En 1838, à la une du journal La Presse, Francis Wey publia un article en trempant sa plume dans le vitriol. Critique d'art fraîchement sorti de l'école des chartes, le jeune ami de Nodier et d'Hugo brosse un portrait bien injuste de Casimir Caumont, alors conservateur des ruines de l'abbaye de Jumièges. Mais avec sa fougue romantique, ce document reste précieux quant à l'état des lieux...

Quand on pénètre par Yainville dans la plus étranglée des cinq presqu'îles formées par laSeine, entre Bapaume et Quillebœuf, on aperçoit de loin, dans les fonds du paysage, desmassifs d'arbres qui descendent en pente douce jusqu'à la rivière, derrière laquelle sontdentelées des crètes à demi boisées que parsèment des masures blanches. Des vapeurslaiteuses coupent les cimes des chênes et des fruitiers du second plan, et la fumée quiproduit ces teintes fait deviner l'approche d'un village dont on ne tarde pas à découvrirl'église modestement laide et lourdement accroupie sur une vaste prée.

Dès les premières maisons de ce village, on s'arrête étonné de voir ces bâtisses pauvres,revêtues de chaumes et à demi ruinées, montrant ça et là parmi les moellons de leursmurailles, des fragments de chapiteaux gothiques, des jambes, des bras de statuesmutilées, encastrés dans le plâtre avec profusion. Partout la pierre brute est mêlée auxpierres qui ont vécu, et il en résulte un mouvement étrange et désordonné.

Si l'on franchit le seuil, on trouve encore à l'intérieur, ce spectacle singulier. Un écussonrongé orne le manteau de la cheminée et une lame tumulaire laisse deviner ses inscriptions à la lueur du foyer.

La carrière enchantée
Plus on approche du centre du village, plus les ruines sont entassées. Des pans de mursoù se devinent encore des ogives masquées, servent d'appui à des fermes, le bout d'unclocheton à demi enterré termine la clôture, et deux massifs chapiteaux historiés portentle soliveau de chêne qui couronne une fenêtre basse, voilée de plantes grimpantes.

Plus loin, les eaux d'une cuisine s'échappent au dehors par les naseaux d'une gargouille et de grands abbés mitrés et barbus en pierre grise, couchés sur l'herbe comme des troncsd'arbre, servent de première marche à l'escalier d'un pâtre. Et quand on jette les yeux surles champs ou sur les prairies, sur les clos, les vergers du voisinage, on reconnaît qu'ils'y trouve peu de cailloux dont le martel ou le ciseau n'aient modifié la forme.

Tandis qu'on cherche avec stupeur la carrière enchantée d'où tant de matériaux ont puêtre extraits tout ciselés par des artistes inconnus; tandis qu'on interroge cette terre oùpar une triste féerie, les pierres à bâtir se trouvent à la fois à l'état de statues,d'ornements, et à l'état de ruines, on aperçoit soudain trois immenses crètesd'architecture romane se dresser blafardes et percées à jour, par-dessus les têtes desgros arbres bruns qui les environnent.

Ce sont les deux clochers de l'église de la Vierge de Jumièges, et la troisième pointe située à l'autre bout de la nef qui, sur ses bas-côtés, porte une forêt d'arbustes, la troisième pointe est le dernier des quatre pans de murs de la lanterne sur lequel on distingue, entre les nuages et les nids des hiboux, des restes d'anciennes peintures dont les ocres ont seules gardé leur couleur.

Toute la rue parallèle à la façade de cette église est formée par une ligne de bâtiments claustraux, et si l'on pénètre dans l'enclos du monastère par le fond du jardin, on sent des aspérités sous ses pas et l'examen fait retrouver des fondations de bâtiments sous le gazon des vergers et parmi les coquelicots des champs.

 Les pierres de ces monuments lancées au hasard ont couvert plusieurs arpens, et depuis
lors, elles se sont rejointes en maisonnettes, car les paysans rencontrant ces débris sous la main ont oublié le chemin des carrières.

Malgré l'étendue des ruines dont il ne reste que le plan au niveau du sol, celles qui s'élèvent dans l'air sont plus vastes encore. Au pied de la maitresse-église bâtie au onzième siècle, il en est une autre sous l'invocation de saint Pierre. C'est dans cette dernière, reconstruite pour la troisième fois au commencement du quinzième siècle, que se trouvait le tombeau des Enervés, soi-disant fils de Clovis II, lequel, étant mort à vingt deux ans, n'a pu avoir des enfants en âge de se révolter contre lui.

Une galerie sarrazine, la plus romanesque du monde, communique d'un temple à l'autre, et celui de saint Pierre aboutit par les ruines de la salle Capitulaire, à l'un des quatre angles du cloître dont le surplus est anéanti.

Tout le chœur de l'église de la Vierge, dont les nefs romanes sont assez analogues à celles de saint Georges de Bocherville, était gothique; il en reste encore deux énormes arcades bien élancées, et dont les colonnettes se groupent avec la légèreté et la solidité qui s'alliaient encore, au quatorzième siècle.

L'ensemble de ces constructions, où quatre styles sont échelonnés, est très saisissant, et la multitude de lignes çà et là brisées qui s'y croisent est d'un pittoresque incroyable.


La dépouille d'un abbé

Cependant les divers plans de cette masse d'un gris blanc et uniforme se confondraient entre eux, si des herbes parasites n'accentuaient les lignes et ne faisaient fond aux premiers aspects en teintant les lointains; des caves solides et profondes reçoivent un jour bas et verdâtre par un larmier perdu dans un coin du jardin, et l'on voit encore, sous le rayon de lumière qui descend aux souterrains un cercueil fort ancien recouvert d'une simple vitre, au travers de laquelle on peut examiner la dépouille mortelle d'un abbé de Jumièges crossé et mitré.

Ces restes ont huit siècles (ils sont de 1045); le bois de la crosse et la plupart des os sont pulvérisés. Sur ceux qui résistent encore, un picotage très serré de petits trous régulièrement vermiculés, annonce la prochaine dissolution de cette friable substance le long de ces calcaires qui ont vécu se traînent des veinures rougeâtres; une poudre du même rouge se mêle aux cendres qui furent la tête, et des fils roux, ternes et cendrés mêlés à cette poussière, sont les vestiges des cheveux. Ces teintes ferrugineuses sont les dernières à se perdre; la mort les aime et les respecte, soit dans les dépouilles humaines, soit dans celles de l'art, et les ocres sont encore vides sur les tableaux et dans les tombes, que déjà, le bois ou les ossements sont décomposés jusqu'au cœur. La crosse de l'abbé est terminée en tête de serpent, le métal est recouvcrt d'un oxide vert moucheté de blanc, et l'encolure de la couleuvre est encore pailletée de vestiges de dorures qui ne rendent plus à la lumière ses reflets. Et tout le long de cette traînée de poussière, qui indique les places des membres, des lambeaux d'étoffes montrent encore leur tissu desséché et entremêlé de filigranes d'argent. Les tibias se perdent dans les tiges de deux énormes bottes en cuir noir bien conservées.

 La peau ainsi corroyée doit avoir une grande vertu de résistance car les fils qui ont cousu ces chaussures carrées du bout, n'ont pas laissé trace dans les trous par où l'alène a passé, et toute la partie construite en cuir semble neuve et point altérée. Un pot rompu git à côté du prélat. La tête de reptile qui termine sa crosse est devenue noire comme un aspic; des pierres précieuses y furent jadis enchâssées, mais ces yeux de serpent doré sont fondus. On a peine à quitter ce sépulcre où l'on cherche et découvre avec intérêt quelques preuves de la vie. Si l'on saisissait le coffre et qu'on le secouât, tout serait anéanti, et de ce puissant dignitaire, il ne resterait qu'un peu de cendre chassée à l'un des angles de la boite, et que l'on pourrait contenir dans le creux de la main.
Le procès verbal de la découverte de ce monument est signé du baron Taylor qui assista, il y a trois ans ou environ, aux fouilles qui l'ont amenée.

Rien ne dispose l'âme à la rêverie des ruines comme le tombeau de l'abbé; mais dès qu'on a mis le pied dans les décombres, dès qu'on est parvenu à s'entourer de toutes parts des débris du monastère antique, l'émotion s'évanouit et l'on est forcé d'oublier le poète pour l'archéologue, le peintre pour l'architecte, la méditation pour l'étude, le sentiment pour la technologie. L'on entre dans une fausse position, et on sent un désir incongru de sourire, ou de chanter Robert-le-Diable, depuis miserere jusqu'à vitulos (comme disaient les cordehers); en un mot, on hésite entre le cœur et l'esprit, entre la grandeur, et... et le ridicule. Nous dirons pourquoi.


On y joue à la ruine

Bien différent de son voisin de Saint-Wandrille, le propriétaire de Jumiéges idolâtre les ruines. M. C***, négociant rouennais, est l'homme-château, l'homme-basilique, l'homme-cloître. S'il héritait de l'église Notre-Dame de Paris, il la ferait découvrir, casser avec art; il planterait du réséda et des groseillers sur la brèche, un lierre irait décorerl'abside, des cyprès bien perruqués joueraient aux quatre coins dans les nefs, et une lunefixée contre le ciel avec un grand clou, projetterait un rayon oblique et perpétuellementbleu, sur cette ruine bien atournée.

Le lecteur a deviné ce qui se passe à Jumièges on y joue à la ruine et les vestiges del'abbaye, polis, léchés, mis à l'effet revêtus d'ombrages maniérés, coquets derrière desvoiles artistement disposés, assis sur la pelouse d'un jardin anglais, bien entretenu, lesvestiges du monastère normand ont l'air d'une décoration théâtrale. Par malheur, ils nesont pas en carton. Mais il est impossible d'être ému par leur aspect, quand on est tentéd'aller dans la coulisse, voir si des quinquets fument derrière les piliers et les galeries.

Sur l'herbe plantée jusque dans lesnefs, est entassée pêle-mêle, unelégion de statues rangées endésordre avec un ordre minutieux, et de temps en temps, le maître ou son jardinier, personnage gothico-roman,très bien trilobé, arrachent uneplante, la replacent plus loin, fontcourir un filon de vigne vierge surune rosace, ou, saisissant la têted'un coudrier, le forcent de secourber, de se mettre à la fenêtre etd'y rester, ou de dire pourquoi il s'y refuse.

Ensuite, ce sont des bois rustiques qui se mettent fortuitement en croix à l'aide d'un cloude hasard. Il y a neuf ans, on fagotta un mannequin avec des draps de lit, on le pendit parle cou à une corde et le jardinier, posté sur une galerie dont la voussure est crevée enquatre endroits, faisait danser en silence l'énorme chiffon, au clair de la lune, sous lesyeux hébétés de trente lurons, qui furent assez polis pour avoir grand peur et pour croireà l'apparition de la Dame blanche, exprès venue d'Ecosse pour remercier Boieldieu, quise trouvait là, d'avoir créé l'air: Ah! quel plaisir d'être soldat.
 

Le récit de cette momerie nous mit tous en assez mauvaise humeur, et dès ce moment, nous cherchâmes plus volontiers les tristes choses qui font rire, que celles qui font rêver. Cette dernière occupation est décidément impossible sous les murailles de l'abbaye, dont la poésie sauvage ne renaît qu'à distance.


Des inscriptions ridicules
Les parois des temples sont chargées d'inscriptions ridicules, de noms vulgaires et par trop gaulois. Le nom du propriétaire s'y trouve porté aux nues par des bras très lourds et peu habitués à s'élever si haut.

Chacun a traduit là ses émotions en quelques mots, et il est assez curieux de lire ce que certaines gens ressentent en des circonstances données. Les uns n'ont pas assez de fiel pour les iconoclastes, pas assez de croyance au gré de leur souhait; ils ne connaissent pas de paroles austères, dignes de l'austérité du monastère mérovingien.

A côté de leur prose, un petit poète de l'école de M. De Piis survient, qui, sur un pilierbizantin, écrit aux ruines :
"Quand on vous voit, d'abord vous savez plaire
Ensuite, vous savez charmer
Connaît-on tout votre mystère?
On ne peut trop vous admirer.»

Un voisin, intimidé par ce style lapidaire, burine ceci en toutes lettres:

«N'ayant pas le temps d'improviser quelques vers, je me contente de mettre ma signature,pour attester ma visite en ces ruines.» Et il l'y met en effet. Encouragé par cette naïvedéclaration, le suivant, que l'admiration suffoque, écrit « Tout ici est admirable» et il y joint huit points d'exclamation, longs et dodus comme des salsifis.

Mais les plus agréables de cesinscriptions, sont celles qui seterminent d'une manière tout àfait inattendue. Elles fournissentde comiques observations surles diverses façons de sentir propres à différents individus. « M*** a été d'autant plusétonné d'éprouver du bonheur àvisiter ces lieux, qu'il se plaîtsurtout à chanter les refrains del'immortel Béranger.»
Il est des gens qui, sous lesruines, pensent à leurs amours et les charbonnent sur les murs. — On doit s'émouvoir ici, sedisent-ils; choisissons un sujetdramatique, et oubliant lesogives, ils rêvent "La fille à Nicolas", et s'écrient avec de lacraie rouge : « Une heure ici, ma bien aimée, et puis mourir!» et ils signent ainsi: "Unvieillard de vingt-deux ans. » Nous attribuons ceci à un auteur dramatique de Quimper.

Il est d'autres personnages incapables de rien comprendre sans certains auteurs, de rienadmirer sans eux, décidés à y rapporter tout, à faire passer par là toutes leurs idéescomme d'un tamis. Rien, pour ces gens, ne peut être hors de Voltaire où de Rousseau, et dans les cas imprévus par les deux philosophes, il faut trouver moyen de les rattacher à l'impression du moment, travail ingénieux; voici Agnès Sorel (il faut s'en
souvenir,) fut enterrée à Jumièges alors, avec un peu d'esprit on procède ainsi «Agnès  était la Julie de ces lieux, puisque ces murs disent les mots : Amants, Saint-Preux». Cette consolante réflexion est signée X. médecin, à Yvetot. Lecteur, ne passez par là qu'en parfaite santé.

Ces inscriptions, et mille autres, sont agréblement encadrées par les parterres de fleurs qui les environnent, et limpression que l'on garde après s'être promené là-dedans, est désagréable. Les débris de Jumièges sont le récitât d'une dévastation effrénée, impie, féroce à l'excès, et la verdure, les fleurs, leur servent de berceau. Autour de ces monuments tout est riant, apprêté, propret; eux seuls sont lugubres et sombres, enchaînés dans ce jardin qu'ils décorent, ils font songer à ces esclaves forcés de servir d'ornements au palais d'un maître. On ne sait si ce
jardin anglais se rit des vieilles ruines en haillons, ou si les ruines ont le reste en mépris, et l'on se demande pourquoi cet austère vieillard de pierre nommé Jumièges est couché sur des roses, et son cadavre guisé sous des oripeaux de femmelette.

Assez ami des ruines
Malgré tant d'inconvénients, il est très heureux que Jumièges soit tombé par hasard entreles mains d'un propriétaire assez ami des ruines, pour les conserver à l'art d'abord, etensuite au pays. Les monuments ajoutent beaucoup à la grandeur, à l'éclat des empires,et sont pour bien des gens un mobile de patriotisme; car on chérit le sol, d'autant mieuxqu'il est orné de ces joyaux sublimes. Ces illustres débris coopèrent en outre à la richessede la commune où ils sont situés, en y faisant affluer l'argent des étrangers.

Voici donc un bien-être donné à quelques hameaux, sans qu'il en coûte rien à personne.C'est pourquoi il serait à désirer que le gouvernement possédât ces propriétésessentiellement nationales, pour les soustraire au goût fâcheux des embllisseurs, auxcaprices de leurs héritiers, fort capables, s'il leur plait, de consommer la destruction oud'interdire au public l'accès de leur demeure. Si ce moyen eût été employé, les piochesde la bande noire seraient moins émoussées, et il ne dépendrait pas d'un marchand decotons, de renverser le cloître de Saint-Wandrille, pour y établir des filatures, et desacrifier ainsi de grande souvenirs, l'objet de l'admiration des siècles a l'étroit intérêt d'une seul...

Francis WEY.
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Régalline : Superbe lecture ! Cet écrit, certes critique, donne une envie réelle de découvrir ces lieux....
Vestiges laissés aux "signatures incongrues" de visiteurs "anonymes"....
Tous les détails, tout le "pêle-mêle" de la pierre ainsi abandonnée..nous laisse admiratifs, curieux et amoureux de leurs "bâtisses"..
Merci., une trés belle découverte d'auteur et de région....!




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