Par Laurent Quevilly
1er septembre 1891. Un coup de feu claque sur le chemin de halage, à Heurteauville. Une soirée trop arrosée vient de se terminer tragiquement. L'affaire fit grand bruit. Et son dénouement pose question...
Trop de cidre, une dispute futile au café Cleret et Louis-Médéric Villefroy, un charron de 67 ans, devient un assassin. C'est à travers la presse que vous allons revivre cette soirée tragique et ses lendemains. Une presse qui oscille entre consternation, jugement moral et fascination morbide. L’émoi d'Heurteauville est palpable, et l’article reflète une volonté de transmettre l’horreur d’un acte aussi brutal dans un cadre rural paisible tout en soulignant l’effet destructeur de l’ivresse.

Journal de Rouen
du 3 septembre 1891

Le petit village d'Heurteauville, situé dans l'un des sites les plus charmants des bords de la Seine, à peu de distance de Guerbaville-la-Mailleraye, est tout en émoi depuis hier. Un crime y a été commis, un crime que l'état d'ébriété dans lequel se trouvait le meurtrier peut seul expliquer : c'est en effet à la suite d'une discussion sur un motif des plus futiles que la victime a été frappée mortellement.

Voici, du reste, dans quelles circonstances s'est produit ce malheureux événement, qui faisait hier l'objet des conversations de tous les habitants de Heurteauville et des environs.


Synthèse Journal de Rouen du 3 septembre / Pilote du 5 

Au café Cleret

Avant-hier, vers neuf heures du soir, revenant du marché de Duclair, le nommé Villefroy, dit Cabut, âgé de soixante-sept ans, charron, demeurant à Bliquetuit, se trouvait au café Cleret, à Heurteauville, en compagnie de M. Albert Deconihout, de la femme de celui-ci, des nommés Alexandre Varin et Campion, de Heurteauville.

Villefroy voulait du café mais le feu étant éteint, Cléret refusa d'en faire. Alors on entama des bouteilles de cidre lorsque survint un voisin, Pierre-Antoine Bocquier, journalier, âgé d'une quarantaine d'années, qui arrivait de Duclair. Un habitué de café.
Le café Cléret se situait à mi-chemin des passages du Trait et d'Yainville. Né à Vieux-Port en 1843, Gustave Ernest Cléret en était le débitant. Lui succédera son fils en 1903 puis M. Legendre en 1921. Témoins du crime, Alexandre Varin était agriculteur, Albert Deconihout un vieux journalier.
Bocquier acheta un cervelas puis s'attabla avec les autres. A huit heure et demi, il se leva.
— Reste, lui dit Villefroy, je te paye un pot de cidre.
Et les deux hommes se mirent à jouer aux dominos. Cependant, l'alcool commençait à produire ses effets. Les conversations s'animèrent, les joueurs se cherchaient chicane et des propos très vifs furent échantés de part et d'autre. Villefroy traitait Bocquier de voleur et ce dernier répondait par une provocation à la lutte.
Cléret intervint à plusieurs reprises et finit par déclarer aux buveurs qu'il devait fermer son café. Villefroy demanda encore du café. Mon feu est mort, répéta la femme Cléret.
– Donnez-moi pour sept sous de café moulu et deux sous de sucre, nous irons le faire chez la cousine Deconihout.
 
Provisions faites, tout le monde sortit donc du café. Deconihout alla reconduire Campion au Trait tandis que Villefroy, Bocquier et Varin accompagnaient la femme Deconihout.




Il sort un pistolet


Villefroy et Bocquier marchaient un peu arrière; tous deux que des libations répétées au cours de la journée avaient sensiblement échauffés, parlaient haut ; ils étaient alors les meilleurs amis du monde. Le sujet de la conversation roulait sur le beau-père de Deconihout, M. Duvivier, qui avait perdu une certaine somme d'argent confiée à un banquier du pays tombé, il y a quelque temps déjà, en déconfiture. A un moment donné, Bocquier qui n'avait une idée très nette de ce qu'il entendait, crut comprendre que Villefroy lui reprochait d'avoir, lui aussi, gaspillé son bien; une querelle s'éleva entre les deux hommes, et Bocquier, saisissant le vieillard à la gorge, le renversa à terre dans le fossé en le frappant à coups de poing.

Au cris poussé par la victime, Alexandre Varin qui marchait devant accourut et fit lâcher prise à l'agresseur, en lui faisait comprendre ce qu'avait d'odieux sa conduite. Ils se relevèrent donc l'un et l'autre, Pierre Bocquier ramassa la casquette de Villefroy et la lui plaça sur la tête. Alors, rendu plus firieux encore, Villefroyil sortit de sous son paletot un pistolet chargé qui ne le quitte jamais et, s'avançant vers Bocquier, il le lui déchargea en pleine poitrine.

Je me tuerai demain

Frappé mortellement au cœur, le malheureux Bocquier poussa un cri et tomba foudroyé. Épouvanté du crime qu'il venait de commettre, Villefroy jeta son arme à la Seine et s'écria :

— Eh bien ! puisqu'il est mort, je me tuerai demain !

Et il s'en fut tranquillement chez lui, sans se préoccuper autrement de sa victime.

Cependant, au cri poussé par Bocquier, on été accouru sur le lieu du crime. La victime gisait sur le milieu du chemin, dans la boue. Ses mains étaient crispées, son visage contracté, son pantalon avait été déchiré dans la lutte.

Le cadavre du malheureux Bocquier, resta sur le bord du chemin de halage pendant toute la nuit, et ne fut porté que le lendemain, vers midi, dans la petite maison couverte de paille qu'il habitait dans un enclos sur les bords du fleuve.

Prévenu aussitôt, le maire d'Heurteauville avertit le juge de paix de Duclair, qui est arrivé hier, vers dix heures du matin, sur le lieu du crime, accompagné de M. le docteur Allard de Duclair et du capitaine de gendarmerie d'Yvetot. Pendant que M. le docteur Allard l'examinait, le juge de paix informait le parquet de Rouen.

MM. Lance, juge d'instruction; Méret, substitut, chargés de procéder à l'enquête, et M. le docteur Cerné, médecin du parquet, se rendirent aussitôt à Heurteauville, où ils sont arrivés vers deux heures de l'après-midi. Le Dr Cerné a retrouvé la balle qui, après avoir traversé le cœur, avait été se loger dans l'omoplate.

Il se mit alors à pleurer

La gendarmerie de Duclair qui avait été prévenue était arrivée dès le matin sur le lieu du crime pour commencer ses recherches. Elles ne devaient pas tarder à aboutir. On connaissait, en effet, le coupable, et l'on pouvait suivre la trace de ses pas marqués dans la boue du chemin.
Prévenue à trois heures du matin, la gendarmerie de Guerbaville s'est rendue immédiatement à Heurteauville et, après une enquête minutieuse, est revenue à Notre-Dame-de-Bliquetuit, et à sept heures et demie, elle procédait à l'attestation de Louis-Médéric Villefroy, dit Cabut, qui se trouvait dans un champ, non loin de son domicile. Celui-ci a manifesté un peu de repentir de sa mauvaise action en disant aux gendarmes : "Je vous attendais ce matin, j'ai changé de chemise pour cela, j'allais manger ma soupe puis charger mon fusil et me tuer."
Cabut portait constamment sur lui un pistolet chargé. On le redoutait dans le pays et dans les envions à cause de son caractère querelleur et bien des personnes ont failli être victimes de ce triste individu qui, à propos des motifs les plus futiles, était toujours disposé à faire usage de l'arme à feu qu'il avait sans cesse sur lui.
Lorsque Villefroy fut amené à Heurteauville et confronté avec sa victime en présence des magistrats, il se mit alors à pleurer. Il reconnut les faits qui lui étaient reprochés disant qu'il avait agi dans un moment de colère et qu'il regrettait bien sa conduite.

Le juge d'instruction entendit ensuite les témoins de la scène, Alexandre Varin et les époux Deconihout qui racontèrent les faits tels que nous venons de les rapporter.

L'arme dont Villefroy s'est servi est un petit pistolet d'un ancien modèle, dont il ne se séparait jamais. Parcourant de jour et de nuit la forêt, où il se fournissait gratis du bois nécessaire pour son métier de charron, il en avait, disait-il, besoin pour sa défense.


Charron à coup de serpe

Les renseignements fournis sur Villefroy ne lui sont pas très favorables. Il travaille peu; c'est comme on dit dans le pays "un charron à coup de serpe" ; il va dans les forêts chercher du bois avec lequel il fabrique des échelles et des brouettes qu'il vend aux marchés de Caudebec et de Duclair ainsi que dans les foires environnantes.
On dit même qu'il passe toutes les nuits hors de chez lui et est d'une adresse remarquable pour se procurer du gibier. Toujours est-il que, sous prétexte de se garantir du froid et de la pluie, il porte sur lui plusieurs tricots et qu'à sa ceinture il a constamment un pistolet chargé.

Villefroy qui, nous l'avons déjà dit, est âgé de soixante-sept ans, a encore son père, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. On comprend la douleur de ce vieillard, qui est des plus honorables, en apprenant l'arrestation de son fils. Le meurtrier a été écroué à la prison Bonne-Nouvelle de Rouen.

Il sera entendu dans l'après-midi par le juge d'instruction, ainsi que les différents témoins de l'affaire, qui ont été invités à se rendre aujourd'hui à Rouen.

Ce qui rend plus triste encore cette affaire, c'est que Villefroy comme Pierre Bocquier sont d'une famille qui jouit dans le pays d'une bonne réputation. Pierre Bocquier était âgé de quarante-quatre ans, il vivait séparé de sa femme et depuis longtemps déjà avait dissipé son avoir.



Journal de Rouen
du 4 septembre 1891.

Ainsi que nous le disions dans notre précédent numéro, M. Lance, Juge d'instruction, a entendu les différents témoins de cette affaire qui avaient été invités à comparaître, notamment MM Deconihout et Alexandre Varin. Ces témoins n'ont pu que répéter au juge les déclarations qu'ils avaient faites la veille.

Villefroy, arrivé le matin à Rouen, amené par les gendarmes de la Mailleraye, a été conduit dans l'après-midi au Palais-de-Justice et a été également entendu par M. Lance. Le meurtrier a persisté dans les aveux qu'il avait faits, mettant toujours sa conduite sur le compte de la colère qu'il avait ressentie à la suite de l'agression de Bocquier. Il a été ramené ensuite à la prison Bonne-Nouvelle, où il a été écroué.


Chargée par des enfants

 Au cours de son interrogatoire, Villefroy a déclaré qu'au moment où il a tiré, il ne croyait pas son pistolet chargé, et que cette arme avait dû être chargée par des enfants au moment des Rois. Bien que M. Lance lui fit remarquer l'invraisemblance de son dire, il ne l'a pas moins maintenu. "Il prétend toujours, ajoutera le Journal de Duclair, qu'il a jeté son pistolet dans la Seine mais il ne peut préciser la place à deux cents mètres près (...) Il affirme qu'il voulait tirer en l'air et pourtant il a tué Bocquier à bout portant. Les témoins du meurtre raconte que Villefroy aurait dit, en voyant tomber sa victime, N'ayez pas peur, il n'est pas mort, le pistolet était chargé à blanc. Comme on le voit, l'acusé se contredit dans ses réponses. Une perquisition a été opérée à son domicile, à Notre-Dame-de-Bliquetuit. On a retrouvé sous la couverture en chaume un pistolet que l'on croit être celui qui a servi à commettre le crime. On a saisi des morceaux de plomb qui devaient servir au meurtrier pour charger son pistolet qu'il a reconnu porter toujours sur lui pour se défendre s'il était buté, quand il allait le soir dans la forêt. On examinera si les petits morceaux de plomb ressemblent à celui retrouvé dans le cadavre de Bocquier. Villefroy continue de faire preuve du plus grand repentir."

L'enquête de cette affaire sera, on le voit, rapidement terminée, conclut quant à lui le Journal de Rouen. et Villefroy pourra comparaître prochainement devant ses juges.

ÉPILOGUE


Cette affaire fut reprise par foule de journaux, jusqu' au niveau national. Louis Médéric Villefroy fut incarcéré le 4 septembre 1891. Que nous dit de lui le registre des écrous ? Qu'il est né à Guerbaville le 31 août 1824 de Louis et Magdeleine Levitre. Vieille famille dans la paroisse... Villefroy est illettré et se déclare de religion catholique. Il a la barbe, les cheveux et les sourcils gris, le menton large, la bouche moyenne, le nez fort les traits pleins. Son teint est coloré et il a les yeux gris bleu.

Mais l'acte nous apprend surtout cette chose: Villefroy est décédé le 27 septembre 1891. Oui, 23 jours après son emprisonnement !

Nous vous laissons imaginer les causes de sa mort...

Laurent QUEVILLY.
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SOURCE


Recherches aux Archives départementales: Josiane et Jean-Yves. Marchand.





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