Une bagarre après boire à Boscherville, des blessures, mais une victime qui en réchappe et mettra cela sur le compte de l'alcool. Telle est l'affaire Angrand. Mais les jurés seront-ils aussi cléments ?...

Ouvriers agricoles, Angrand et Coignard travaillaient tous deux à la ferme de M. Danet, à Hénouville. Le mercredi 6 décembre 1882, vers la fin de l'après-midi, ils quittent tous deux l'exploitation. Enguerand porte un fusil de chasse qu'il déposera, chemin faisant, chez un ami en lui recommandant d'en prendre bien garde, attendu que l'arme est chargée pour aller à l'affût.

Après quoi les deux ouvriers agricoles s'attablent dans un café pour y boire une demi-tasse arrosée manifestement plus que de raison. Quand ils sortent de là, Angrand a la crête bien rouge. Alors qu'ils s'en retournaient à la ferme, racontera Coignard, Angrand s'éloigna un peu en avant de lui pour se porter sur le côté de la route. Comme Coignard le rejoint, l'autre s'élance sur lui, un couteau ouvert à la main :

— Je vais te tuer !

Coignard réussit à parer le coup et maîtriser le furieux Tous deux roulent dans le fossé. A ce moment vient à passer une voiture. Finaud, Angrand hurle :

— A l'assassin ! A l'assassin !

Mais Coignard a reconnu le conducteur et le prie de venir constater qu'Angrand n'a reçu aucune blessure. Ce qui ma foi est vrai.
La voiture étant partie, Angrand se calme et Coignard lui propose de rentrer tranquillement à la ferme.

— Non, laisse-moi, je veux mourir ici !

Voyant qu'il ne tirerait rien de son compagnon aviné, Coignard s'en va. Peu de temps après, il entend quelqu'un s'approcher de lui en courant. Il se retourne et reconnaît aussitôt Angrand, armé de son fusil qui, sans crier gare tire, à bout portant. Coignard est à terre. Des plombs dans la cuisse, au bras. L'autre s'élance sur lui et le frappe à coups de crosse sur la tête jusqu'à lui faire perdre connaissance.

Revenu à lui Coignard parvint à se traîner jusqu'à l'écurie où il avait l'habitude de dormir. C'est là qu'on le retrouva le lendemain matin. Le Dr Gombert vint de Duclair pour examiner la victime. Mais il jugea Coignard trop faible pour procéder à l'extraction des plombs. En revanche, sa vie ne lui parut pas en danger. Quant au meurtrier, il disparut dans la nature.


Quelques jours plus tard, il fut arrêté à Maromme et déféré au parquet de Rouen.



Le procès


Début févier 1883 a lieu le procès d'Alexandre-Alfred Angrand, appelé dans un premier temps Enguerand poar le Journal de Rouen. Et comme à l'accoutumée, la relation des faits diffère alors du compte-rendu à chaud. Au tribunal, on apprend que Angrand a rencontré Coignard, "une connaissance", dans une auberge de Boscherville. Vers sept heures du soir, ils quittent l'estaminet pour regagner Hénouville. Sortis du village, Angrand se met soudain à marcher en avant en accélérant le pas si bien qu'il distance son compagnon. Puis il revient vers lui, tenant un couteau ouvert. Effrayé, Coignard repousse son agresseur et une lutte s'engage. Coignard finit par se rendre maître de son adversaire qui hurlait alors, quoi que n'étant point blessé comme purent le constater des témoins. Comme il restait couché au sol et refusait de se relever, Coignard le laissa à son sort et reprit sa marche vers Hénouville. C'est alors qu'Augrand se releva et courut à l'auberge de Boscherville où il avait laissé son fusil pendu au ratelier. Il ne l'avait donc pas confié à un ami ? Toujours est-il qu'il s'élance à la poursuite de Coignard en criant "Il faut que je le tue !" Lorsqu'il le rattrape, Angrand tire un coup de fusil dans la cuisse droite du malheureux puis se précipite sur lui en lui assénant des coups de crosse sur la tête.
Coignard se traîna péniblement jusqu'à la demeure de son maître et de là fut transporté à l'Hôtel-Dieu.


Au tribunal, les débats ne portent pas sur ces faits, ils sont avérés et même avoués. Non, on s'interroge sur l'état dans lequel se trouvait l'accusé. L'acte d'accusation soutient que Angrand, déjà plusieurs fois condamné, a prémédité son crime et jouissait de toute sa raison. C'est ce que prétend M. Chanoine, substitut du procureur général occupant le siège du ministère public. Défendu par Me Allais, Angrand, au contraire, jure qu'il était ivre. Entendu, Coignard, complètement remis de ses blessures, confirme : il attribue l'attitude de son agresseur à l'alcool mais aussi la surexcitation venant de la lecture d'un feuilleton où il était question d'une scène de duel.
On entendra aussi le docteur Cerné, qui a constaté les blessures de la victime. Plus question du Dr Gombert, de Duclair. On délibère. Le jury est convaincu de la culpabilité d'Angrand. Mais il écarte la préméditation, circonstance aggravante. On se demande alors quel aurait été le verdict car Angrand est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Ce qui pour beaucoup équivaut à la mort, tant les conditions de captivité au bagne sont effroyables.

NB : Angrand était né le 8 octobre 1853 à Hénouville, de Michel Sever Angrand, domestique, journalier, pêcheur en Seine à l'occasion et de Félicité Demeillers, journalière elle aussi mais aussi couturière, décédée depuis vingt ans au moment des faits.