Par Laurent Quevilly
En février 1928, on retrouve les corps noyés des Pigache. Quant à leurs économies, elles se ont évaporées. Crime de rôdeur ? Les enquêteurs ne seront pas long à établir la vérité...Le drame s'est déroulé un vendredi près des Sablons, hameau situé sur la route de Rouen à Duclair et dépendant de la commune d'Hénouville. Entre cette route et la Seine existent de vastes terrains d'alluvions, prairies grasses coupées de rangées de peupliers et de haies vives. Les fermes y sont peu nombreuses, car il n'est guère d'hiver où l'afflux des eaux du fleuve ne transforme ces terres en marécages. La crue de la Seine les recouvre alors, découpant de grands carrés d'eau autour des bâtiments isolés.
C'est dans une de ces fermes presque inaccessibles, à quelque 1.200 mètres de la route et à environ 500 mètres du fleuve que se porte l'attention de tout le pays...
Un couple de vieux rentiers...
Là, vivaient depuis cinq ans Médéric Pigache, 73 ans, et sa femme, Julia Levreux, petits rentiers, petits propriétaires. Ils logeaient dans l'aile droite d'une construction de briques assez vaste dont la partie gauche est à usage d'étable et de magasin à fourrage.
Leur demeure comprenait un rez-de-chaussée, une salle, une cuisine, une laiterie et un cabinet de débarras. Au premier étage, deux chambres. De vieux meubles la garnissent et dont ils paraissaient fiers, notamment une vieille armoire normande sculptée de la bonne époque, une horloge ancienne et des chaises qui n'étaient pas sans valeur.
Ces vieilles gens semblaient couler des jours paisibles et le bruit de querelles de ménage n'était pas venu aux oreilles des voisins, encore que Mme Pigache passait pour être d'un caractère difficile et avait tout fait pour s aliéner la sympathie des habitants du hameau et sans doute celle de sa famille, laquelle ne comportait point de parents proches.
Si, l'été, le mari, malgré sa cécité croissante, travaillait encore l'hiver, il ne sortait guère, si ce n'est pour s'intéresser aux travaux du voisinage, notamment ces temps derniers à l'abattage des peupliers que son propriétaire, qui s'était réservé la jouissance des terres, avaient vendu à des marchands de bois.
En réalité, les époux Pigache étaient très casaniers, taciturnes même, semblaient éviter toutes les relations avec leurs voisins, ce dont ceux-ci n'avaient d'ailleurs pas d'autres raisons de s'étonner.
La dernière coupe de bois avait été vendue à Senard, charpentier-menuisier avenue du Mont-Riboudet, par le propriétaire, Marcel Lozai, agriculteur demeurant avec sa mère aux Sablons, non loin de la chaussée qui joint la route de Duclair à la maison des Pigache.
D'abord le corps de la femme...
Vendredi matin, vers 10h30, un charretier de Senard chargeait sa voiture de bois, lorsqu'il aperçut dans la partie basse de la prairie à demi inondée qui précède la maison, le corps d'une femme étendue la face contre terre et en partie recouvert d'eau.
Le charretier s'empressa M. Lozai qui travaillait dans la grange. Celui-ci accourut et reconnut avec stupéfaction le cadavre de sa locataire. La mort avait fait son œuvre, il n'était pas question de lui porter secours mais bien de prévenir la gendarmerie.
Lozai se hâta de se rendre chez l'adjoint au maire qui prévint par téléphone les gendarmes de Duclair. Le maréchal-des-logis Grenès et le gendarmes Hipeau se rendirent sur les lieux dès le début de l'après-midi et commencèrent leur enquête.
L'hypothèse du suicide leur vint la première à l'esprit et si le niveau de l'eau, qui baignait l'endroit, était assez bas, on pouvait supposer qu'avec la marée, la profondeur de l'eau avait parfaitement permis un geste de désespoir.
Tandis que l'on transportait le corps de la noyée dans un local dépendant de la ferme Lozai, les gendarmes qui avaient trouvé dans la poche du tablier de la défunte la clef de l'habitation s'efforçaient d'y pénétrer pour avertir le mari de la funèbre découverte.
Ils s'efforcèrent en vain de faire jouer la serrure et, supposant qu'un verrou tenait à l'intérieur la porte close, ils enlevèrent le carreau d'une fenêtre et pénétrèrent dans la maison.
Une découverte étrange
Pigache était absent. Absence fort troublante et qui pouvait faire croire qu'il avait lui aussi mis fin à ses jours. Un moment, l'hypothèse d'un double crime, vraisemblable puisqu'il s'agissait de vieillards isolés et sans défense, fut envisagée.
C'est alors qu'une découverte étrange donna corps à l'hypothèse d'un coup de folie. Sans être brisés, tous les meubles avaient été entaillés à coups de serpe. La magnifique armoire normande avait été mutilée superficiellement en mains endroits. Des encoches se remarquaient au pied de la table, les dossiers des chaises avaient été tailladés. Dans la cuisine, le fourneau économique avait tous ses ronds brisés. Dans le buffet, plus de vaisselle ! En revanche, dans la chambre du premier, là, sur le lit, quatre draps blancs avaient été soigneusement déposés comme s'ils devaient servir de linceuls.
Ce premier et bref examen des lieux terminé, les gendarmes remirent au lendemain leurs recherches tandis que les voisins, émus de cette double disparition continuaient de rechercher Pigache.
Puis le corps du mari
Derrière la maison existe un fossé large et profond de plusieurs mètres qui conduit à la Seine et sert à l'irrigation des eaux. Il est bordé de saules. C'est de ces côtés que se portèrent les recherches les plus actives qui permirent, tout d'abord, de retrouver un sabot qui fut reconnu comme celui du disparu. Alors, on fouilla davantage et vers 11h, Boutard, un fermier, ramenait à la surface de l'eau de cadavre de Médéric Pigache. Le septuagénaire portait à la tête de graves blessures, sept ou hui peut-être, notamment sur le sommet du crâne, à la tempe et à la base du nez. Ces plaies avaient été faites avec un instrument fort tranchant, un couteau plutôt qu'une serpe. La preuve était là : il y avait eu crime !
Boutard parti à vélo vers Duclair, rencontra les gendarmes et revint avec eu. On transporta le cors dans le local où reposé déjà celui de sa femme. Et l'enquête reprit...
Mais ou sont les économies ?
Depuis plusieurs mois déjà, la raison de Mme Pigache semblait s'être altérée. Longtemps, elle avait eu la passion des fleurs et, devant sa porte d'entrée, elle entretenait avec un soin jaloux, un magnifique parterre fleuri. Or, un matin d'automne, on la vit, une serpe à la main, couper net les arbustes et piétiner les fleurs. Alors, coup de folie de Mme Pigache ? Peut-être, mais alors comment expliquer que tout argent a disparu de la maison alors que le couple passait pour avoir des économies ?...
Le cadavre de Médéric porte des blessures qu'il n'aurait pu se porter lui-même. Elle sont superficielles et laissent supposer qu'évanoui, après avoir été frappé à l'improviste, il aura été traîné jusqu'au fossé voisin et sera mort asphyxié par immersion. Des traces de boue, le pantalon de la victime n'en porte pas, mais son séjour dans l'eau explique leur disparition et leur absence n'infirme pas l'hypothèse.
Le Journaliste du Journal de Rouen se rend à la ferme Lozai. L'homme est encore ému de la découverte du corps de sa locataire dans sa prairie. "Rien ne pouvait laisser prévoir un tel drame chez les Pigache. Des gens paisibles, peu communicatifs, elle, certes, pas aimable, mais qui vivaient tranquilles et qui auraient pu être heureux. Le samedi, Mme Pigache venait chercher son pain, mais elle ne parlait à personne. Un individu de passage, dites-vous, aurait pu tuer pour voler ? Non, ce n'est pas possible. Le drame s'est déroulé entre eux. Quand, comment, impossible à savoir. Mais ça fait pas l'ombre d'un doute..."
A Hénouville, on avait aussitôt redouté l'œuvre d'un bandit de grand chemin. Maintenant, on s'interrogeait. Et le capitaine de gendarmerie Laferrière, commandant l'arrondissement, était attendu...
Sous l'œil de Napoléon
Quand arrive Laferrière, Lozai met sa voiture à disposition pour parcourir le chemin inondé sur plusieurs centaines de mètres qui mène à la maison des Pigache. Le capitaine est accompagné des gendarmes de Duclair et du garde-champêtre Chauvin. Pas de traînées sanglantes, pas de trace d'un corps déplacé. Pigache a été vu pour la dernière fois vers 14h. il aura été appelé par sa femme qui se trouvait près du fossé, supposent les enquêteurs. D'un geste brusque, elle l'aurait poussé dans le vide. L'homme, on le sait, était pratiquement aveugle. Mais encore solide. Il aura tenté de se cramponner aux herbes, aux racines de la berge. Alors sa femme l'aura frappé à la tête à l'aide d'un instrument qui reste à découvrir. Cette fois, Pigache lâche prise et coule à pic...
On inspecte encore la maison. La batterie de cuisine brille, soigneusement astiquée. Des éphémérides intactes, des lithographies sous-verre de Napoléon et du duc Reichstadt achèvent la décoration intérieure. Eh oui, nous sommes en 1928. Et l'on trouve encore des partisans de l'Aigle en Normandie. Encore une fois on se penche sur les meubles mutilés. Le buffet a été entaillé sur toutes ses faces, la table porte une cinquantaine d'entailles, la cuisinière est défoncée et inutilisable. Au premier, la chambre conjugale est fort bien tenue et offre l'apparence d'un ordre domestique quasi-méticuleux mais l'armoire normande, meuble de valeur, n'a pas été épargnée et montre de multiples encoches, comme du reste les chaises qui ont été préalablement défoncées. Et puis il y a ces draps, en piles égales, préparés comme des linceuls...
Une trouvaille capitale
Dans un des tiroirs de l'armoire, on trouve plusieurs montres et un porte-monnaie contenant une vingtaine de francs. De valeur mobilière, point. En revanche, les enquêteurs font aujourd'hui une trouvaille capitale. Une reçu signé de Me Gerondeau, le notaire de Jumièges, en date du 31 janvier 1928. Il atteste du dépôt de diverses obligations de la Défense nationale, de livres de Caisses d'Epargne, de cinq pièces d'or de 20 F et de 380 F de pièces d'argent destinées, précise le document, a être vendues à la Banque de France. Le tout représente une valeur d'environ 25.000 F. Ainsi s'explique l'absence de titres dans la maison, ce qui parut d'abord suspect. Le revenu de ces valeurs joint à celui des fermes que possède les Pigache suffit pour vivre au ménage dont la frugalité est proverbiale et qui se nourrir à peut près exclusivement d'une charcuterie à bon marché et de harengs saur.
Une dernière inspection de la prairie voisine fait encore découvrir, ça et là sur les bords du fossé et dans les bas-fonds inondés des débris de verre, de vaisselle. L'arme du crime ne serait-elle pas la suspension de la vieille horloge qui a disparu dans la maison ? L'assèchement des zones inondées le dira peut-être. Unis les Pigache ? Les langues se délient. De fréquentes querelles étaient entendues, sans pour autant dégénérer en échanges de coup. Mais la femme semblait en proie au délire de persécution. Quand on lui prescrivait un traitement, elle refusait qui que ce soit d'aller le quérir à la pharmacie, de peur qu'il soit mélangé à du poison...
Plus aucun doute
Le dimanche, se fut au tour du Parquet de descendre à Hénouville : Turban, le substitut du procureur, Lantrac, juge d'Instruction, Archer, greffier. On inspecte encore minutieusement les lieux. Rien de nouveau. Si ce n'est la saisie deux serpes et d'un hachette qui, manifestement, n'ont pas servi au crime. Médecin-légiste, le docteur Nouel est là aussi, dans la ferme Lozai où les deux corps ont été déposés. La femme est morte par asphyxie, c'est confirmé. Quant aux plaies de son mari, elle n'étaient pas mortelles. Lui aussi est mort noyé. L'absence de sang sur ses vêtements prouve bien qu'il a été frappé une fois tombé dans le fossé. Le permis d'inhumer est délivré. Le juge de Paix de Duclair vient poser les scellés. En attendant de connaître les héritiers.
Laurent QUEVILLY.
Sources
Journal de Rouen des 12, 13 et 14 février 1928