Par Laurent Quevilly

En 1881, Jules Trousset publia une séduisante histoire selon laquelle, au moyen-âge, l'abbé de Jumièges aurait été détroussé par le Robin des Bois de l'époque. Récit et commentaire...


Vers la fin du mois de décembre 1202, par une froide nuit, un cavalier traversait, en chantant à tue tête, une petite forêt alors située entre Montreuil et Boulogne-sur-mer.

Ce cavalier n'était autre que l'abbé de Jumièges, gros personnage qui était venu, après les fêtes de Noël, toucher le loyer de certaines fermes appartenant à son abbaye.

Il s'était attardé à boire de la bière et puis, le soir venu, avait si mal su diriger sa monture qu'il s'était égaré. Pendant qu'il cherchait son chemin, au milieu des bois, sur une terre couverte de neige, la nuit était arrivée; il ne savait plus guère où il se trouvait ; la peur le tenait à la gorge et, pour se donner du courage, il chantait.

Tout d'un coup, son cheval s'arrêta, dressa les oreilles, souffla bruyamment et eut un mouvement, coïïime pour se cabrer : — Holà ! quoi donc, Jupin ! cria l'abbé, que la froidure n'avait pas tout à fait dégrisé; holà mon beau; on dirait que tu as peur. Ne portes-tu pas un homme d'Eglise ? va,ne crains rien.

Puis le prélat chercha à ranimer son cheval

à l'aide de quelques légers coups d'une brindille qu'il tenait à la main.

Mais au lieu d'avancer, l'intelligent animal recula.

En cet instant, une voix formidable retentit à l'oreille du prêtre.

— Arrête, voyageur imprudent. Ne sais-tu pas que tu te trouves dans les domaines d'Eustache?

 Sainte Vierge, ayez pitié de mon âme, murmura l'abbé, osant à peine tourner les yeux du côté d'où partaient ces paroles menaçantes.

Au loin, un grand fantôme, couvert d'un blanc linceul, s'avançait avec rapidité. Sa haute silhouette se détachait à peine du manteau de neige qui couvrait la terre ; mais deux gros yeux rouges et flamboyants éclairaient toute sa personne et jetaient de vagues lueurs sur les objets d'alentour. Il remuait la tête d'une sinistre façon. Il tenait à la main une longue épée nue qu'il faisait tournoyer au-dessus de lui.

Arrivé à trois pas du prélat, il s'arrêta : — Qui es-tu, téméraire? lui demanda-t-il.

— Seigneur Belzébuth...

— Eustache ! je m'appelle Eustache !

— Seigneur Eustache, ne me faites pas de mal, je ne suis qu'un pauvre moine.

— Ah! tant mieux, ricana le fantôme ; je n'aime pas les moines, et j'ai mes raisons pour cela.

L'abbé fit un signe de croix ; mais ce signe fut impuissant ; l'apparition ne s'évanouit pas.

— Où vas-tu? lui demanda le fantôme sans paraître se soucier aucunement de ses gestes accompagnés de paroles d'exorcisme.

— Je vais à Boulogne.

— Tu lui tournes le dos ; je crois que tu me mens.

— Non pas, esprit de ténèbres; je suis seulement égaré ; mais le mensonge ne convient ni à mon âge, ni à mon caractère.

— C'est bien; ne parlons pas de ton caractère; je sais ce que tu vaux. Es-tu riche?

Prête-moi quelques ducats.

— Seigneur, je vous jure.

— Ne jure pas, donne-moi de l'argent.

— Je n'en ai pas. Je ne suis qu'un pauvre homme d'église.

— Combien as-tu ?

— Je n'ai rien. absolument rien.

— Moine, je te connais. tu mens.

Rien, vous dis-je 

— Descends de cheval, ou je te coupe en deux.

L'abbé voulut fuir ; mais au moment où il allait éperonner sa monture, le fantôme le toucha du bout de son épée.

Le malheureux sauta au bas de son cheval.

Sabourse, qu'il portait à sa ceinture, le trahit.

Comme il tombait à terre, les pièces d'argent se mirent à carillonner.

— Oh! oh! le pauvre homme d'église, qui ne sait pas mentir; tu portes à ta ceinture quelque chose qui sonne bien agréablement à mon oreille, s'écria le fantôme avec un ricanement.

— Ce n'est rien, seigneur Satan,

— Eustache, te dis-je.

 Ce n'est rien, seigneur Eustache ; quatre ducats seulement que je porte à une pauvre veuve.

 Quatre ducats pour une veuve, c'est beaucoup.

— Elle est si belle, soupira le prêtre qui perdait complétement la tête;  puis se reprenant aussitôt : Elle est si tendre ! non, elle est si pieuse ! D'ailleurs elle a un enfant, un orphelin.

— Jette-moi ta bourse et dis-moi où elle demeure, cette veuve ; je ferai la commission.

— Y songez-vous, seigneur Eustache, murmura le gros abbé en joignant les mains et en levant les yeux au ciel.

— Pas d'explications ; jette-moi ta bourse ou je te coupe en mille morceaux.

— Mais puisque je vous dis...

— Ne dis rien ; obéis !

— Quoi ! pour quatre ducats destinés à la veuve et à l'orphelin !

— Je crois que tu raisonnes. Dépêche-toi, je suis pressé.

— Seigneur Lucifer, je vous jure que ces quatre ducats...

 Tu prêches dans le désert.

Quatre malheureux ducats d'argent...

— Assez ! interrompit le fantôme ; et il allongea deux ou trois coups du plat de son épée sur les oreille du pauvre prêtre qui en fut tout étourdi et oscilla un instant comme sur le point de tomber.

— Grâce! Grâce! ne me tuez pas, je ne suis pas en état de mourir ; j'ai quitté mon monastère sans avoir accompli mes devoirs religieux ; ah! c'est le ciel qui me punit.

— Ta bourse.

In nomine...

— Ta bourse, te dis-je.

Patris et filii...

— C'est trop fort, cria le fantôme, voilà qui finira tes patenôtres.

En disant cela, il appliqua, sur la tête de l'abbé, un coup de plat d'épée, un coup sérieux cette fois. Le gros homme poussa un cri perçant, porta ses mains à sa tête et tomba la face dans la neige.

Sans dire un mot de plus, l'être aux yeux flamboyants se baissa, prit la bourse du prêtre, l'éclaira de son regard et fit retentir la forêt de son gros rire.

— Oh ! oh ! quatre ducats ! il y en a peut-être cent. Comptons-les. Deux, quatre, dix, vingt, trente. Trente ducats d'argent, une fortune !

En cet instant, le dévalisé se releva : — Mon argent, murmura-t-il d'une voix suppliante.

Le fantôme compta 26 ducats, les mit dans une poche placée sous son linceuil, puis rejetant 4 ducats dans la bourse du prêtre :

— Voici ton compte, lui dit-il ; va porter ces quatre ducats à la veuve et à l'orphelin ; mais comme il faut toujours que le mensonge soit puni, le tiens te coûtera un cheval.

Et sans autre forme de jugement, il enfourcha la monture du prêtre.

— Voici ta route, si tu veux te rendre à Boulogne ! bon voyage ; que Dieu te préserve de malencontre. Et si tu parles au comte de Boulogne, ne manque pas de lui souhaiter le bonjour de ma part ; dis lui que je ne l'oublie pas et que je lui donnerai bientôt de mes nouvelles.

Battu, dévalisé, démonté et moqué, mais encore fort heureux d'échapper aux griffes de Satan, le pauvre abbé continua à pied son chemin dans la neige, pendant que l'esprit nocturne prenait par une route opposée et s'éloignait au grand galop.

Lorsqu'il eut couru pendant quelques minutes, le fantôme s'arrêta, prêta l'oreille, et quand il se fut assuré que personne ne traversait plus la forêt à cette heure avancée de la nuit, il se débarrassa de son linceul ; prit à deux mains sa tête artificielle, la souleva de dessus ses épaules, éteignit une lanterne qui brûlait dans l'intérieur et qui éclairait le yeux, A la place de cette figure flamboyante, il montra un gros et jeune visage, fraîchemenl rasé et qui n'avait rien de bien terrible. Um longue chevelure d'un blond roussâtre se répandait sur ses épaules et achevait de donner à sa physionomie l'air béat de quelque bon moine bien repu.

Après avoir suspendu à l'arçon de sa selle sa tête factice, après avoir plié son linceul qu'il jeta sur la selle comme pour la rembourer, le faux fantôme se mit d'aplomb sur ses étriers, piqua de l'éperon les flancs de son cheval et s'enfuit vers un épais taillis où il disparut au milieu d'une inextricable dédale de broussailles et de rochers.

Le lendemain de cette scène, tout le pays fut sur pied. Le bruit se répandit avec rapidité que l'abbé de Jumiéges, traversant la forêt, avait rencontré l'horrible magicien qui y avait établi son domicile et qui jetait la terreur dans toute la contrée. Jusqu'alors, cet esprit infernal s'était seulement attaqué aux paysans, auxquels il avait volé des bœufs, des chevaux, des poules, des œufs et quelque peu d'argent. Mais aujourd'hui, il portait sa malignité jusque sur les gens d'église ; il avait frappé et dévalisé un abbé. Il devenait urgent de mettre fin aux maléfices, déprédations, vols, pilleries et extorsions de cet affreux Eustache, surnommé le Moine.

Le comte de Boulogne, auquel il avait déjà joué plusieurs mauvais tours, ne pouvait supporter plus longtemps un pareil scandale sur ses domaines ; il ordonna une levée générale de tous vassaux (...)

Le vrai Eustache le Moine

Eustache Buskes était un cadet de la noblesse de Boulogne. Devenu moine bénédictin, son père est assassiné. En 1190, il quitte l'abbaye de Saint-Samer pour le venger. Selon sa légende, il va alors s'initier à la magie en Espagne. A son retour, le voilà sénéchal de Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, à qui il réclame justice. Eustache perd son procès. Ses terres, ses titres sont confisqués par le comte. Sous de multiples déguisements, Eustache le Moine écume alors la région, ravageant les domaines de son ennemi. Puis il se fait pirate. 
De l'île de Sercq, il vend ses services au plus offrant et la rumeur veut qu'il sache rendre ses navires invisibles. De 1205 à 1212, il sert dans la marine du roi d'Angleterre, Jean sans Terre, sans renoncer à la piraterie.

En 1212, son vieil ennemi, le comte de Boulogne, se rallie lui aussi à Jean sans Terre. Voilà Eustache contraint de quitter l'Angleterre. Il se met alors au service de Philippe Auguste, roi de France et assiège Folkestone, petit port du Kent.

Le 27 juillet 1214, Philippe Auguste est vainqueur à Bouvines. Reprenant aux Plantagenêts la majeure partie de leurs domaines continentaux, dont la Normandie, il peut envisager d'envahir l'Angleterre avec la bénédiction du Pape. La flotte est prête à quitter Boulogne quand, coup de théâtre, Jean sans Terre se réconcilie avec le Souverain pontife. L'expédition tombe à l'eau.

Juin 1215. Soulevés contre leur roi, les barons anglais offrent le trône au fils de Philippe Auguste. L'invasion de l'Angleterre revient à l'ordre du jour et Eustache est chargé du projet. Mais en 1217, Jean sans Terre décède et son jeune fils Henri III lui succède. Menée par Eustache, la flotte française est détruite à South Foreland. Capturé, il est décapité.

La légende de Trousset

Pour bâtir son récit, Jules Trousset s'est directement inspiré d'un trouvère anonyme qui, au XIIIe siècle composa Le Roman d'Eustache le Moine.  Les vers numérotés 1745 relatent bien l'attaque d'un abbé par Eustache et l'affaire des ducats. Seulement, le trouvère fait état de l'abbé de Jumiaus. En publiant le poème en 1834, Francisque Michel hésite : "Le mot Jumiaus désigne peut-être Jumièges." Peut-être... Cinquante ans plus tard, Jules Trousset, lui, est catégorique. Il est aussi précis en situant l'anecdote en décembre 1202. Alors, voyons qui est l'abbé de Jumièges à cette époque.
Il s'agit d'Alexandre, élevé à l'abbatiat le 13 février 1198 avec l'assentiment de Richard-Cœur-de-Lion. Car la Normandie est encore sous domination anglaise.
On ne sait rien de sa famille et de ses origines. Simplement qu'il fit des études de lettres à Paris et se fit moine à Jumièges le 14 août 1171 en amenant avec lui une imposante bibliothèque. Neuf ans plus tard, il est nommé prieur et maître d'une école ouverte à des élèves extérieurs à l'abbaye.

Né en 1842, Jules Trousset est l'auteur du célèbre Nouveau dictionnaire encyclopédique universel illustré, ou Répertoire des connaissances humaines.
Voilà donc quel est l'ivrogne solitaire et libidineux décrit par Trousset, errant dans les bois en chantant à tue tête.
Maintenant, qu'aurait donc fait l'abbé Alexandre en ce mois de décembre 1202 entre Boulogne et Montreuil ? "T
oucher le loyer de certaines fermes appartenant à son abbaye", nous dit Trousset. D'abord, on voit mal l'abbé d'une puissante abbaye royale se faire agent encaisseur. Et puis Alexandre ne voyageait jamais seul. Son écuyer, Mathieu Maréchal, était tenu de l'accompagner systématiquement lors de tous ses déplacements.
Enfin, quels sont les liens financiers entre  Jumièges et le Boulonnais ? Certes, Montreuil est le lieu où s'établirent les nonnes de Pavilly, fuyant les Vikings, au IXe siècle. Et c'est à Montreuil que se perpétua curieusement une cérémonie du Loup vert similaire à la nôtre. Mais les possessions les plus septentrionales de l'abbaye de Jumièges se situent à cette époque à Haspres, loin de Boulogne. Alors...
Alors, il reste une piste. Le comté de Boulogne, dont il est question dans la légende, eut bien des relations étroites avec Jumièges à cette époque. Si étroites que, mort le 19 septembre 1200, Albéric III, comte de Dammartin, fut inhumé dans la chapelle de la Vierge selon ses dernières volontés. Entouré de ses frères, son fils Renaud vint à Jumièges assister aux obsèques et ratifia une charte où il fit présent à l'abbaye de onze livres de rentes foncières à prendre sur un fief dit du Vasquet qu'il possédait à Lillebonne. Que l'abbé Alexandre ait rendu une visite de courtoisie à cette connaissance doublée d'un bienfaiteur est-il extravagant ?

SOURCES


Histoire illustrée des pirates, corsaires, flibustiers, boucaniers, forbans, négriers et écumeurs de mer dans tous les temps et dans tous les pays
, par Jules Trousset, 1881.
Francisque Michel, Le roman d'Eustache le Moine, 1834.
Wikipédia, article Eustache le Moine.
Les possessions de Jumièges, Dom Delaporte, Congrès scientifique du XIIIe centenaire,
Histoire de l'abbaye royale Saint-Pierre de Jumièges par un religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur.