Par Laurent Quevilly &
Jean-Yves Marchand
Est-ce par ricochet que l'éclat de soupière a percuté la tempe de la victime ? Si on ne sait qui est le coupable, on connaît au moins le complice : l'alcool...
Native de Guerbaville, Marie Savalle était poursuivie par la malchance. Elle avait épousé un pêcheur de Grumesnil, Ismaël Broche. Le couple était établi en 1894 à Artins, dans le Loir-et-Cher. Quand le mari rendit l'âme, à 33 ans. Le décès fut constaté à l'auberge du Plat d'étain tenue par le sieur Camélien Callu.



De retour au pays, Marie Savalle se met en ménage vers 1912, à 54 ans, avec un journalier, Célestin Savoye, de un an son cadet.
Célestin Savoye est né en 1860 de père inconnu. Native du Trait, journalière, sa mère, Félicité Bérénice Savoye, accoucha à 34 ans à Saint-Nicolas-de-la-Taille, au domicile de son frère. En 1912, avant de s'installer chez sa maîtresse à Heurteauville, Savoye est encore domestique chez Jules Bocquet, à Notre-Dame-de-Bliquetuit. Le 20 juillet, son maître l'envoie faire les foins sur les alluvions de la commune. Ce dont il s'acquitte consciencieusement jusqu'au soir.  Il rentrait à la ferme lorsqu'il aperçoit la voiture d'un autre cultivateur de sa connaissance, le sieur Pierre Alphonse. Courte conversation, Savoye grimpe dans la voiture, Alphonse lui proposant de le ramener chez Bocquet. Puis finalement de dîner avec lui. Les deux hommes passent la soirée ensemble. Vers 11h et demie, Savoye prend congé.

Le lendemain matin, Alphonse court chez Bocquet. Il a, dit-il, découvert Savoye baignant dans son sang sous le hangar de la ferme. Il râlait, paraissait souffrir le martyr. Bocquet vient constater l'état inquiétant de son domestique et se précipite à la gendarmerie de La Mailleraye. Alerté, le Dr Chivé arrive aussi auprès du blessé. Transporté dans la maison d'Alphonse, Savoye recouvre quelque peu ses sens. Chivé le pense avec soin et dénombre pas moins de 25 blessures. A la tête, aux mains, dans le dos, sur la poitrine... Sans doute des coups de couteaux. Le poumon droit est atteint et fait craindre pour la vie de Savoye. Le médecin ordonne son transfert immédiat à l'hôpital de Caudebec.
Les gendarmes ayant prévenu le parquet d'Yvetot, le procureur et un juge d'instruction sont sur place dans l'après-midi. Interrogé avec ménagement, Savoye répond qu'il a été attaqué par plusieurs inconnus, ou du moins des individus qu'il na pas reconnu. L'état de faiblesse de la victime coupe court à l'interrogatoire. Le rédacteur du Journal de Rouen conclut : "On a dans le pays des soupçons que nous ne pouvons préciser avant de connaître les résultats de l'enquête et surtout les déclarations précises que ne manquera pas de faire M. Savoye si, comme tout le monde le souhaite, son état s'améliore."

On en sait un peu plus le lendemain. Alphonse avait reconduit Savoye jusqu'au milieu de la cour et ayant entendu la barrière se fermer, il en avait conclu que le journalier avait quitté la ferme. "Aussi ne fut-il pas peu surpris de le retrouver dimanche matin sous sa charreterie. A quelques mètres de cette charreterie, on a trouvé une large mare de sang. C'est très probablement à cet endroit que l'agression a eu lieu.
Une voisine a entendu vers une heure du matin des cris plaintifs parmi lesquels elle distingué ces mots : "Ah! mon Dieu ! Ah mon Dieu !" Le chien de M. Alphonse n'a pas aboyé. Interrogé par les magistrats, Savoye a d'abord déclaré qu'à sa sa sortie de chez M. Alphonse, il avait été attaqué par trois individus, puis il a dit ne plus se souvenir de ce qui s'était passé".
Trois semaines se passent, Savoye est maintenant tiré d'affaire. Lorsqu'il quitte l'hôpital de Caudebec, il se rend à la gendarmerie de La Mailleraye où, devant le brigadier, il lance les accusations les plus graves contre Alphonse. Il déroule à nouveau la soirée tragique. La rencontre avec le cultivateur, le souper chez lui, mais entre les deux, il y eut plusieurs stations dans les cafés. "Après avoir dîné chez Alphonse, je l'ai quitté sur le seuil de sa porte. Y faisait très noir. Comme j'arrivais à la barrière, j'ai reçu au-dessus de l'œil droit un coup violent qui m'a fait tomber. Dans cette position, mon agresseur m'a porté un coup de couteau. J'ai pas vu l'homme qui m'a frappé. Mais j'affirme que c'est Alphonse. Dans la nuit, il est venu me voir et m'a demandé ce que je faisais là, et il a ajouté : je vais vous donner un goutte, ça vous remettra ! Puis il m'a donné un peu d'eau-de-vie à boire. Ensuite, il m'a traîné sous la charreterie. Je j'ai parfaitement reconnu."
L'enquête rebondit, il faut vérifier les dires de Savoye. Une dizaine de jours plus tard, les deux hommes sont entendus tout à tour par juge d'instruction Barberet. Savoye maintient ses accusations. Si, au début de l'enquête, il a déclaré avoir été attaqué par trois ou quatre individus, c'est que ses idées n'étaient pas alors bien nettes. Alphonse se défend avec énergie. Il s'est couché à 11 h du soir et ne s'est relevé qu'à 4 h du matin. Non, il ne s'est pas rendu auprès de Savoye pour lui donner à boire. Confrontés, les deux hommes ne changent pas la face des choses. L'instruction continue. Elle aboutira, le 13 décembre 1912, à la condamnation d'Alphonse à trois ans de prison, 16 F d'amende pour coups et blessures. Cassé de son grade caporal, on le rappellera durant la Grande guerre mais il sera détaché au bout d'un an et demi de campagne contre l'Allemagne pour retourner à ses travaux agricoles.

Savoye, voilà donc l'homme avec Marie Savalle, veuve d'Ismaël Broche, se met en ménage.
Et puis la guerre éclate. Marie a la douleur de perdre son fils, la-bas au front, en 1915. Il est "Mort pour la France" le 2 septembre sur le champ de bataille de Saint-Hilaire-le-Grand des suites d'une blessure de guerre. "La constatation du décès, écrira le lieutenant Poirier, du 3e régiment de marche des Zouaves, n'a pu être faite en raison des circonstances de combat." Les témoins de la mort furent en tout cas le chef de musique Granger et le musicien Placé. Le maire d'Heurteauville, Charles Guérin, recevra l'avis de décès. Quand la paix reviendra, il fera graver le nom de Broche parmi les cinq Heurteauvillais morts pour la France..

Mercredi 30 août 1916. voilà maintenant trois ans et demi que Marie Savalle, vit avec  Savoye. L'alcool coule à flot dans cette maison, et les coups pleuvent. Ce soir-là, Marie Savalle se saisit d'une soupière en grès, posée sur le sol et la lance vers son compagnon. Savoye est alors sur le pas de la porte. Pour esquiver le coup, il referme précipitamment. La vaisselle éclate en mille morceaux. Puis Savoye rentre dans la maison. Il se serait alors saisi d'un éclat qu'il aurait lancé vers sa compagne. Blessée au front, elle vacille, cherche à s'asseoir sur une chaise. Mais cette chaise, c'est bien le seul meuble que possède Savoye sous ce toit. Alors il lui interdit de s'en servir. Elle alla s'affaisser ailleurs. Trois heures plus tard, elle était morte. Hémorragie cérébrale. Deux voisins iront déclarer le décès en mairie à Charles Guérin : Hippolyte Durosay, le garde-champêtre est Louis Gontier, tous deux quinquagénaires.

Le Parquet de Rouen se transporte à Heurteauville tandis que la gendarmerie de La Mailleraye a déjà ouvert l'enquête. Son brigadier est un Poilu revenu du front où il s'est battu 19 mois. La version de Savoye est invariable. Ce sont des éclats de grès qui, par ricochets, sont allés blesser la Savalle au dessus de l'œil droit après qu'il ait rabattu la porte. Marie serait donc victime de sa propre violence. Mais comment diable un éclat a-t-il pu rebondir assez fort pour percuter mortellement une cible située à trois mètres de la porte ! Mais Savoye persiste, y compris quand on le confronte avec le cadavre de sa compagne. Des herbages voisins, trois témoins ont tout entendu. Ils répètent aux magistrats ce qu'ils ont déjà dit aux gendarmes. Pendant ce temps, le Dr Sorreau, de Duclair, débute l'autopsie de Marie.
Jean Lacomblez, le juge d'instruction, ordonne l'arrestation de Savoye. On le conduira à Rouen. La nuit portant conseil, Savoye va reconnaître l'incohérence de ses premières déclarations. Oui, c'est bien lui qui a ramassé un éclat de soupière pour le jeter sur Marie qui était à deux ou trois mètres de lui.

Ou dit Savoie plusieurs fois condamné pour coups, recel de vol, ivresse en récidive. Plusieurs fois, il a été mêlé à des rixes. Celle de Bliquetuit, rappelle-t-on, avait failli lui coûter la vie.

Le 2 septembre 1916, Savoye est conduit à la maison d'arrêt par le gendarme Legendre, de Rouen. Le 18 octobre, il est condamné en correctionnelle à une peine de trois mois d'emprisonnement pour coups et blessures. Trois mois !... Le 2 décembre, il était libre. Savoye se retira à La Mailleraye et mourut dix ans après les faits à l'hospice de Caudebec.

SOURCE

Registre d'écrou, fiche matricule, articles numérisé par Jean-Yves Marchand.
Journal de Rouen, Le Petit Parisien consultés par Laurent Quevilly
Savoye ne figure pas sur la liste électorale d'Heurteauville en 1913.








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