Par Laurent QUEVILLY.


Il fut notre tout dernier seigneur ! Celui qui régnait sur les baronnies de Jumièges et de Duclair. 82e abbé, démis par la Révolution, Martial de Loménie eut un destin tragique...

Un roi de Jérusalem, un autre de Sicile, un empereur de Constantinople... l'arbre généalogique de notre dernier abbé de Jumièges était florissant.
Pierre François Marcel de Loménie est né à Marseille, paroisse de Saint-Ferreol, le 18 juillet 1763. Il fut parrainé par messire Pierre-François de Loménie et demoiselle Henriette du même nom.
Son père était Pierre François de Loménie, né le 11 février 1711, enseigne des galères du Roi en 1738, capitaine du  port de Marseille en 1757. Ce chevalier de Saint-Louis avait épousé le 19 juin de la même année Victoire Suzanne Bade, née à Marseille en 1734 d'une famille génoise. Trois garçons étaient nés de cette union. Las, le couple disparut prématurément. Laissant trois orphelins.


Orphelin, il est adopté

C'est alors qu'un Loménie de Brienne va les prendre sous sa coupe. Et avec quel esprit de famille ! Car il faut remonter neuf générations, jusqu'au XVe siècle, pour leur trouver un ancêtre commun. Mais ce fut ainsi...
Né en 1730, Louis Marie Athanase, dernier comte de Brienne, vivotait dans un manoir ruiné. En 1757, il va redorer son blason en épousant la fille unique de l'ancien maître d'hôtel de Louis XIV, Etiennette Fizeau de Clémont. Sept millions de livres de dot ! Cette fortune va à la construction d'un château, d'un hôtel, à l'achat de seigneuries. Mais le couple est stérile. Il se résout à adopter trois pauvres orphelins de la branche provençale que l'on fit monter de Marseille.
Ces deux tableaux ont été conservés à la commanderie de Sainte-Vaubourg, au Val-de-la-Haye, par la famille Fizeaux, lointaine cousine des Fizeau de Clémont (Collection Famille Michon).

A Brienne, Marcel de Loménie et ses frères reçurent la meilleure éducation. Par tradition, on destina les deux premiers à l'armée. Le cadet fut voué à l'Eglise. Martial grandit dans ce château couru par les abbés de cour ou encore le duc d'Orléans.

Leur père adoptif appartenait à une grande famille de hauts fonctionnaires, ministres et secrétaires d'État sous trois monarques
. Depuis Martial de Loménie, secrétaire d'Etat de Henri IV, égorgé en prison le jour de la Saint-Barthélémy après que le maréchal de Retz lui eut arraché de force le château de Versailles. Oui, le futur domaine de Louis XIV. Peut-être est-ce le souvenir de ce martyr de la famille qui fit que Marcel se fit appeler Martial sur la fin de sa courte vie...

Ce père adoptif accrocha lui aussi sur sa poitrine toutes les breloques de l'ancien régime : chevalier des ordres du roi, chevalier de Saint-Louis, cordon bleu... Athanase fut colonel au régiment d'Artois puis maréchal de camp, lieutenant-général des armées du roi, gouverneur de la Guyenne et enfin ministre de la guerre,
en mai 1787. Grâce à son frère qui était alors l'homme fort du régime....


Un oncle Premier ministre

Frère d'Athanase, le père adoptif, Etienne-Charles de Loménie de Brienne sera quant à lui le "père en Dieu" de notre abbé. Celui qui, manifestement, éleva vraiment les trois orphelins. Voici les grandes dates de son ascension fulgurante

1727 : naissance à Paris.
1751 : doctorat en sorbonne.
1752 : grand vicaire de l'archevêque de Rouen.
1760 : évêque de Condom.
1763archevêque de Toulouse.
1766 : abbé du Mont-Saint-Michel.
1770 : académicien.

1781 : mort de l'archevêque de Paris. Loménie de Brienne est pressenti. Louis XVI s'y oppose par cette saillie restée célèbre : « Il faudrait au moins que l'archevêque de Paris crût en Dieu ! » Loménie de Brienne affiche en effet son incroyance.
1785 : abbé de Saint-Wandrille

 
Avec de tels parents, le jeune Martial de Loménie ne pouvait qu'arpenter à grands pas les chemins de la réussite. Sous-diacre du diocèse de Marseille, âgé de 22 ans, il soutient une thèse de doctorat en Sorbonne le 2 mars 1785. Martial est ordonné diacre en 1786 et prêtre l'année suivante au sortir du séminaire de la Sainte-Famille.

En cette année 1787, les Loménie sont au firmament.
L'oncle ecclésiastique est président de l'assemblée des Notables dans le bureau de Monsieur. Là, il critique ouvertement la politique fiscale de Calonne. Au renvoi de ce dernier, on le nomme chef du conseil des finances alors que son frère Athanase devient ministre de la guerre. Le voilà enfin au plus haut degré de l'état : principal ministre de Louis XVI. 

23 janvier 1788. Loménie est nommé archevêque de Sens. La même année, il est encore nommé abbé commandataire de Saint-Ouen de Rouen et de Corbie.

Seulement, la situation s'enflamme. La révolution gronde. Loménie sera si impopulaire que lorsqu'éclatera une épidémie, on l'appellera la Brienne. C'est lui qui promet la convocation des États-généraux.

24 août 1788 : Loménie de Brienne démissionne au profit de Necker, à la grande joie du peuple qui le manifeste sur le pavé. On traîne et l'on brûle dans les rues de la capitale un mannequin à son effigie. Les caisses sont vides... A son départ, il obtient de la Reine la promesse d'un chapeau de cardinal, d'une place de demoiselle d'honneur pour sa nièce, le titre de coadjuteur pour son neveu.

25 août 1788. Martial est effectivement nommé coadjuteur avec dispense du fait qu'il n'a pas encore l'âge canonique de 30 ans.


La nomination à Jumièges

A Jumièges, François Camille de Lorraine, 81e abbé, meurt le 21 août 1788 à Boulogne. Par les faveurs du roi apportent, le jeune Martial de Loménie va lui succéder. Il est nommé dès septembre. Le 9 octobre, le pape signa les bulles de préconisation et de dispense d'âge. Car cette précocité était exceptionnelle. Martial est même un personnage de roman. L'abbé Bruguière en publiera bientôt un inspiré par les jeunes années de notre abbé.


Petrus Franciscus de Lomenie, coadjutor archiepiscopi senonensis ad abbatiam de Gemeticis a rege nominatus, bullas provisionis a Pio Papa VI obtinet.

Pierre François de Loménie, coadjuteur de l'archevêque de Sens, nommé par le Roi à l'abbaye de Jumièges, obtient des bulles de provision du pape Pie VI (Notre image)


Natif de Jumiéges, Emile Savalle prétendait avoir recueilli les souvenirs des anciens du village. Ainsi raconte-t-il l'arrivée de Loménie à l'abbaye...

"Au commencement de l'année 1789, après la mort de M. de Lorraine, l'abbaye de Jumièges fut donnée par le roi à un neveu du cardinal de Brienne. La manse abbatiale valait quelque quatre-vingt mille livres, c'est-à-dire les deux tiers des revenus généraux, ce qui était, on le voit, un beau cadeau de cour de la part de Louis XVI au neveu de son premier ministre. 

Au moment de son installation, M. de Loménie (et non de Laumesnil, comme l'a écrit M. Deshayes dans son histoire de l'abbaye) avait de quinze à seize ans : il était simplement clerc tonsuré. La communauté, le clergé de la péninsule et la population allèrent processionnellement au-devant de lui jusqu'à Duclair et le ramenèrent dans le même ordre à l'abbaye où eurent lieu, en présence de la foule, dans l'église Notre-Dame, les cérémonies d'usage. Il retourna de suite à Paris. Ce sont les seuls souvenirs qu'ait laissés le dernier des successeurs de saint Philibert.

On a prétendu qu'il avait péri aux Carmes, lors des massacres de septembre 1792, avec les autres membres de sa famille. Les mémoires du temps que nous avons consultés, les listes d'incarcérés que nous avons parcourues, ne font aucune mention de lui. Cette assertion nous semble donc aussi erronée que celle qui fait de son oncle, le cardinal de Brienne, une vitime des mêmes massacres, quand il est parfaitement avéré qu'il avait succombé quelques jours auparavant, à Sens, de sa mort naturelle. 

Quoi qu'il en soit du sort de M. de Loménie, son abbatiat a été insignifiant, son passage à Jumièges fut si court, que nous n'insisterons pas davantage sur ce personnage."

Les erreurs de Savalle
1 Loménie n'a par quinze ans a sa nomination. Mais 25. 
2 Il n'est pas simple clerc. Mais prêtre et déjà bien en vue.
3 Au commencement de 1789, date où Savalle place cette cérémonie, Martial de Loménie ne pouvait être à Jumièges. Il était à Nice, soutiendra Jean Montier. Nous y reviendrons.

A première vue, rien n'interdit à Loménie d'être venu prendre possession de son siège avant ou même après son séjour niçois. Les anciens de Jumièges ne peuvent avoir inventé un tel cérémonial.


Deshayes confirme

Du reste, c'est Charles Antoine Deshayes qui, le premier, rapporta la venue de Martial de Loménie : "On ne possède sur lui dans le pays que la tradition suivante : qu'il est venu prendre possession de sa charge, que les habitants de Jumièges sont allés au devant de lui jusqu'à Duclair, que ceux de ce dernier endroit, pour lui faire honneur, sont venus l'accompagner jusqu'au monastère où il resta peu de temps, et on affirme qu'il a été une des victimes de la révolution. Puisse cette assertion être fausse ! "

Quand, en 1829, Deshayes publie ces lignes, quarante ans seulement se sont écoulés depuis les faits. Il est alors entouré de soixantenaires qui avaient 20 ans lors de la venue de Loménie. Fiable.

Investi par procuration


Seulement, il y a un hic. Aux archives de la Seine-Maritime, la copie de la bulle papale s'accompagne de ce commentaire: Prior Gemetici, in hac parte commissarius Petri de Lomenie, abbatiae Gemeticensis commendatarii, jusjurandum praebet. Traduction : le prieur de Jumièges, député pour cela de Pierre de Loménie, commendataire de l'abbaye de Jumièges, prête le serment.

Autrement dit, il y eut bien une cérémonie d'investiture et celle-ci eut lieu le 18 octobre 1788. Mais Loménie n'y était pas. C'est le prieur de l'abbaye, que l'on n'eut pas besoin d'aller chercher à Duclair, qui prêta serment pour lui. Voici le compte rendu :

Prise de possession de l'abbaye Saint-Pierre de Jumièges

Le 18 octobre après-midi, de la réquisition du Révérend Père Dom Amand Bride religieux, prieur de l'abbaye Saint-Pierre de Jumièges, ordre de Saint-Benoist, congrégation de Saint-Maur, au diocèse de Rouen, au nom et comme fondé de procuration générale et spéciale d'illustrissime et révérendissime Seigneur : Monseigneur Pierre François Marcel de Loménie, nommé coadjuteur de l'archevêque de Sens, demeurant à Paris, rue Saint-Dominique, paroisse Saint-Sulpice, pourvu en Cour  de Rome, sur la nomination du Roi, de l'abbaye de Jumièges, les bulles apostoliques et de provision à lui accordées en commende en forme gracieuse par Notre Saint Père le Pape Pie Six à Rome à Sainte Marie Majeure l'an 1788 aux nones de septembre la quatorzième année de son ponitificat, les dittes bulles duement signées et scellées en plomb, vérifiées et contrôlées suivant l'ordonnance, expédiées par les soins de Monsieur de Cressac expéditionnaire de Cour de Rome, demeurant, à Paris, la ditte procuration passée devant Me Trutat et conseiller notaire au Chatelet de Paris le 25 septembre dernier, l'original de laquelle dûment signé et scellé est demeuré ci-joint après avoir été signé et paraphé du dit sieur requérant en présence des notaires et témoins ci-après nommés.
La Rochefoucault Nous Pierre Marc conseiller notaire du roy et apostolique garde nottes en la ville et au diocèse de Rouen reçu et immatriculé au Bailliage de la ditte ville y demeurant soussigné, sommes transportés en la ditte abbaye de Jumièges où étaient et parvenus en l'église de la ditte abbaye a pour l'exécution des dittes bulles de la ditte abbaye et en vertu de la commission à lui adressée par Son Emminence Mgr le cardinal de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, primat de Normandie en datte de  ce jour,
en la présence et compagnie de mon dit notaire et des dits  sieurs  témoins, mis et installé le dit révérend Père Dom Bride au présent en vertu de la ditte procuration et pour et au nom de mondit seigneur de Loménie en la possession corporelle réelle et actuelle dela ditte abbaye de Jumièges et de tous ses droits [mot illisible] et dépendances par la libre entrée de l'église de cette abbaye par la principale porte d'icelle ouverte à cet effet, toucher de la dite porte, prise d'eau bénite. Prières à Dieu faites a genoux devant le maître hôtel (sic), baiser du dit autel, toucher du livre des Saints Evangiles, séance en la place destinée aux seigneurs abbés de la ditte abbaye, son des cloches, chant de Te Deum laudamus, entrée dans la maison abbatiale par la tradition des clés de la ditte maison, exhibition et lecture des dittes bulles de provision et par toutes les autres cérémonies en tels cas requises et accoutumées à laquelle prise de possession lue et publiée à haute et intelligible voix par nous dit notaire soussigné, en présence des dits témoins.

Personne ne s'est opposé. Dont acte fait et passé en l'église de la ditte abbaye de Jumièges l'an et jour sus dit en présence de dom Toussaint Outin, dom Nicolas Courbet tous religieux de la ditte abbaye en présence aussi de Pierre-Antoine Varanguien notaire royal au dit bailliage de Rouen pour la sergenterie de Saint-Georges et de sieur Michel-François Dinaumare régisseur de la ditte abbaye de Jumièges demeurant en la paroisse de Jumièges, témoins ou requis et appelés lesquels ont avec dom prieur au dit nom, dom de Montigny et mon dit notaire cy-dessus signé afin que personne n'en ignore.
 
Fr. P. Amand Bride, prieur de Jumièges Fr. Toussaint Outin Fr. François Durel, doyen Fr. L. Valaincourt Fr. J.-J. de Montigny sr de l'abbaye N. Courbet Varanguien Dinaumare Marc.
contrôlé à Rouen le 28 octobre, prix sept livres dix sols.

Un règne éphémère
Encore une fois, Loménie vint-il visiter son abbaye par la suite, même s'il était absent le jour de sa nomination. Le témoignage de Deshayes laisse songeur. Voyons quel fut l'emploi du temps de Martial. 

15 décembre 1788 : Pie VI nomme cardinal Loménie de Brienne. A contre-cœur. Pour satisfaire Louis XVI. Martial est fait, par la même occasion, archevêque afin de pouvoir succéder le moment venu à son oncle dans le diocèse de Sens. Ecoutons Jean Montier ; "II était à Nice en compagnie de son archevêque, depuis les derniers mois de 1788. Il  avait été préconisé archevêque in partibus infidelium, comme on disait alors, de Trajanopolis de Rhodope  dans le consistoire du 15 décembre et, dans ce même consistoire, Etienne-Charles de Loménie de Brienne avait été créé cardinal."

Le 11 janvier 1789, Martial fut cette fois bien présent à son sacre qui, poursuit Jean Montier, eut lieu "à Nice, alors terre étrangère, possession des rois de Sardaigne, dans la cathédrale Sainte-Réparate. Le prélat consécrateur était l'archevêque de Sens, Etienne-Charles de Loménie de Brienne, « l'oncle par la sollicitude » assisté des évêques de Nice et de Grasse. 

Après la cérémonie, cent pauvres de la paroisse Sainte-Réparate  vingt-cinq de celle de Saint-Augustin et également vingt-cinq de la paroisse Saint-Jacques furent invités à dîner. Il fut donné à chacun une somme de trois francs et il leur fut permisAd'emporter tout ce qui avait servi au repas."

De janvier 1789 à avril 1790, l'oncle séjourne en Italie. En évitant soigneusement Rome. Martial administre durant cette période le diocèse de sens. Durant ces longs mois, il peut fort bien s'être absenté pour se rendre à Jumièges où les autorités cantonales le reconnaissent encore comme seigneur de la région. Jusqu'au 13 février 1790 qui voit la suppression des ordres monastiques. Loménie perd ce jour-là son titre d'abbé de Jumièges et les revenus tirés de ce privilège. Son abbatiat n'aura duré qu'un an et demi.

28 avril 1790. L'oncle et le neveu prêtent à Sens le serment civique.

3 mai 1790 : Etienne-Charles de Loménie prend solennellement possession du diocèse de Sens. Martial remplit la fonction de coadjuteur.

6 mai 1790. Dans L'Amy du Peuple, Marat doute des sentiments révolutionnaires des Loménie. Il écrira bientôt :"Il faut commencer par Loménie de Brienne et son coadjuteur, exposer leurs têtes sur une perche, les promener dans leur diocèse."

30 janvier 1791. Nos deux hommes prêtent cette fois le serment à la constitution civile du clergé. Avec son neveu, Brienne organise le diocèse de Sens conformément à la Constitution. Les foudres du pape s'abattent sur lui.

Saint-Pierre-le-Vif
 Ou demeure notre ancien abbé ? A Sens, précisément à l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif, vendue comme bien national.

La maison, richement meublée, est doté d'une chapelle à tribune. Six membres de la famille se partagent les appartements du logis abbatial :

Marie-Louise-Anne-Constance Poupardin d'Amanoy, belle-sœur à la mode de Bretagne du cardinal, veuve de Paul-Charles-Marie, marquis de Loménie (1738-1786). C'est elle qui, le 5 mars 1791, s'est rendue propriétaire du lieu pour 42.000 livres. Il ne lui restait alors que deux ans à vivre.

Anne-Marie-Charlotte de Loménie de Brienne, fille de la précédente et ses enfants en bas-âge,  Adrienne et Anne Charlotte Constance. On reparlera beaucoup de Charlotte.

Martial, notre ancien abbé et son oncle, Etienne Charles de Loménie, délogés de leur palais épiscopal.

26 mars 1791, Loménie de Brienne démissionne du cardinalat. 

2 mai 1791, on célébre au domaine de Saint-Pierre le mariage du jardinier, Jean Longpré. Le quartier est rebaptisé faubourg des Sans-Culottes.

Décembre 1791: Brienne est officiellement déchu de sa dignité par le Vatican. L'église le considère désormais comme persona non grata. Le cardinal de Loménie est devenu "le cardinal de l'ignominie", l'homme qui ouvrit la porte à la Révolution. Avant 89, on le surnommait déjà l'Antimoine...

Pas de revenus pour Jumièges

9 mars 1792. Par l'entremise d'un certain Rolland, commis au bureau des Domaines à Dieppe, Martial de Loménie se préoccupera d'obtenir une pension en qualité de « ci-devant  abbé de Jumièges » au même titre que les religieux dispersés. Le procureur général syndic du département de la Seine-Inférieure lui répondit qu'il devait s'adresser au Directoire du département de l'Yonne. Ainsi se terminait définitivement la carrière abbatiale de Martial.

2 août 1793. La Terreur gagne Sens. Loménie de Brienne est assigné à résidence. Il actionne Danton, se défend avec crédit. Le 30 août, son état d'arrestation est levé.

La cousine divorce

Parmi les Loménie qui vivent à Saint-Pierre, Charlotte, la jeune et jolie cousine est celle par qui le scandale arrive.
Charlotte de Loménie est née à Paris le 2 mars 1765.
Elle a épousé le 30 avril 1782 François-René-Hervé de Carbonnel, vicomte de Canizy. Et le contrat fut signé par le roi. Son mari, en mars 1792, est encore colonel du 4e de cavalerie. Mais il fuit à l'étranger. En janvier 1793, Charlotte obtient le divorce. De son exil, son mari lui écrit pour régler leurs affaires. Le courrier est intercepté à Sens. Il fait allusion à "l'oncle Charles". Ce qui jette encore la suspicion sur les Loménie...

Première arrestation
Plusieurs voix assurent que Charlotte se remaria avec.... notre ancien abbé ! Ce sera un sujet de polémique entre historiens. Aucune pièce justificative ne vient étayer cette thèse. Mais des liens très étroits existent manifestement entre les deux êtres. Il a 30 ans, est plutôt élégant et on le surnomme "l'aimable". Elle en a 29 et elle est aussi belle que fine d'esprit.
Se croyant plus à l'abri dans la capitale, on les retrouve habitant un moment à Paris sous un même toit, au 18 de la rue Georges, en compagnie de l'homme d'affaire de Charlotte, Patrauld, ancien professeur de l'école militaire de Brienne et qui a eu comme élève... un certain Buonaparte !

Octobre 1793, Charlotte est traînée devant l'accusateur public pour rendre des comptes sur une lettre venue de Hollande. Martial, lui, fut appréhendé au corps en pleine rue par un certain Guénot. Il était à bord du cabriolet de sa cousine. Forcément suspect !

Le couple en fut quitte pour la peur.

Le dîner avec Robespierre
A Paris, inquiété, Martial de Loménie s'exerce à hurler avec les loups de la Montagne. Il fréquente la section des Piques, Barrère à qui il demande de lui faire rencontrer Robespierre. Ce qui eut lieu au restaurant Méot, près de l'Assemblée où plusieurs convives s'attablèrent. Robespierre reste silencieux jusqu'à la fin du repas lorsqu'il demande à Barrère qui se trouve à ses côtés :

— Je l'ai connu à Toulouse il y a plusieurs années. Il est philosophe et a des idées pleines de liberté et de philantropie. Il se nomme Loménie.

— C'est un Brienne ?

— Oui, le neveu du cardinal qui a convoqué les Etats généraux et établie par une loi la liberté absolue de la presse.

— C'est bon... c'est bon. Mais c'est un noble !

Bientôt, Robespierre prit son chapeau. Et se retira sans un mot.

9 novembre 1793. A Sens, Loménie de Brienne est encore arrêté et interné cette fois. Le 21, des délégués du district et de la municipalité interviennent en sa faveur. Le 10, Martial écrit de Paris à la municipalite de Sens :

Citoyens,

Je m'empresse de renoncer entre vos mains au droit que la constitution civile du clergé m'avait l'aissé sur l'évêché du département de l'Yonne. Je souhaite depuis longtemps de me démettre de toutes fonctions ecclésiastiques et je n'attendais que la voix de la Convention nationale pour servir mon voeu particulier. Salut et fraternité.

En renonçant à ses revenus ecclésiastiques, Martial imitait ainsi son oncle.

26 décembre 1793. Loménie de Brienne obtient de regagner son domicile sous la surveillance d'un simple garde.

Il s'enfuit... avec Charlotte !

Voici 1794. Charlotte a quitté Paris. Elle sait que Fouquier-Tinville a lancé contre elle un second mandat d'arrêt. Martial rentre lui aussi à Sens. Ses deux frères le rejoignent. Séjour de quelques jours. Le 13 février, les deux frères allaient repartir lorsqu'ils rendent visite au baron Mégret d'Etigny. Ils le connaissent à peine. Et il est dans le colimateur du comité de sûreté. Soudain, menés par Guénot, des hommes en arme pénètrent chez Etigny. On arrête tout le monde.
Comble de malchance, le père adoptif de Martial a pris lui aussi la route de Sens. Il vient se jeter dans la gueule du loup...

Ses frères arrêtés, l'ancien abbé de Jumièges sent l'étau se resserrer. Le 17 février 1794, vers 4h du soir, Martial et Charlotte quittent la maison de Saint-Pierre-le-Vif à la tombée de la nuit. Ils vont errer dans la campagne environnante, tremblant au moindre bruit, et rentrer tard à Saint-Pierre, à la dérobée.
Le 18, dès l'aube, ils repartent pour se cacher toute la journée dans leur métairie de la Pommeraye.
Dans la journée, c'est Athanase, le père adoptif, qui est arrêté par une bande de Sans-Culottes venue investir l'ancienne abbaye. Un ancien domestique, dit-on, trahira Martial et Charlotte. Le soir même, ils sont saisis dans leur cachette par les limiers du Comité. On les fait monter monter sur une charrette. Par cette nuit très froide, les fugitifs sont ramenés à Saint-Pierre. Il est deux heures du matin.

Là, à minuit, l'archevêque déchu, accablé d'horreur, avait pu rentrer dans sa chambre et un garde s'était installé dans l'antichambre. Le 19 février, à 5h du matin, on découvre le prisonnier râlant dans son lit. En proie à une agonie terrible.

 La mort de l'Antimoine

A 9 h, la mort a achevé son oeuvre. Le lendemain, 20 février, à 9 h du matin, sur l'ordre du magistrat et après avoir prêté serment, un médecin et deux officiers de santé procédèrent à l'autopsie du cadavre : ils conclurent à une mort naturelle par congestion.
A 10h, deux domestiques vont déclarer le décès à la maison commune: Pierre Jacquot, 35 ans et François Bourg, 52 ans.
Le corps fut ensuite porté sans aucun rite religieux, dans une fosse creusée devant la porte de la basilique de Saint-Savinien, interdite au culte. Ses neveux avaient obtenu la triste faveur d'accompagner la dépouille de leur oncle, chacun sous la garde sévère d'un fusilier.

Cette mort foudroyante d'un personnage qui avait tant occupé l'opinion, frappa vivement l'esprit populaire. Aussitôt, le bruit courut que l'évêque s'était empoisonné pour échapper à la guillotine qui attendait tous les siens.

L'empoisonnement. La rumeur fut entretenue. En fait, l'ancien cardinal avait été maltraité par ses gardes. On le força à boire à la santé de la Nation. A faire ripailles, lui, ainsi que toute la famille. Miné par la maladie, les jambes rongée de plaies, privé de soins, le vieux Loménie mangeait habituellement du bout des lèvres un repas frugal. On parle aussi de coups. En se couchant, rapportera son valet de chambre, Pierre Sacot, dit Seoffrein, il répéta à plusieurs reprises : "Ce ne sont pas des hommes. Ce sont des tigres !" Il y avait bien un garde dans l'antichambre, Gillot, qui passa la nuit sur un canapé. Mais dans la chambre même du prisonnier dormirent deux membres du comité de surveillance, Lesire et Savinien. Loménie mourut d'une crise fourdroyante d'apoplexie. A défaut de périr sur l'échafaud.

Des milliers de signatures

Arrêté donc chez son oncle avec son père, ses frères et sa cousine, l'ex-abbé de Jumièges fut interrogé au palais archiépiscopal où siégeait le comité de surveillance. Emprisonné deux mois à Sens, il est transféré à Paris le 5 avril 1794. Ils seront quatorze expédiés d'Auxerre par l'épicier Maure, en mission dans l'Yonne.

Les habitants de Brienne et de trente-deux autres communes envoyèrent, pour demander l'élargissement des cinq prisonniers, une députation munie d'une pétition couverte de plusieurs milliers de signatures, mais ce fut en vain.

Son interrogatoire

Voilà plus de deux mois que les Loménie croupissent à la Conciergerie dans des conditions épouvantables, gardés par des alcooliques. Le 6 mai 1794, interrogatoire. On se rend d'abord à l'hospice des femmes malades. C'est là que sont placées les détenues enceintes. Curieux. Mais Charlotte, malgré les conseils, n'usera pas de cet arugment pour sauver sa tête.
On entendit ensuite Martial de Loménie. On lui demande s'il a conspiré contre la République et entretenu des correspondances avec les ennemis intérieurs et extérieurs. Il répond : "mes intérêts, mes sentiments, ma vie entière depuis le commencement de la Révolution, le témoignage de tous mes concitoyens consigné en mille endroits et notamment dans mon procès-verbal d'arrestation prouvent que je n'ai jamais conspiré contre la liberté du peuple et sa souveraineté."

Quand on lui demande s'il a fait le choix d'un défenseur, il répond Boutron et Chauveau, l'avocat de Louis XVI.


Son procès

10 mai 1794, 10h du matin. on juge 25 co accusés dont Madame Elisabeth, la sœur de Louis XVI.

Voici comment sont présentés nos Loménie sur les actes d'accusation :

Alexandre François Loménie, âgé de trente six ans, né à Marseille, y demeurant, cydevant colonel du régiment des chasseurs cydevant Champagne, qu'il a quitté en mil sept cent quatre vingt dix, ex comte, domicilié à Brienne et arrêté a Sens en visite.
 
Louis Marie Athanase Loménie, âgé de soixante quatre ans, né à Paris, ex ministre de la guerre, et depuis la Révolution maire de Brienne.

Martial Loménie, ex coadjuteur de l'évéché du département de l'Yonne, âgé de trente ans, né à Marseille, demeurant à Sens, ex noble.

Charles Loménie, âgé de trente trois ans, né à Marseille, cydevant chevalier de Saint-Louis et de Cincinnatus, domicilié à Brienne, département de l'Aube.

Anne Marie Charlotte Loménie, divorcée de l'émigré Canizy, âgée de vingt-neuf ans, née à Paris, domiciliée à Sens, département de l'Yonne et à Paris, rue Georges, section du Mont-Blanc, n°18.

Les réquisitions

 Fouquier-Tinville brossa lui-même les réquisitoires. Sur un dossier d'accusation vide. Ecoutons-le :

Loménie Brienne, ex ministre, n'a paru prendre le masque du patriotisme que pour se former un parti dans les communes environnantes son domicile. Aussi est-il parvenu à se faire nommer maire et a-t-il obtenu, dans ce moment, de nombreuses réclamations en sa faveur. Mais qui ne connoit l'exercice de son ministère et les nombreuses injustices qu'il a exercées envers les deffenseurs de la patrie?

Martial Loménie, ex coadjuteur de l'évèché de l'Yonne, paroit avoir été l'un des complices des forfaits du Tyran dans la journée du dix aoust. On le voit en effet quitter Sens au mois de juillet mil sept cent quatre-vingt-douze pour aller à Lille. Il est à remarquer que son passeport ne se trouve plus et que c'est à la fin d'aoust qu'il est revenu à Sens, que tout donne lieu de croire qu'il a figuré dans la horde des conspirateurs qui étoient aux Thuilleries pour assassiner le peuple.

Alexandre-François Loménie, ex colonel des chasseurs de Champagne, paroit avoir été du nombre de ces lâches assassins aux ordres du Tyran. Il paroit avoir quitté le corps où il servoit par haine pour la Révolution. Il paroit aussi être sorti du territoire françois pour conspirer contre sa patrie. Enfin on doit observer qu'il avoit des relations particulières avec Mégret d'Etigny. La femme Loménie paroit avoir partagé les trames de son mari contre la patrie.

Charles Loménie paroit par ses liaisons avec d'Etigny et Sérilly être devenu le complice de leurs manœuvres liberticides. C'est chez ledit Mégret d'Etigny que les deux frères ont été arrêtés.

D'après l'exposé cy-dessus, l'accusateur public a dressé le présent acte d'accusation contre les cy dénommés, pour avoir conspiré contre la sûreté et la tranquillité du peuple
français en entretenant des intelligences et correspondances avec les ennemis extérieurs de la nation en leur fournissant des secours en hommes, en argent et autrement, à l'effet de favoriser l'invasion du territoire françois et faciliter le succès des armes des puissances coalisées, comme aussi en pratiquant des manœuvres tendants à exciter la guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres.


Sa défense


Tous à la barre se défendirent avec les accents de la sincérité. A 11h, l'éloquence de Martial fit forte impression. On l'accusait d'avoir été au même moment à Lille et au château des Tuileries lors de journée sanglante du 10 août. Il était bien à Lille où il était allé chercher son ami Achille du Cliastelet, maréchal de camp dans l'armée du Nord, dont le mollet avait été emporté à la bataille de Courtray. Il était revenu à Sens par Chantilly et Boulogne.
"Mes frères et moi n'ont encore rien fait pour mériter l'intérêt de la France. Mais Monsieur de Brienne a consacré son existence à secourir le malheur, à soutenir une province entière. Comment ne pas le conserver et le rendre à une population qui vivait de ses bienfaits !"

A cette noble et touchante prière d'un fils qui s'oublie pour demander la grâce de son père adoptif, le peuple fut ému. Tout comme il était déjà retourné de voir la soeur du roi au banc des accusés, elle qui incarnait l'innoncence et la vertu. Le président Dumas coupa la parole à Loménie. Dumas ? Sacré magistrat ! On accuse cet ancien Bénédictin de relations coupables avec sa sœur tandis qu'il ferme les yeux sur les infidélités de sa femme avec un confrère. En revanche, Dumas le Rouge n'hésita pas à dénoncer ses plus proches parents : son père, son frère aîné... Il sera guillotiné dans trois mois.

Le verdict

Quelques minutes de prétendue délibération. Tous sont condamnés à mort comme conspirateurs. Une sentence déjà rédigée avant le procès et mentionnant que les accusés n'avaient rien répondu aux faits qui leur étaient reprochés. Il n'y eut qu'un seul témoin à charge, contre Elisabeth de France, et l'espace de sa déposition fut laissé en blanc.
Les condamnés n'auront d'autre consolation que l'honneur d'aller immédiatement au supplice en compagnie de Madame Elisabeth, soeur de Louis XVI.


Madame Elisabeth

Un couloir. La salle où son parqués les détenus marqués pour l'échafaud. Elisabeth eut un mot pour chacun.
Au coadjuteur qui a renié sa religion : "On n'exige point de nous comme des anciens martyrs le sacrifice de nos croyances. On ne nous demande que l'abandon de notre misérable vie. Faisons à Dieu ce faible sacrifice avec résignation."

Martial de Loménie aurait alors abjuré ses erreurs entre les mains de l'abbé de Champbertrand, doyen du chapitre de Sens, lui aussi condamné. Et lui aussi pour rien.

Avant de sortir de la prison, l'ancien abbé de Jumièges, selon certains récits, donna l'absolution à la soeur du roi.


Son exécution

Le procès-verbal de l'exécution de Loménie fixe à 6h de relevée le moment où sa tête tomba. Voici comment le bourreau Samson raconte la mort du dernier abbé de Jumièges :

"Les condamnés sont partis de la Conciergerie à 16 h : Madame Élisabeth était dans la première charrette avec Louis-Marie-Athanase de Loménie (ancien ministre), Martial de Loménie (coadjuteur de l'évêque de Sens), Anne-Nicole de Lamoignon (veuve du marquis de Senozan), le fils du comte de Montmorin Antoine-Hugues-Calixte de Montmorin, le comte Louis-Bernardin Leneuf de Sourdeval et Charles Gressy de Chamillon."

Tous sont restés debout, elle seule s'est assise ; mais, à la hauteur de la rue du Coq, comme l'heure pressait, il fallut pousser les chevaux. Alors elle se releva. Lorsque l'évêque Martial de Loménie lui parlait de Dieu qui allait récompenser son martyre, elle lui dit en souriant : « C'est assez vous occuper de notre salut. La charité ne doit point vous faire oublier le soin de votre âme, Monseigneur. » Comme chef de complot, puisque les jurés avaient trouvé un complot, elle devait être exécutée la dernière.

Une autre voix raconte : "Depuis la mort du Roi et de la Reine, nulle scène plus lugubre n'avait impressionné l'horrible assistance de la place de la Révolution. Pleine de la dignité de sa race, rayonnante de l'éclat de ses vertus, tranquille et calme comme autrefois au milieu des splendeurs de Versailles ou dans l'intimité de sa chère maison de Montrueil, Madame Elisabeth excitait le courage de ceux qui l'accompagnaient.

On a gardé cette parole pleine de résignation chrétienne adressée à M. de Loménie, s'indignant non de sa condamnation, mais de se voir imputer à crime les témoignages de gratitude que lui apportait le pays de Sens, comblé de ses bienfaits : « S'il est beau, lui dit-elle, de mériter l'estime de ses concitoyens, croyez qu'il est plus beau encore de mériter la clémence de Dieu. Vous avez montré à vos compatriotes à faire le bien; vous leur montrerez comment on meurt quand on a la conscience en paix.

Les victimes trouvèrent au pied de l'échafaud une banquette sur laquelle on les fit s'asseoir. Encouragé par la présence et le regard de la soeur de son Roi, chaque condamné s'était promis de montrer de la fermeté. Le premier nom prononcé par l'exécuteur public est celui de la marquise de Crussol d'Amboise. Madame de Crussol va s'incliner devant Madame Elisabeth, pour témoigner son respect et son amour, et lui demande la permission de l'embrasser. « Ah! de tout mon coeur! » lui répond la soeur de Louis XVI avec cette expression d'affabilité qui lui était si naturelle.

Les autres femmes obtinrent le même témoignage d'affection. MM. de Loménie et leurs compagnons allèrent, à leur tour, courber devant l'héroïque princesse une tête qui tombait, quelques secondes après, sous le couperet de la guillotine.

Ce spectacle, marqué d'une majesté si sereine et si forte, semblait rendre prophétiques les cyniques paroles d'un des jugs populaire : « Nous lui avons donné aujourd'hui une cour digne d'elle, rien ne l'empèchera de se croire encore dans les salons de Versailles, quand elle va se voir au pted de la sainte guillotine, entourée de toute cette fidèle noblesse. »

  
Samson poursuit : Madame Élisabeth est restée debout au milieu des gendarmes, pendant que ses compagnons subissaient le supplice. Elle priait, la face tournée vers la guillotine, mais sans qu'aucun bruit lui fît lever les yeux. Le jeune Antoine-Hugues-Calixte de Montmorin et Jean-Baptiste Lhote (domestique) ont crié « Vive le roi ! », ce qui a excité la fureur dans le public. À chaque chute du couteau, ils commencèrent à applaudir et à crier « Vive la nation ! ». Lorsque le tour de Madame Élisabeth fut venu, elle a monté les degrés d'un pas très lent, elle frissonnait légèrement, sa tête était inclinée sur sa poitrine ; au moment où elle se présenta devant la bascule, un des aides dégagea le fichu qui couvrait ses épaules. elle fit un mouvement et s'écria pudiquement : « Monsieur, au nom de votre mère, couvrez-moi... » Presque aussitôt elle fut bouclée sur la planche qui s'abattit et sa tête tomba.

Madame Élisabeth fut inhumée au cimetière des Errancis vers 23 heures ; on a répandu de la chaux vive sur son corps, comme on l'avait fait pour le roi et la reine.

En 1817, sur ordre de Louis XVIII, on ne parvint pas à identifier les restes humains exhumés de la fosse commune. Lors de travaux, des ossements furent retrouvés encore bien des années plus tard et déposés aux catacombes. On ne sait où repose l'ancien abbé de Jumièges.

Epilogue

Décimée, cette branche de la famille laissa cependant un héritier mâle, Martial de Loménie, né le 26 février 1789, caché dans un village des environs de Brienne, réfugié en Suisse puis de retour à Sens en 1803. Il monta ensuite à Paris. Une de ses soeurs connut aussi l'exil à l'étranger, recueillie par d'anciens serviteurs.

Quant à la mère adoptive de notre dernier abbé, elle vécut jusqu'en 1812 en son château de Brienne dont elle était parvenue à récupérer murs et revenus. Elle y reçut Napoléon en 1805. La maison passa ensuite à la veuve de Charles, frère de l'abbé guillotiné avec lui.

La cousine Charlotte laissa deux fills. Dont postérité.

La polémique autour du mariage de Martial

Imprimé à Londres en 1800, un dictionnaire biographique l'affirme :

Après son divorce, Madame de Canisy épousa son cousin, Martial de Loménie. L'impudence de l'une ne peut être comparée à l'immoralité de l'autre et elle ne rougit point d'être une des premières femmes de France à profiter de la loi du divorce et encore, pour épouser un prêtre."

En 1826, Grégoire, l'ancien évêque de Blois, cite Martial de Loménie dans son Histoire du mariage des prêtres. Henri Grégoire était un contemporain des Loménie, chef de file de l'église constitutionnelle, député à la Convention. 

En 1827, le tableau des Evêques constitutionnels précise : "se maria, dit-on, pendant la Terreur".

Lisons enfin cet article :

8 Juin 1814. — M. de Caulaincourt, a annoncé son mariage et son départ pour la campagne. Il a épousé Madame de Canisi, épouse divorcée du Marquis de Canisi, ex-écuyer de Bonaparte. Madame de Canisi est Canizy de son nom; elle est fille du marquis de Canizy, colonel de cavalerie et de Mademoiselle de Loménie. Celle-ci avait, elle-même, divorcé pour contracter une sorte de mariage, qui ne s'explique que par le délire du temps, avec le coadjuteur de Sens, son cousin fort éloigné. Ce scandale ne la préserva pas de la faux révolutionnaire; elle laissa deux filles en bas âge qui furent élevées d'une manière assez équivoque par la comtesse de Brienne.

C'est l'une de ces filles qui vient de s'unir à M. de Caulaincourt, qui en était depuis longtemps épris. L'un et l'autre avaient persévéramment imploré de Bonaparte, depuis cinq ans, la permission de contracter ce mariage; mais Bonaparte ne voulait pas entendre parler de divorce pour les autres. Il a tout employé pour détourner Caulaincourt d'une telle alliance. Il lui a proposé des partis très riches en France et très illustres en Allemagne, et même des Princesses. Caulaincourt a toujours refusé; mais, dès que Bonaparte a cessé d'être un obstacle à ses vues, il a épousé Madame de Canisi, femme, au reste, aussi agréable qu'on peut l'être quand on a perdu le goût et la pratique de la vertu !



SOURCES

Jean Montier : Martial de Loménie dernier abbé de Jumièges et son oncle Loménie de Brienne ministre de Louis XVI, 1967
Joseph Perrin, Le cardinal de Loménie de Brienne,  les derniers années de sa vie, 1896. Le cardinal de Loménie de Brienne, précisions nouvelles sur sa mort tragique , 1929.
 Georges Firmin-Didot,. La France en 1814, d'après les rapports inédits du Cte Anglès -Firmin-Didot (Paris)-1897
Histoire des diocèses de France, Clavel de Saint-Geniez.
Colette Bennani, association de sauvegarde du château de Brienne.