling est manifestement le second prieuré établi par Jumièges, à Manor-House, après que le premier ait été englouti dans le secteur nommé ici The Mackett.

Quand Guillaume Le Bâtard revient en conquérant d'Angleterre, il n'oublie pas de gratifier Jumièges. Plusieurs de ses moines l'ont accompagné dans sa folle équipée. Ils auront leur part du gâteau: on les fait abbés Outre-Manche. Mais Guillaume tient alors à se fendre d'un bienfait "dont les fruits égaleroient la durée des siècles". Il offre une île à l'abbé Robert III :  Hayling island !

A un jet de pierre des côtes, non loin de Porthmouth, cette terre de 30 km2 est située dans la partie méridionale du comté d'Hampshire. La donation se fait par charte en 1067. Le nouveau roi d'Angleterre, sur les conseils de ses proches, fait ce geste pour le salut de son âme. Et prévient: quiconque portera atteinte à ce don s'exclura de la communion des saints.


Hayling est alors peuplée d'environ 300 âmes qui s'adonnent à la pêche au maquereau, la cueillette des mollusques, l'agriculture mais aussi l'industrie du sel de mer. L'île dessine une sorte de triangle. Elle mesure 6,5 km de longueur. Et autant de largeur. Seulement, on n'a pas attendu ici l'arrivée des moines normands...


La légende d'Emma...
Avec le fruit de ses ressources, la seigneurie d'Hayling va rapporter à Jumièges quelque 1.100 écus d'or chaque année. Juteux. Tellement juteux que les moines de la cathédrale de Winchester ne veut pas lâcher le morceau. Ils tiennent Hayling d'un don de la reine Emma de Normandie, en 1049. Jolie légende...

Mère du roi d'Angleterre, Édouard le Confesseur, Emma de Normandie est accusée vers 1045 de sympathies charnelles pour Alwyn, l'évêque de Winchester. Pour prouver son innocence, Emma s'exposa alors à l'épreuve du feu. Les yeux bandés, il lui fallut marcher sur un parcours où l'on avait disposé de façon aléatoire neuf socs de charrue rougis au feu. Elle sortit indemne de ces embûches et offrit à Winchester autant de seigneuries que de socs de charrues franchies. Hayling était du nombre.Pourquoi ? Pour triompher, Emma avait imploré Swithun, le saint patron de la cathédrale de Winchester. Elle remercia ainsi ses serviteurs.

Dans cette anecdote douteuse, on voit un premier lien avec Jumièges. Un ancien abbé de Jumièges, Robert Champart, promu depuis archevêque de Cantorbéry, passa pour l'accusateur principal d'Emma. Alors, quand le roi se jette aux pieds de sa mère pour implorer son pardon, Champard se bat la coulpe. Il quitte l'Angleterre, va se repentir à Rome et se retire à Jumièges. Là, les chroniqueurs de l'abbaye auront une version de l'affaire qui lave Champart de ces accusations. C'est un certain Godwin qui le fit passer pour calomniateur. Le peuple le crut. Et Champart quitta bien l'Angleterre. Mais le roi découvrit la vérité et rappela Champart de Jumièges. On courut au devant de lui. Ce fut une grande fête à laquelle prenaient part Emma et son prétendu amant. Après quoi, Champart saisit la crosse épiscopale de Londres.

Si l'anecdote des socs de charrues est douteuse, le don d'Emma l'est encore plus.
Il est dit tantôt qu'elle reprit la moitié de la seigneurie d'Hayling. Tantôt qu'elle la donna à Winchester. Dans les deux cas de figure, elle accorda l'autre partie du domaine à un moine, Wulfweard le Blanc, dit encore Ulward. Pourquoi ? Mystère. Mais il fut entendu qu'à la mort d'Ulward, il serait enterré ici. Après quoi, sa part reviendrait au prieuré qui la cultivait déjà pour lui. Ces dispositions sont contenues dans le cartulaire de l'église Saint-Swithun. Ulward mourut sous Guillaume le Conquérant. Mais ce dernier donna sa portion à Jumièges. Protestation de Winchester. Le roi aurait fini par reconnaître le présent d'Emma. Seulement, Jumièges ne renonça pas pour autant à son cadeau royal. De cet imbroglio, on retiendra simplement que Winchester allait disputer encore longtemps à Jumièges le prieuré d'Hayling.


Les autres possessions 
Hayling ne sera pas la seule possession anglaise du monastère normand. Si bien que son prieur sera en quelque sorte le représentant des intérêts de Jumièges en Angleterre. Dans une seconde charte adressée à l'évêque Osmund et que l'on peut dater entre 1078 et 1086, Guillaume Le Conquérant, en qualité de roi d'Angleterre, notifie sa donation des églises et dîmes de deux églises. La première est située à Winterbourne Stoke, dans le Wiltshire.
La seconde à Chewton-Mendip, dans le Somerset où s'ajoutent six chapelles, toutes voisines les unes des autres. Winterbourne est distante d'une centaine de kilomètres d'Hayling. Il faut compter encore une soixantaine de kilomètres pour parvenir à Chewton. Il semblerait qu'en 1086, les deux paroisses étaient desservies par un même Chapelain et qu'il en était déjà ainsi au temps d'Edouard le Confesseur avec un dénommé Odo.


Localité Commentaires
Winterbourne Stoke
Église St-Peter. Ancienne possession de la reine Édith près du mythique site mégalithique de Stonhenge dans le Wiltshire.
Desservie par un chapelain, Odo, en 1066.
En 1086, Jumièges possède l'église de la seigneurie et un hide de terre qui lui rapportent 60 shillings. 1248: conflit entre l'abbaye et le curé sur la perception des dîmes
Chewton-Mendip
Église Sainte-Marie-Madeleine. En 1086, elle est possédée par Jumièges ainsi qu'un demi-hide de terre. Revenu: 40 shillings. La localité compte 550 habitants dans les années 2000. De cette église dépendait une petite constellation de chapelles situées dans les paroisses voisines et sous la coupe de Jumièges. 1241: conflit sur les dîmes.
Emborough
Église Sainte-Marie, village de 170 habitants dans le Somerset, non loin de Chewton-Mendip. Correspond sans doute à la chapelle d'Amleberga citée par Guillaume le Conquérant dans sa charte de donation.
Farington-Gurnay
Église Saint-Jean. La localité tient son nom de Thomas de Gournay. Située dans la mouvance de Chewton-Mendip.
Leigh

?
Sous le nom de Leuga, cette chapelle est localisée dans la charte de Guillaume le Conquérant comme étant "juxta Sanctam Fidem", près de Saint-Faith. Les Anglais hésitent donc encore Elmleigh, West-Leigh et Leigh-Park, trois lieux-dits situés dans la forêt voisine de la paroisse d'Havant, au nord de l'île.
Paulton
Église de la Sainte-Trinité. Construite au Xe siècle, reconstruite en 1757. Située dans la mouvance de Chewton-Mendip. Citée dans la charte de Guillaume le Conquérant.
Ston-Easton
Église Sainte-Marie-la-Vierge, XIe siècle. Située dans la mouvance de Chewton-Mendip. 570 habitants aujourd'hui.
Welton
?
Citée comme une dépendance de Jumièges sous le nom de Weletona par Guillaume le Conquérant, Welton par Charles Travis Clay, bibliothécaire de la chambre des Lords. Non localisé.

Il semblerait que Jumièges ait eu aussi, dès le début du XIIIe siècle, des possessions dans la ville de Winchester situées Parchement street. Les dotations anglaises ne sont pas pléthore mais proviennent directement du Conquérant.


Quand ?
Voilà une première question qui n'a pas encore été tranchée par les historiens anglais. Quand nos moines prirent-ils physiquement possession de ce cadeau royal? Immédiatement après la première ou la seconde charte du Conquérant ou a-t-on attendu celle d'Henri Ier, 40 ans plus tard ? Je penche pour la première hypothèse. En 1086, à la demande du Conquérant, on publie l'inventaire général des biens anglais: le Domesday book. Jumièges est bien dite en possession de sept hides de terre à Hayling qui lui rapportent 12 livres. On peut estimer la propriété de Jumièges entre un minimum de quarante hectares et 80. Dans le même Domesday, la présence des moines de Winchester semble encore attestée dans le nord de l'île. Mais sur des propriétés de moindre importance.

 Nous ne voyons pas apparaître d'actes concernant Hayling sous le règne de Guillaume II, dit le Roux, roi de 1087 à 1100.

A la Pâques 1101, le roi Henri Ier confirme à Jumièges la possession d'Hayling et de ses dépendances. Henri est le dernier fils naturel du Conquérant. Il est sur le trône depuis l'année précédente et a succédé à son frère Guillaume II. C'est alors, et seulement alors que Jumièges aurait décidé d'adresser sur place une colonie de moines. Jumièges aurait possédé en propre la moitié de l'île et exercé son autorité sur le reste du territoire. Dans la partie de l'île nommée East Stoke, on trouve cinq arpents de terres qui furent donnés par la Conquérant au comte Roger de Shrewsbury qui lui même les accorda à l'abbaye normande de Saint-Martin de Troarn. Ce sont sans doutes ces mêmes terres qui passèrent ensuite entre les mains des Lords de Limborne.

Bref, la venue de nos moines reste nimbée d'un beau spécimen de brouillard anglais. On peut décliner à l'infini la question. D'où partit la première nef emportant nos colons: de Jumièges ? d'un port du pays de Caux ? Combien étaient-ils ? Des hommes d'armes, des servants laïques les accompagnaient-ils ? Les avaient-ils précédés pour préparer leur arrivée, construire ou réaménager des bâtiments, asseoir leur autorité ? Dans le cas d'une arrivée tardive, comment empochait-on les bénéfices ?
Nulle réponse à ce jour. Arrivés sur l'île, ces moines, il faut bien les loger, les nourrir, les respecter... On estime parfois que, jusqu'au milieu du XIIe siècles, les moines confièrent l'exploitation des terres à des fermiers. Avant de les exploiter eux-mêmes. Mais rien ne vient étayer cette thèse.


Où ?
La seconde grande question qui divise les historiens britanniques, c'est l'emplacement même du prieuré.

Certains pensent qu'il s'élevait au sud-est de l'île, près d'un lieu appelé Turner-Bury. Là, trois parcelles portent le nom de Chappel's park, Abbot's land et Monk's land. Tourner-Bery est un espace quasi-circulaire entouré d'un rempart de terre et d'un fossé.

D'autres encore affirment que notre prieuré, du moins sa ferme, se situait au centre d'Hayling, à Manor-House. C'est sûrement vrai dans la seconde partie de l'occupation jumiégeoise.

Mais le plus souvent, on situe notre prieuré dans le sud de l'île, en un endroit aujourd'hui submergé et toujours connu sous le nom de Church rocks. Bien entendu, un tradition locale affirme que, de temps en temps, en tendant bien l'oreille, on peut entendre les cloches du prieuré englouti. The Phantom church...

On hésite donc sur son emplacement. Quant à la date de sa création, toutes les hypothèses sont envisagées.

Un : le prieuré existait déjà à l'arrivée de Jumièges. Éventuellement placé sous les vocables de Saint-Peter et Saint-Swithun, les deux patrons  de la cathédrale de Winchester.

Deux : les moines héritèrent simplement d'une église primitive qu'ils aménagèrent à leur guise.

Trois: ils construisirent un ensemble monastique de toutes pièces.

Un seul consensus semble se dégager: le nom. L'endroit où résidait les moines de Jumièges s'appelait le prieuré de Tous-les-Saints selon un texte, affirment les Anglais, conservé à la cathédrale de Rouen.

Comme nous le verrons plus loin, on est encore en désaccord sur les raisons de sa destruction. Une majorité penche pour les ravages de la mer. Quelques uns pensent qu'il subit le sort des maisons religieuses voulu par Charles VII. Dans les deux cas, ses matériaux auraient servi à consolider les autres églises de l'île. Voire un nouveau prieuré à Manor-House.

En 1135 meurt Henri Ier. Étienne de Blois lui succède sur le trône d'Angleterre. Va s'ouvrir une période de guerre civile qualifiée d'anarchie. Certains historiens avancent que Jumièges, toujours concurrencée par Winchester, perdit alors son pouvoir sur ses biens anglais et que ses représentants prirent la fuite. Ce que semblent démentir les événements qui suivent...



On construit St Peter's

Toujours debout, deux églises témoignent encore de l'administration jumiégoise: Saint Peter's au nord et Saint Mary's au sud.
Saint Peter's d'abord. La première pierre de l'actuel édifice fut posée vers 1140. Cette maison offrit un lieu de culte aux habitants éloignés de l'église principale, celle du prieuré.  On se dispensa de creuser des fondations si bien qu'il faudra consolider l'édifice au cours des siècles suivants.  Hayling se divisa ainsi en deux paroisses: Norhwood et Southwood avec chacune leur chapelle. Celle du sud deviendra l'église principale lorsque celle du prieuré sera détruite. Saint Peter's est le plus ancien bâtiment d'Hayling. Saint Peter... Comment ne pas voir le clin d'œil à Saint-Pierre de Jumièges.
Près de cette chapelle, dans un champ nommé Towncil field, on retrouvera les fondations d'un vaste bâtiment, des poteries, des pièces de monnaie, des pavements de mosaïque qui nous ramènent à la conquête romaine.




Les ennuis commencent

Nous sommes dans les années 1140. Il n'y a pas un siècle qu'Hayling appartient à Jumièges. Et voilà que les ennuis commencent. Henry de Blois, évêque de Winchester, se saisit soudain d'une partie de l'île. Les moines qui desservent le prieuré sont réduits à une telle indigence que deux d'entre eux finissent par regagner Jumièges les bras au ciel.

On conseilla alors à l'abbé Guillaume d'aller présenter au roi d'Angleterre ses titres de possession. Guillaume refuse. Pensez-donc: cet évêque de Winchester n'est autre que le propre frère du souverain. Non, il y a peut-être mieux à faire. Quand le pape était passé à Rouen, en 1130, Guillaume avait eu l'honneur de le saluer. Rappelons-nous donc à son bon souvenir...

Judicieux! Innocent II tranche: il signe un arrêt pour la restitution d'Hayling à Jumièges. Apprenant cela, l'évêque de Winchester jette le gant. Sinon c'est l'excommunication. Il rappela à Hayling les deux moines qui s'étaient réfugiés en Normandie et finit pas signer une charte où il renonçait à ses prétentions sur Hayling. A jamais... Jumièges s'en tirait en devant s'acquitter de 80 ou 100 marks. Les deux témoins de cet engagement furent le roi Étienne et Théobald, archevêque de Canterbury. Un engagement qui, comme nous le verrons, ne sera pas respecté.

1142: une bulle du pape Eugène III donne le détail des biens de l'abbaye. S'agissant d'Hayling, on nous parle de "la plus grande partie de l'île, avec les églises et dîmes de toute l'îsle." Commentaire des chroniqueurs de Jumièges: "le pape ne fait mention que d'une partie de la seigneurie parce que l'évêque de Winchester étoit revenu sur la cession qu'il en avoit faite, sept ans auparavant, prétendant que l'abbé de Jumièges ne lui avoit pas païé les cent marcs d'argent qu'il lui avoit promis. L'affaire ne fut consommée que quelques temps après, par la décision de Théobald, archevêque de Cantorbéri, qui avoit assisté à l'accord entre les parties."

1154: Henri II succède à Étienne de Blois. Durant la première année de son règne, il accorde à Jumièges le droit de chasse sur l'ensemble de l'île.

1158. Henri II donne un mandat à ses officiers de par tout le royaume: restituer à l'abbaye de Jumieges tous ses membres ayant fui après la mort d'Henri Ier. Autrement dit voici maintenant 23 ans...

1163: un bulle du pape Alexandre III atteste que toute la pêche de l'île d'Hayling appartient aux moines de Jumièges. Avant cette date est estimée la construction d'une seconde église, St Mary, vers le sud, sur le point culminant de l'île, à 20 mètres au dessus du niveau de la mer.

1174:  Henry II confirme encore les droits de Jumièges sur Hayling dans une charte en anglais. Nos moines peuvent notamment transporter librement leur production dans les ports d'Angleterre et de Normandie. Ce qui témoigne de liaisons maritimes fréquentes entre le prieuré et la maison-mère.

1182-3: une bulle du pape Lucius III renomme comme étant propriété de Jumièges certaines possessions de Chewton passées à vie entre les mains d'un fermier.

En 1208, partis de Jumièges, deux religieux sont adressés comme adjoints au prieur de Hayling afin qu'il ne prenne seul les décision engageant sa communauté. Ce principe fut alors appliqué dans nombre de dépendances de l'abbaye.



Une nouvelle église
Entre 1225 et 1275, on reconstruisit l'église de Saint-Mary. Cette chapelle d'aisance allait devenir le lieu central du culte lorsque que le prieuré subira, nous l'avons déjà dit, des inondations.



1241: les moines d'Hayling portent plainte auprès de Gosselin, évêque de Bath-sur-l'Avon, comté de Sommerset. L'objet de leur courroux ? Le pape a pourvu un clerc romain de la cure de Chewtone, Somerset. Et celui-ci revendique la totalité des dîmes au préjudice des patrons naturels que sont les moines d'Hayling. Gosselin n'aime pas les prêtres romains. Ils sont trop nombreux dans le pays, n'entendent pas la langue et du coup négligent le soin des âmes et la prédication. C'est entendu: Hayling percevra la totalité des dîmes ! A condition de verser une pension honnête au desservant et de faire ratifier la chose par Jumièges. Ce qui fut fait le 1er mars 1241 par l'abbé Guillaume et toute la communauté.
Douze ans plus tard, l'évêque de Bath déroge à cet accord. La cure de Chewtone est tenue cette fois par un Anglais. Il lui accorde un tiers des dîmes.

Datant de la même époque, une affaire étrangement similaire nous est rapportée. Elle concerne cette fois Hayling même. A Jumièges, l'abbé l'abbé Robert V d'Etelan n'en croit pas ses oreilles. A l'ombre du prieuré, la cure d'Hayling est soumise à son abbaye. Or, voilà qu'elle vient d'être donnée à un nouvel ecclésiastique séculier. L'évêque de Winchester lui a adjugé la tierce partie des dîmes au lieu de la pension en argent et quelques menues dîmes dont ses prédécesseurs se contentaient. Le sang de l'abbé de fait qu'un tour. Il lui sera facile d'humilier l'évêque en faisant réformer sa sentence par le pape. Pendant le temps qu'il roule ses pensées dans sa tête, on l'avertit que le curé prétend cette fois à toutes les dîmes. Un procès est même lancé. Agissons avec prudence... Robert fit envoyer au prieuré la charte de Guillaume le Conquérant et toutes les pièces nécessaires pour établir ses droits. Il fallut attendre septembre 1254 pour que le pape, Innocent IV, saisi par Robert, demande aux prieurs de Bosgrame et de Welmenstoie de contraindre le curé d'Hayling à renoncer entièrement aux dîmes de sa paroisse. Moyennant une pension honnête...

Encore une autre affaire du même type est inscrite dans l'histoire. Elle concerne à présent l'église de Winterbourne Stoke, diocèse de Salisbury. Nous sommes en 1248. Nos moines de Jumièges font valoir leur droit de représentation dans cette église en  agitant un texte du pape Grégoire. Le souverain pontife de l'époque estima que Jumièges méritait de perdre son bien en raison de sa violence.

Pendant ce temps, la cathédrale de Winchester avait gardé un pied dans le nord de l'île et loua ses biens en 1284 à l'évêque de Pontoise et ses successeurs.

Le prieur en garde-à-vue
En 1294, conséquence de la guerre franco-anglaise, le prieuré est saisi. Le prieur est même mis en garde-à-vue tandis qu'un inventaire des biens est adressé à l'échiquier. Il donne un aperçu du cadre où vivaient nos Jumiégeois. On compte un jardin, un pigeonnier, un moulin à eau, 366 acres, de terre en friche, 10 acres de bois, 100 acres de bergerie, un palefroi, deux ânes... On produit du beurre, du fromage et le nombre de pigeons s'élève à cent. Ces biens, confisqués entre les mains du roi Édouard Ier sont jugés considérables. 12 hides de terre, soit presque le double qu'à la conquête. Elles rapportent 15 livres.
Le prieur fut remis en liberté contre la promesse de sa totale neutralité durant toute la durée du conflit.

En 1304, et durant les dix années qui suivirent, les habitants pétitionnèrent auprès de l'évêque Jean de Pontoise pour que la chapelle du nord soit desservie par un vicaire. Ce dernier, un certain Michael, fut tenu, dès 1317, de venir célébrer la messe dominicale et certaines fêtes du calendrier liturgique. Il devait fournir en outre les livres de messe.


Maison de retraite
Le prieuré d'Hayling fut tenu d'accueillir des pensionnés de la Couronne. En 1319, un certain Oudinus Bruant, hallebardier du roi, fut envoyé ici pour y recevoir le même traitement dont avait bénéficié feu Philip Walrond, sur ordonnance d'Edouard Ier.

En 1325, nouveau conflit avec la France, nouvelle saisie du prieuré d'Hayling. En janvier, une commission fut délivrée aux deux hommes qui, dans le Hampshire, étaient chargés d'avoir l'œil sur les biens étrangers:
Ralph de Bereford et Richard de Westcost. Mais le prieur se présenta lui-même devant les barons de l'échiquier, à Westminster, et tira son épingle du jeu.

Malheureusement, à la même époque, les ravages de la mer anéantirent les dépendances du prieuré
. Bereford et Westcost interrogèrent le prieur le 8 mars sur la véracité de ses déclarations à la Couronne. Le moine répéta sous serment que, depuis 1294, quelque 200 acres de terres arables avaient été détruits par la mer. De même que 80 acres de pâturages. Détruits aussi presque tout le hameau d'East-Stoke et ses terres, une grande partie du hameau de Northwood et les terres appartenant à l'église paroissiale et dont jouissait personnellement le prieur. Sans parler des moulins, des terres à louer...

Peu de temps après, on eut à souffrir de raids maritimes menés par les Français. En 1334, un nouveau pensionné du Roi fait son entrée au prieuré: Simon Bacon.

Dans les années 1330, le prieur d'Hayling accourt à Jumièges. Il vient annoncer que les officiers d'Edouard III, roi d'Angleterre, viennent de confisquer les biens de l'abbaye sur l'île. Et attendent un somme qu'ils estiment être due. La communauté se concerte.  L'abbé Guillaume se résout à confier au prieur l'argent demandé. L'homme repart pour Hayling, accompagné d'un moine de Jumièges. Ils ont avec eux une requête destinée au roi d'Angleterre. On le supplie de défendre les intérêts de l'abbaye à l'exemple de ses ancêtres et de confirmer ses possessions Outre-Manche. Édouard le fit volontiers dans une charte datée de Westminster, du 21 mai 1338, onzième année de son règne...



Le prieuré détruit
La mer continua ses ravages à Hayling. En 1340, des hommes pouvaient témoigner avoir connu l'église principale au centre de l'île en bon état. Aujourd'hui, elle était si profondément submergée qu'un navire de bonne classe pouvait naviguer par dessus. Des textes de 1341 témoignent de la diminution considérable de la valeur du prieuré.

Dès lors, où donc vont loger nos moines. Il est permis de penser qu'ils se replièrent au centre de l'île est un lieu appelé Manor-House. Certains situent ici la ferme du prieuré. Des douves, ou du moins des fossés de traînage, une grange, un colombier datent de l'époque normande. La grange dîmière aurait mesuré 140 pieds de long sur 40 de large. Elle était capable de contenir en hauteur 150 charges de blé en liasse. Ses fondations sont estimées comme appartenant au XIVe siècle. Tout cela aurait été détruit en 1775. En 1777, le duc de Norfolk construisit un château sur le site.

1346: la peste noire ravage en un jour plus de la moitié des habitants. Cette année-là débute l'épiscopat d'Edendon, évêque de Winchester. Il va durer vingt ans. Et c'est sous cet exercice qu'aura lieu la réfection du chœur de Saint Peter's.

12 mars 1349 et 7 février 1350, le patronage les biens de Jumièges passe temporairement entre les mains du roi d'Angleterre tant que dure la guerre avec la France. C'est la règle pour tous les monastères étrangers.

C'est en 1350 que l'on fit fabriquer, à la fonderie Whitechapel dans le Dorset, un jeu de trois cloches pour équiper Saint Peter's church. Cette date figure sur la cloche ténor où est aussi gravée une devise en lettre gothiques : "Sancta (M)aria ora pro nobis."  Ce carillon passe pour le plus ancien d'Angleterre.

En 1366, un conflit interne à l'abbaye de Jumièges nécessita l'arbitrage du prieur d'Hayling. Celui-ci arriva à Rouen le 12 octobre. Le 14, il faisait une déclaration devant notaire selon laquelle, voici soixante ans, les abbé de Jumièges nommaient seuls aux offices claustraux et aux prieurés. Sauf pour la cellererie et les prieurés de Joui et d'Hayling. Là, toute la communauté s'assemblait, du moins les anciens dans l'appartement de l'abbé.

Une pétition des habitants d'Hayling, datée de la seconde année du règne de Richard II, soit 1378, porte sur une demande d'exonération des taxes pesant sur eux. Il est alors dit que dans la quatorzième année du règne précédent, l'église paroissiale, qui se trouvait primitivement au centre de l'île, se retrouva sur la côte, du fait des avancées de la mer et était depuis submergée. En 43 ans, Hayling aurait ainsi perdu quelque 300 acres de terre et chaque vague emportait un nouveau morceau du sol.

Et puis Jumièges, dit la chronique de l'abbaye, se retira un temps d'Hayling. A cause, nous dit-on, "de la haine des Anglois contre la nation française". Se retira, voilà qui n'est pas prouvé formellement. Certains prieurs français furent autorisés à demeurer en Angleterre et soumis à un contrôle sévère quant à leurs relations avec leur maison-mère. On s'acharna particulièrement contre les moines d'Hayling et il semblerait qu'un certain Jean Buket en était le prieur en 1381.

A partir de 1385, les prieurs protestent régulièrement contre l'intrusion des laïcs dans leur administration.

En 1391, l'abbé de Jumièges, Simon du Bosc, obtint du duc de Lancester, venu en France négocier la paix, le rétablissement des droits de Jumièges au prieuré d'Hayling. Trois religieux y furent envoyés pour y rétablir la discipline.

En 1413, les bénéfices étrangers furent encore attaqués par le parlement de Lancester. C'est à cette date que la plupart des historiens anglais arrêtent la présence de Jumièges à Hayling. Or, comme nous allons le voir, la chronique de l'abbaye dément cette affirmation.


L'expulsion
 Le 1er avril 1415, le prieuré d'Hayling ainsi que toutes ses dépendances furent donnés aux Chartreux de Sheen, fondés par Henri V l'année précédente dans le Surrey. L'île nous échappait. Seulement, la clause de cette éviction est que les Chartreux devaient nous fournir en France une terre de pareille valeur. Voire une somme équivalente. L'abbé Simon adressa au roi d'Angleterre Dom Robert de Getteville avec le titre de prieur d'Hayling. Pour toute réponse, le prince invita Getteville à repasser la mer et donna les revenus du prieuré à son maître d'hôtel qui va en jouir jusqu'en 1429. Cette année-là, Thomas de Montagu, comte de Salisbury, ancien protecteur des prieurs d'Hayling, obtint l'île au profit d'un chevalier anglais du nom de Rotenalle, moyennant une pension de 40 marcs, soit 120 écus de France, pour le titulaire. Ce marché concerne aussi les cures de Chewtone et Winterbourne.

A cette époque, l'évêque de Wincherster accorda qu'un chapelain résiderait de jour et de nuit au nord de l'île pour desservir Saint Peter. Aux paroissiens de lui construire un presbytère. Ce qui fut fait. Mais il subira plus tard les effets d'un ouragan et sera abattu.

Wayflete, évêque de Winchester (1447-87), publia sous son épiscopat la dédicace de la chapelle Saint Peter's. Peu de temps après intervint un nouvel accord entre le vicaire de Saint Mary's et les paroissiens de Northwood sur la desserte de la chapelle.


Le retour !
En France, les financiers de l'abbaye de Jumièges ne désarment pas. Ils se tournent vers Pierre de Brézé, sénéchal de Normandie, pour qu'il intervienne auprès du roi d'Angleterre et de son épouse, Marguerite d'Anjou. Brézé demande à Charles VII d'user de son influence. Mais le roi de France meurt. Brézé n'ose actionner Louis XI. Ce dernier le déteste. Alors, ce sont les religieux de Jumièges qui font directement la requête auprès du nouveau roi de France. Ce dernier écrit. Et le 1er octobre 1462, Marguerite d'Anjou demande à Rotenalle de quitter le prieuré d'Hayling. Jumièges retrouve sa possession ainsi que toutes ses dépendances qui rapportent alors 1.200 écus. Dom Renaud Buquet en prend immédiatement possession. Il y demeure huit ans. En 1470, dom Valentin Le Masson lui succède. Valentin Le Masson ! Si ce moine n'est pas natif de Jumièges !... Lui-même fut remplacé en 1475 par un autre religieux de Jumièges nommé par Jacques d'Amboise.

Quand, reine d'Angleterre, Marguerite d'Anjou vint plusieurs jours à Jumièges, elle fut reçue comme une bienfaitrice par Jean de La Chaussée.

A partir de 1485, on accorda le droit d'inhumer à Saint Peter. Mais les religieux normands sont-ils encore maîtres de l'île ? On ne connaît ni la date exacte, ni les conditions de leur départ. L'histoire d'Hayling va désormais se jouer sans eux.

Aujourd'hui...



             

Aujourd'hui, l'île compte plus de 16.000 habitants, un pont qui la relie à l'Angleterre, un ligne de chemin de fer, tous les équipements d'une station balnéaire typiquement "british". Il reste une trace indélébile des liens qui unirent l'île à Jumièges: les armes de la localité comme en témoigne le logo de son jumelage avec Gorron, en Mayenne.

Les armes de Jumièges sont également l'emblème du club nautique. Les footballeurs, les collégiens d'Hayland portent aussi en écusson la croix jaune de saint André et les quatre clefs mais sur fond rouge.


St Peter et St Mary sont les églises les plus anciennes de l'île qui en compte désormais six de toutes obédiences. Celles qui nous intéressent sont vouées au culte anglican. Sur la bannière de St Peter's figurent les armes de Jumièges. On l'explique par un hommage "à la mémoire de nos ancêtres qui ont bâti cette église."
Les armes de la ville d'Havant, située hors de l'île, au nord d'Hayling, s'inspirent elles aussi des armoiries de Jumièges.

"On the dexter side of the banner the coat of arms of Jumièges reminds us of our ancestors who in faith built this church in North Hayling."
Non, on n'a jamais oublié nos moines normands à Hayling. En septembre 2005, John Peterson, l'époux de Ann Leonard, vicaire de Saint Peter's et Saint Mary's et oblate à l'île de Wight, conduisit un groupe d'Anglais à l'abbaye de Jumièges. Retournés à Hayling, ils prêtèrent sûrement une oreille encore plus attentive aux rumeurs de Church roch. Là où sonnent toujours les cloches du vieux prieuré.

Notes


L'hide est une unité de mesure de surface. Elle ne correspond pas à une dimension exacte mais à un taux de rendement. Un hide, généralement compris entre 6 et 12 hectares, est capable d'alimenter un foyer. Dix hides forment un thithing, dix thithings un hundred et la somme des hundreds forme un shire, autrement dit un compté dans l'Anglererre médiévale. On considérait que le propriétaire de cinq hides était tenu de fournir un homme d'armes en période de guerre.


Sources principales


Richard Scott, A topographical and historical account of Hayling island, 1826.
Tim Lambert, A brief history of Hayling island.
Archibald Constable, A history of Hampshire and the isle or Wight, 1903.
William Page,
A history of the coumty of Hampshire, 1908.
Richard Coates
, The place-names of Hayling islands.
Karen Walker, A history of St Peter's church, Hayling island.
Ely Tarlfourd, The antiquities or Hayling island.
Anonyme, Histoire de l'abbaye royale Saint-Pierre de Jumièges, 1760.
Charles Travis Clay, Congrès du XIIIe centenaire de l'abbaye de Jumièges, 1955.
Marjorie Chibnall, idem.
Edouard Perroy, L'Angleterre et le grand schisme d'occident, 1933

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