Eric Barré

LES POSSESSIONS FLUVIO-MARITIMES DE L’ABBAYE DE JUMIÈGES AU MOYEN-AGE (II)


1.2 Pêcheries

Dans la vie de saint Philibert, l’hagiographe décrit les conditions de vie des moines. Il écrit... « Ce qu’il y a de plus extraordinaire, et que jamais on a ouï dire, c’est l’avantage qu’apporte la capture des monstres marins avec des harpons, des filets, en barque, on en prend de cinquante pieds de long. Leur chair nourrit les frères, l’huile de leur graisse chasse les ténèbres » [1].


Mille ans plus tard, même si les marsouins et autres menus cétacés ont déserté le fleuve, la pêche reste une source de richesses pour la population locale ... « On y prend encore aujourd’hui l’esturgeon, le saumon, l’aloze, le brochet, la carpe, l’éperlan, chacun dans leur saison, outre une quantité prodigieuse de poissonnailles que les particuliers achettent et dont les pêcheurs vivent eux-mêmes » [
2].

L’abbaye de Jumièges, au travers de sa seigneurie, profite amplement de cette richesse. En 1459, l’abbaye baille à Jean Le Villain, Jeannet Cottart, Jean Vardin et Pierre le Conte, la ferme de la pêcherie de Jumièges pour 75 l. t. par an [3]. En 1473, la ferme est emportée par Raoul Avril, pour la somme de 70 livres par an, et comprend le bac du lieu. En 1487, Jean Le Roi et Jean Le Rouge afferment la pêcherie de Jumièges pour 70 livres. En 1494, ils l’obtiennent de nouveau en la compagnie de Lucas Le Roi, probablement le fils ou un parent de Jean. Cette ferme semble couvrir l’ensemble du domaine fluvio-maritime de cette partie du domaine des religieux, à l’exception de la partie relevant de la seigneurie d’Anneville-sur-Seine donnée par Charles VII en 1449 puisqu’elle est affermée en 1490 avec le port et passage de Duclair. Faute de comptes, seuls les procès et l’aveu de 1526 permettent de connaître les détails des revenus et les améliorations apportées par les religieux.

Chronologiquement, le premier procès met en cause le seigneur d’Yville. Le document le plus parlant est l’enregistrement d’un arbitrage de Guillaume de Tancarville sur un différend entre l’abbaye de Jumièges d’une part, Guillaume Crespin, seigneur de Dangy, et Jeanne, sa femme, d’autre part, réalisé le vendredi après la Saint-Georges, à l’Échiquier de Pâques tenu à Caen au mois d’avril 1264. Vu les chartes de l’abbaye et la partie adverse n’ayant présenté aucune preuve valable, sauf pour une batterie, le chambellan de Normandie condamne Guillaume Crépin à une amende de 200 livres. Les pêcheurs d’Yville sont quittes de tous droits envers les religieux pour quatre batteries au commandement de l’abbé : le produit de la première allant à Guillaume Crépin et sa femme, le produit des trois suivantes est partagé par moitié entre les deux parties [4]. 

Au mois d’avril 1263, l’official de Rouen indique que par devant Robert du Moulin, notaire juré de sa cour, député par lui, Guillaume Crépin et sa femme Jeanne, ont abandonné pour 200 livres tous les droits qu’ils pourraient avoir sur l’eau, la pêche ou batterie entre Jumièges et Yville [5]. Le fond de l’affaire porte sur le droit de pêche payé par les pêcheurs d’Yville dans une zone comprise entre Jumièges et Yville-sur-Seine. Il semble constitué par un ensemble de quatre batteries. La batterie désigne probablement une phase de la pêche. Après avoir déployé le filet, les embarcations remontent en amont ou en aval, selon la marée. Arrivés à une distance convenable, les pêcheurs battent le fleuve avec leurs avirons tout en se laissant aller vers le filet qu’ils n’ont plus qu’à relever. L’amende n’est en fait qu’un accord de dupes puisque dans le même temps, pour une somme correspondant à celle de l’amende, Gilbert Crespin et sa femme abandonnent leur droit sur ces quatre pêches sans nul doute annuelles.


Cette affaire ne concerne vraisemblablement qu’une portion du fleuve sans constituer la totalité des possessions du seigneur d’Yville, puisqu’un nouveau litige voit le jour entre les deux parties au début du XVe siècle. En 1408, le seigneur d’Yville reconnaît que son gruyer, officier seigneurial des eaux et forêts, a saisi à Conihout, à tort et contre son droit, plusieurs bateaux et filets appartenant aux religieux [
6]. L’affaire se termine par un accord passé devant le prévôt de Paris, le 9 février 1413 [7]. Les religieux rappellent les limites de leur seigneurie sur l’eau ; or le seigneur d’Yville a empiété sur leurs droits et tenté de saisir les filets de leurs hommes. De son côté le seigneur d’Yville prétend avoir droit de pêche sur la totalité de sa seigneurie tant de son côté, rive gauche, que de celui des religieux, rive droite. Malgré cela, les religieux ont arrêté Denis Levavasseur et Guieffin Le Blont, ses pêcheurs, « qui a sont droit et par ordonnance et licence estoient allez pescher en lad. eaue et rivière ou costé desd. religieux à l’endroit de sad. Terre d’Yville. »

De fil en aiguille, l’affaire remonte à l’Échiquier qui la renvoie devant le bailli de Rouen avant de se terminer devant le prévôt de Paris où les parties s’accordent. L’abbé reconnaît ses torts et accorde que le seigneur d’Yville puisse jouir de la possession du fleuve entre les rives gauche et droite « en tant que lad. eaue et terre d’Yville se pourporte ». De plus, l’abbé accorde que, entre ces limites, les pêcheurs d’Yville puissent arrimer leurs bateaux, descendre à pied sec, tirer et démêler leurs filets. Durant la saison de l’alose, ils peuvent installer un « pel » (ndlr : pieu) pour arrêter leur seine ou autre filet. Ils doivent simplement l’ôter à la fin de la saison. En récompense de ces concessions, le seigneur d’Yville achète pour les moines 6 livres de rente et leur donne une acre de terre à Hauville. L’aveu et dénombrement du 28 mars 1526 reprend ces différents éléments et y ajoute une rente annuelle de 2 sous sur chaque seine et bateau des pêcheurs sans qu’il soit possible, pour l’instant d’en définir l’origine [8].


Mais l’abbaye de Jumièges doit aussi faire face à ses propres tenanciers. L’acte le plus ancien voit les futurs opposants s’allier contre un puissant personnage, Hector de Chartres, maître et enquêteur des Eaux et Forêts du roi en Normandie [
9]. Le 13 juin 1389, ils obtiennent des lettres de Charles VI ajournant ce dernier au prochain Échiquier pour avoir fait juger et emprisonner plusieurs pêcheurs contre la coutume de Normandie. L’ajournement est remis le 26 juillet 1389 par Jean Capetière, sous-sergent de Bolbec, en la main de Pierre Ango, lieutenant d’Hector de Chartres, mais le procès-verbal est rédigé le 3 décembre 1389 par Pierre de Cormeilles. Le document fournit non seulement la liste de pêcheurs de Jumièges [10], hors dom Jean Gode, procureur et avoué de l’abbaye, mais aussi le point de départ de l’action constitué par la confiscation de douze seines. Le problème ne porte pas sur le fonds mais sur la forme, d’où la doléance.


La fin de l’histoire reste pour l’instant inconnue, tout comme, la même année, le nom des bénéficiaires du congé donné par les religieux, les autorisant à pêcher dans leurs eaux à charge de porter leur pêche à la cuisine de l’abbaye qui la prend pour l’abbé ou les religieux, au prix qui lui plaît [
11]. Plus précis, un vidimus de Roger Mutel, vicomte de l’Eau de Rouen, réalisé le 15 mars 1430, contient un compromis entre l’abbaye de Jumièges et ses tenanciers de Jumièges, Yainville et du Mesnil, du 7 septembre 1403 [12]. Au départ, les habitants se plaignent que les religieux cherchent à les empêcher de pêcher comme leurs prédécesseurs, en exigeant qu’ils portent le tiers de leurs poissons à la cuisine de l’abbaye. Ils portent plainte auprès des officiers des Eaux et Forêts du roi. Les religieux font appel à un procès vieux de 14 ans où plusieurs personnes avaient été condamnées aux plaids ordinaires de Jumièges par le sénéchal de l’abbaye, et s’étaient amendés devant Jean Cougnard, son sous-sénéchal, pour avoir pêché sans congé et n’avoir pas apporté le poisson aux cuisines de l’abbaye. Les pêcheurs reconnaissent leurs torts et l’abbé de Jumièges, Geoffroi Harrenc, ordonne que tous pêcheurs en ces eaux apportent toutes leurs pêches aux cuisines de l’abbaye dont le tiers appartient à l’abbaye et les deux autres tiers peuvent être achetés par les cuisiniers du couvent au prix qui leur convient. 

Les habitants ne l’entendent pas de cette oreille et font valoir courtoisement, par la suite, que ce droit, ajouté aux rentes seigneuriales, ne leur permet pas de vivre décemment. Par sentence lue devant 31 personnes représentant les trois communautés d’habitants, Simon Dubosc, abbé de Jumièges, accepte de réduire la part de l’abbaye au cinquième du poisson pêché ou de sa valeur évaluée au prix du jour : en cas de contestation, les cuisiniers de l’abbaye tranchent. Si le cuisinier n’a pas besoin de tout le poisson, le pêcheur peut emporter le surplus. Plusieurs espèces de poissons sont exclues de l’accord, les poissons royaux qui doivent être remis à l’abbaye et les « fintes » [13] et « cailloniaulx ». Leurs pêches durent six semaines. Pour cette pêche, les pêcheurs doivent payer 5 sous par seine, le 1er juin, et chaque semaine, à la demande du cuisinier, 1 « finte » ou 3 « cailloniaulx ». Afin d’éviter toutes discussions, les pêcheurs ne peuvent vendre ou transporter leurs poissons sans le congé du cuisinier ou de son commis. Les pêcheurs s’engagent à respecter cet accord qui est exigé de chaque nouveau pêcheur. Il peut être redemandé autant de fois que l’abbé, le cuisinier ou le commis l’exigent, sous peine de confiscation du navire et des filets donnant lieu à une poursuite devant les tribunaux de l’abbaye.

Le compromis semble adopté définitivement par les parties. Le 27 avril 1490, Pierre d’Arc, lieutenant général du bailli de Rouen, amende Jean Le Villain, Jean Sanson, Aubert Antoine, Colin Hue, Jean Le Pers, Jean du Quesne dit Dauphin, poursuivant, par doléance, Guillaume Ango, lieutenant général du vicomte de Rouen. Ce dernier les a mis en défaut vers l’abbaye de Jumièges où le sénéchal les avait condamnés en première instance, pour ne pas avoir payé le cinquième de tout le poisson pris en la pêcherie du lieu [14]. L’aveu de 1525 reprend les grandes lignes de cet accord mais précise que les saumons doivent être systématiquement apportés à la cuisine de l’abbaye jusqu’à ce quelle en soit suffisamment pourvue, et fournit une liste des poissons royaux : esturgeons, dauphins, marsouins et autres [15].


Dans les années 1430, l’abbaye de Jumièges intervient de nouveau pour préserver son droit de pêche. Le 12 mars 1431, des lettres de Laurent Guesdon, lieutenant général du bailli de Rouen, adressées au sergent ou sous-sergent de Saint-Georges, nous apprennent que les pêcheurs d’Anneville-sur-Seine ont tenté de pêcher dans les eaux des religieux [
16]. Ces derniers ont confisqué leurs bateaux, seines (ndlr : senne) et autres engins de pêche. Malgré cela, ils continuent de descendre sur la terre des religieux pour tirer leurs filets. Prévenu, Jean Foubert, procureur de l’abbaye, leur signifie de bien vouloir cesser leurs méfaits. Devant l’insistance des pêcheurs, ce dernier pousse une clameur de haro. Il obtient la saisie des navires et des engins de pêche des fraudeurs, mais le vicomte de Rouen adresse un mandement au sergent ou sous-sergent de Saint-Georges, rendant les objets confisqués mis en garde ou à ferme à certaines personnes. Les moines en prennent doléance. Le lieutenant général du bailli leur demande de convoquer le vicomte de Rouen aux prochaines assises du bailliage pour qu’il vienne se justifier, et de remettre les choses en leur état initial.

Le 21 avril 1431, les pêcheurs de Jumièges se chargent du fait de Michel Durant, vicomte de Rouen, pour ce qu’il a fait pour eux et au profit de leur cause dans l’affaire qui les oppose aux moines de Jumièges [17]. Sur ces entrefaites, des lettres de Guillaume de La Fontaine, lieutenant général du bailli de Rouen et de Gisors du 12 avril 1431, indiquent que le mandement de Michel Durant était assorti d’une caution à verser aux religieux [18]. Les pêcheurs, pressés parce qu’ils sont en pleine saison de pêche des aloses, demandent aux religieux de trouver un accord après la Saint-Jean-Baptiste sans remettre en cause leurs prétentions. Avec le consentement de Martin Mordaut, procureur des religieux de Jumièges, le lieutenant général commet Perrin Legrain comme garde, pour marquer le nombre de poissons et leur valeur jusqu’aux prochaines assises de la Saint-Jean. Le 7 juillet 1432 il demande au premier sergent ou sous-sergent requis, de convoquer le garde aux assises de la Saint-Jean pour fournir les résultats de son enquête [19]- [20]. Trois mois plus tard, le 17 septembre 1432, les moines passent un accord provisoire avec les pêcheurs. L’abbaye les autorise à continuer leurs activité pendant deux ans et sans préjudice du procès, contre une rente de 5 s. payable à la Pentecôte [21]. Pierre d’Yanville dit Valeton, pour lui, son frère Jean et Colin Le Mire s’engagent à le faire ratifier par Pierrot Malet, Jean Lepegnie dit Meslin et Jean Amart, pêcheur d’Anneville. Il est intéressant de noter que cette liste ne correspond pas à la liste précédente [22] : il pourrait s’agir d’un acte complémentaire à un troisième acte au contenu similaire passé entre les deux précédents.

L’affaire s’éternise. Le 8 mars 1441, Guillaume de La Fontaine autorise les pêcheurs d’Anneville à exploiter la partie du fleuve en litige, la moitié du fleuve entre Josephessart et Yville, face à Berville-sur-Seine et à Anneville, pendant cinq ans, contre une caution suffisante. Cette décision ne plaît pas à l’abbaye ; elle élève une doléance et obtient des lettres de Henri VI, roi de France et d’Angleterre, données à Rouen le 12 mai 1442, adressées au vicomte de Rouen ou son lieutenant, lui ordonnant de convoquer le lieutenant général du bailliage de Rouen et les pêcheurs au prochain Échiquier [23]. L’affaire suit son cours. Les archives de l’abbaye conservent des lettres de Jean Lemoine, du 29 mai 1442, ordonnant au premier sergent, sur ce requis, qu’il somme Guillaume de La Fontaine de se présenter au prochain Échiquier de Normandie afin de répondre de la doléance prise par les religieux de Jumièges auprès du roi Henri VI, qu’il avise les pêcheurs intimés, qu’il remette la cause en l’état après avoir reçu une caution suffisante [24]. Le 17 juin 1442, devant Guillaume Le Melle, lieutenant général du vicomte de Rouen, Jean Couse, sergent de Saint-Georges, témoigne avoir signifié à Guillaume de La Fontaine de se trouver au prochain Échiquier pour répondre de la doléance portée par les religieux à son encontre et dont il a fait avis aux pêcheurs d’Anneville concernés [25].

L’affaire est peut-être passée à l’Échiquier de la Saint-Michel mais, entre-temps, elle a pris le chemin de son substitut : la cour du conseil du roi à Rouen comme l’indique un mandement adressé le 15 juin 1442 à Jean Le Maire, huissier du conseil, ou au premier sergent requis [26]. Les exposants, les pêcheurs de la seigneurie d’Anneville, précisent que l’abbaye de Jumièges a élevé une clameur en doléance et a obtenu son annulation à l’Échiquier de Normandie. Les pêcheurs ne contestent pas la décision mais le sergent qui a exécuté la sentence a emmené à Rouen des navires et des seines qui ne font pas partie des objets confisqués auparavant. Ce fait consiste pour les demandeurs en une perte de plus de 100 livres dont ils demandent provision de justice. Ces faits considérés, la cour ordonne de convoquer devant elle l’abbaye et toutes autres personnes concernées.

Le procès devant la cour du roi n’a laissé aucune trace si ce n’est la nomination d’une commission d’enquête et un argumentaire, en 14 articles, sans date, rédigé par l’abbaye intitulé ... « Ce sont les fais et articles que soi les religieux abbé et couvent de Jumièges requierent informacion et examen des tesmoings estre fais par messeigneurs les commissaires à ce ordonnez par nos seigneurs du conseil du roi nostre seigneur à Rouen. »

Dans cet ensemble, les 4e, 6e, 9e et 12e articles fournissent une vision à peu près complète de la situation. Au 4e article, les moines rappellent que leurs hommes ont toujours pêché dans leurs eaux en payant le cinquième du poisson qu’ils prennent mais l’action des pêcheurs d’Anneville les empêche de jouir de leurs droits. Ces derniers n’ont jamais pêché sur leurs eaux sauf de nuit ou par voie de fait, en utilisant des gens de guerre pour défendre ou récupérer leurs filets et leurs bateaux. En outre, les pêcheurs n’ont pas hésité à utiliser des menaces tant envers les divers seigneurs d’Anneville qui se sont succédés qu’envers les religieux ou leurs officiers, si bien que personne n’a jamais osé comparaître. Le 9e article indique que les pêcheurs d’Anneville pêchent dans les eaux de Jumièges car elles sont plus poissonneuses et, pour cela, ils ne payent rien, si ce n’est 8 s. et 1 alose à leur seigneur, le roi. Au 12e article, les pêcheurs d’Anneville prétendent avoir le droit de tirer leurs filets sur un chemin royal se trouvant sur la rive droite. Les religieux répliquent qu’il ne s’agit que d’une petite sente de terre pour haler les navires allant ou remontant du fleuve.

Ce dernier article est le problème fondamental. Les seines sont des filets à un seul panneau. Ils peuvent être utilisés pour une pêche dérivante où pour une pêche fixe. Dans ce dernier cas, le point de départ se trouve sur la rive et le filet est déroulé progressivement à partir d’une embarcation faisant un demi-cercle. Il suffit alors de rapprocher les deux extrémités et de tirer le filet à terre. Dans ces conditions, il est quasi impossible aux pêcheurs de rester sur la partie du fleuve appartenant à la seigneurie dont ils relèvent. Les courants et le déroulement de la pêche peuvent porter de part et d’autre du fleuve. Le pêcheur va où se trouve le poisson. En pêche dérivante, les filets ne barrent jamais la totalité du cours d’eau et se déplacent en fonction du courant. Dans les deux cas, il est nécessaire de descendre sur la terre la plus proche pour tirer le filet que les pêcheurs viennent de refermer, sous peine de perdre une partie du poisson capturé. L’accord conclu avec le seigneur et les pêcheurs d’Yville-sur-Seine constitue un premier indice de ces pratiques, tout comme le compromis conclu entre l’abbaye de Jumièges et les pêcheurs d’Anneville-sur-Seine, mettant un point final à cette affaire en est la preuve, sans savoir si les commissaires de la cour ont eu le temps de terminer leur instruction.


Le 25 mars 1442, par devant Pierre Alatraine, tabellion juré, en la compagnie de Frelin Anfrie, tabellion en la vicomté de Rouen, les pêcheurs d’Anneville [
27] reconnaissent la seigneurie des religieux sur la moitié droite de la Seine entre le val de l’Ânerie et l’eau d’Yville [28]. En échange, l’abbaye de Jumièges les autorise à y pêcher contre une rente annuelle de 20 s. t. payable par moitié à Pâques et à la Pentecôte plus une alose dans les huit jours suivant Pâques. L’accord prend effet à la fête de Pâques suivante. Si un pêcheur ne mouille pas ses filets, il ne paye rien mais s’il le fait une seule fois, il doit verser la rente. La seine claire acquitte les autres engins de pêche mais si les pêcheurs utilisent exclusivement d’autres engins, d’autres « applets », ils doivent payer comme les autres. En raison de cette rente, les pêcheurs peuvent arrimer leurs bateaux et tirer leurs filets sur la rive des moines, mais ils ne peuvent descendre pour une autre raison. Les moines se réservent les poissons francs et le droit d’autoriser la pêche aux pêcheurs de Berville-sur-Seine et à tout autre avec il leur plaît de composer.


Les pêcheurs de la paroisse voisine, Berville-sur-Seine, probablement mêlés à l’affaire, semblent avoir largement profité de la situation. Un inventaire analytique du XVIIIe siècle contient un « Bail fait à Denis Le Vavasseur et aucun pescheurs de Berville pour pescher en l’eau de Pillet et des Noyers à la charge de payer aux religieux 7 s. 6 d. et une aloze pour chaque seine par chacun etc. et de bailler du poisson au cuisinier de l’abbaye de Jumièges aux prix du marchand » conclu en 1432 [
29]. L’accord conclu le 3 juin 1442 reprend quasiment mot pour mot l’accord accepté par les pêcheurs d’Anneville [30]. La seule différence notable vient du fait que la rente complémentaire d’une alose est remplacée par la fourniture de poisson à l’abbaye, à un prix raisonnable. Pour ce, les pêcheurs de Berville obtiennent l’autorisation de pêcher au devant de tous les autres. Cet accord n’empêche pas de conclure des accords particuliers. Par devant Jean Versière et Pierre Verdière, tabellions jurés à Saint-Georges, Guillaume La Merre, fermier des eaux et pêcheries d’Anneville et de Duclair, autorise, le 23 mai 1497, Martin Guibele et Jean Morel, pêcheurs de Berville, à pêcher avec une seine claire ou basse et un bateau entre le val de l’Ânerie et l’embouchure du Pillet. Le bail est conclu pour la somme de 25 s. t. payable par moitié à la Saint Michel et à Noël. Il est valable un an. S’ils pêchent du saumon, ils sont tenus de le donner au fermier pour le prix qu’un autre veut donner. S’ils pêchent un esturgeon, ils doivent le porter aux religieux ou au fermier sans qu’ils puissent rien demander sauf leur bon plaisir [31].


Dans l’aveu du 28 mars 1526, il n’y a plus de différence entre les pêcheurs d’Anneville et de Berville. François de Fontenay déclare qu’ils lui doivent 20 sous et une alose, parmi les premières capturées entre le val de l’Ânerie et l’eau d’Yville [
32]. Le plus intéressant de l’histoire est que, par la donation de Charles VII du 30 mars 1449 [33], l’abbaye de Jumièges revient, partiellement puis totalement, au seigneur d’Anneville. Non seulement le roi leur donne, entre autres choses, la partie du fleuve relevant de la seigneurie d’Anneville, mais aussi autorise ceux qui pêchent au nom des religieux à y poser le pied, tirer leur navire et retirer leurs filets et leurs instruments de pêche. Il n’est rien dit des pêcheurs d’Anneville mais l’aveu et dénombrement de 1526 constitue une source précieuse pour connaître les droits qu’ils doivent verser à leur nouveau seigneur... « Et sont tenues toutes les pescheries de lad. rivière tenues de nous et les pescheurs subgets bailler et délivrer à nous et à nos fermiers les poissons qu’ils peschent en leur payant au prix de la rivière et nous présenter tous les saumons qu’ils prennent, et pour chacun nous doibvent, 12 d. de présentation. Oultre nous appartient les frans poissons réservés par droit de seigneurie. Et sur chacun des retz, engins et aplets en quoi peschent lesd. pescheurs prenons chacun an, c’est assavoir pour la claire seine, chacun an, 8 s. t. et une alloze, la seconde peschée, pour chacun multiere, chacun an, 6 d., pour chaque nasse, par an, 18 d., pour chaque espoisse seine, pour mois, 12 d. : pour chacune basse seine, pour mois, 6 d., et des autres engins composent nosd. fermiers et d’iceux engins et droitures avons la congnoissance et jurisdiction. »


Mis à part le fait de fournir une vision des divers engins de pêche utilisé, ce document constitue le point terminal d’une évolution qui continue peut-être à l’époque moderne. L’objectif recherché involontairement est probablement une domination totale de la Seine, entre l’Ânerie et le Rouge Saulx. Malgré les efforts de l’abbaye, favorisés par les circonstances, le but n’est pas atteint mais les résultats sont notables. Parmi les autres droits de l’abbaye, il conviendrait de s’intéresser au droit de varech, droit sur les épaves venant à la côte, dont dispose l’abbaye sur cette partie du fleuve. Dans la mesure où il ne fait l’objet d’aucune contestation, il est superflu d’en développer le contenu. En dehors de ces droits, la présence de l’eau génère une autre activité : la construction navale. Elle ne semble pas avoir conduit au développement d’une législation particulière. Des charpentiers de navires habitant Jumièges figurent dans l’enquête de 1453. Dans les collections des manuscrits de la bibliothèque de Rouen figure un missel de l’abbaye du XIIe siècle [
34]. L’ouvrage se termine par l’ajout, au XIVe siècle, de plusieurs formulaires dont une Benedictio navis pratiquée à Jumièges décrite avec une délicieuse spiritualité lors du colloque du Millénaire de l’abbaye, par dom Antoine Levasseur [35].

DE NORVILLE A CONTEVILLE

Pour retrouver le deuxième ensemble des possessions fluvio-maritimes de l’abbaye, il faut traverser la forêt de Brotonne par la voie de terre où parcourir une boucle de la Seine. Une partie des possessions y est antérieure aux invasions scandinaves. La confirmation des biens de l’abbaye de Jumièges, donnée à Fécamp en août 1025 par Richard II, les énumère avec les autres biens restitués par Guillaume Longue-Épée lors de la restauration de 938 [36] : Quillebeuf, Saint-Aubin-sous-Quillebeuf [37], le port sur la Seine appelé Tutus, Norville [38]. Richard II y ajoute Trouville-La-Haulle et quatre salines à Honfleur. La bulle de confirmation des biens de l’abbaye de Jumièges délivrée à Bourges le 4 août 1163, indique des donations complémentaires : 14 sommes de sel, à Leure, 7 somme de sel, dans les salines de Robert Bertran [39]- [40]. La confirmation des biens du monastère réalisée par Henri II à Rouen entre 1172 et 1178, précise que les quatorze sommes de sel sont le fruit d’une donation de son oncle Henri Ier Beauclerc, auxquelles sont joints les hôtes qui gardent les salines. Cet acte leur garantit aussi les cétacés pris par hasard à Quillebeuf et à Saint-Aubin [41]. Le 18 janvier 1195 (n.s.), l’abbaye de Jumièges complète l’ensemble par l’échange avec Richard Cœur-de-Lion de la terre de Pont-de-l’Arche contre la terre de Conteville où le duc-roi reçoit ; les moines conservent les droits de patronage de l’église paroissiale de la première et doivent payer une rente de 20 livres d’Angers au duc-roi sur la seconde [42]. Cet échange est à mettre en relation avec la recherche de points d’appui du duc de Normandie dans sa lutte contre Philippe II Auguste ; il précède celui réalisé avec l’archevêque de Rouen, des Andelys, contre la ville de Dieppe, réalisé en 1197.
Ces biens se trouvent dans la partie occidentale de l’estuaire de la Seine. Le fleuve s’y mêle à la mer dans un vaste espace fluctuant. Dans les années 1485, les habitants de Quillebeuf, Saint-Aubin, Sainte-Opportune, Trouville-La-Haule et Vieux-Port entrent en conflit avec les religieux à propos des nouveaux herbages déplacés par le changement du « diep » et du cours de la Seine [
43]. Un état des procès soutenus par l’abbaye durant l’année 1517 indique un procès se déroulant aux assises de Pont-Audemer entre les moines et les habitants de Saint-Aubin et de Quillebeuf, au sujet de l’île de Baudin que l’abbaye revendique au nom de sa baronnie [44] de Trouville-La-Haule [45]. Bien qu’il n’y ait aucune précision, il est probable qu’il s’agisse d’une île nouvellement formée. Il est impossible d’en définir l’emplacement tout comme les variations supposées de la Seine dans un document du XIIe siècle concernant Norville et Vatteville-la-Rue.

2.1) Norville et Vieux-Port

Norville fait partie des restitutions de 938. Dans le domaine fluvio-maritime, le premier document est constitué par un accord réalisé entre 1178 et 1190 entre Robert, comte de Meulan, et Robert IV d’Argences, abbé de Jumièges, sur les pêcheries situées entre Vatteville-la-Rue et Norville. Les parties indiquent que l’abbaye, du don du comte, est la seule à pouvoir y pêcher à marée descendante. Il précise que les pêcheries dites florei sive stultum rete se trouvent soit sur la terre du comte, soit sur la terre de l’abbaye. À ce titre, ils demandent à leurs gardiens des pêcheries respectifs de préserver les biens de l’un et de l’autre. Les étallières, pêcheries fixes constituées par des pieux garnis de filet ou de végétation, ne peuvent être fichées que par un accord commun. Si des hommes du comte sont poursuivis par l’abbé, le corps du délit et l’amende reviennent au comte. L’inverse est valable s’il s’agit de tenanciers de l’abbaye. Dans le cas d’un étranger, le partage se fait de manière équitable. En cas de déplacement du cours de la Seine, le terre apparue appartient à celui dont la seigneurie est contiguë comme le prévoit l’ancienne coutume de l’eau. En dernier lieu, si le comte fait ficher des pieux sur sa moitié, il donne soixante pieux, en provenance de son bois, à l’abbé pour qu’il fasse de même [46].


Par la suite, les pêcheries du lieu apparaissent simplement de manière épisodique dans les sources. Un inventaire analytique du XVIIe siècle indique une « Donation et remise des deubs au prévost de Vasteville à cause des estallières de La Viguaye et du Blanc poisson » réalisée en 1236 [
47]. Il convient de noter que les religieux de Saint Wandrille perçoivent une décime sur la première, comme le démontre un ordre de restitution du bailli de Rouen au vicomte de Pont-Audemer daté de 1340 [48]. L’aveu et dénombrement du 28 mars 1525 démontre que les religieux de Jumièges conservent ce droit et la juridiction sur les pêcheurs, leurs engins et leurs filets, auxquels il faut ajouter la seigneurie de l’île Pelée où se trouve l’étallière de La Viguaye [49].
Dans le même aveu et dénombrement et directement à la suite de Norville, l’abbé de Jumièges déclare avoir la propriété du port et passage de Courval ou du « Thuict » avec le droit de descendre sur toute la terre environnante quand il ne peut accoster sur la terre. À ce titre, les hommes du lieu doivent verser 1 « cortel » ou 2 d. à Noël, sauf s’ils sont marchands, pour pouvoir passer librement d’un côté à l’autre de la Seine. Le port de Courval, aujourd’hui appelé Vieux-Port, fait partie des biens restitués en 938. L’antiquité du passage n’est plus à démontrer. Un simple coup d’œil sur une carte routière permet de suivre le tracé d’une voie romaine reprise partiellement aujourd’hui par le chemin départemental 87 allant de Vieux-Port à Lisieux [
50]. Dans l’accord conclu entre Amaury, comte d’Évreux, et Robert IV d’Argences, abbé de Jumièges, sur divers droits proches de la Seine, il est écrit que le portier [51] du port de Courval doit avoir soixante gerbes sur la grange de Gravenchon, appartenant probablement au comte, et un porc aux panages du lieu [52]. Bien que la nature de la rente ne soit pas précisée mais vu son importance, il est logique de croire que le bac de Vieux-Port a encore quelque importance.

Le XIIIe siècle voit se dérouler une curieuse enquête qui semble correspondre à une remise en question de la propriété utile de l’abbaye de Saint-Wandrille. À une date comprise entre juin [53] et septembre 1248 [54], Jean de Melun, bailli de Verneuil, écrit à Blanche de Castille, reine de France, pour l’informer des résultats d’une enquête demandée par le futur saint Louis pour savoir si le port de Courval est du ressort de la vicomté du bailliage de Pont-Audemer ou du baillage de Caux [55]. À la suite de Philippe d’Ételan, les soixante-quatre autres témoins déclarent qu’ils relèvent du premier que l’abbé de Jumièges est seigneur du port. Ceux qui traversent s’acquittent de leur droit au bailliage de Pont-Audemer. Quant un bandit est arrêté, il est jugé à Pont-Audemer et rendu à l’abbé sur sa demande. L’enquête est renvoyée à l’Échiquier suivant puisque le recueil des jugements de l’ancienne cour ducale publié par Léopold Delisle contient une sentence de la cour de septembre 1248 reprenant les termes de sa conclusion mot à mot [56].


Dans cette affaire les raisons de l’intervention du roi et de ses officiers restent obscures. Aucun document original ne fournit l’ombre d’une explication. À l’inverse, un inventaire réalisé au XVIIe siècle montre que les religieux sont obligés de veiller en permanence à la préservation de leur bien. Une sentence de l’Échiquier de la Saint Michel 1332 rappelle que l’abbaye de La Trinité de Fécamp est seigneur du quai d’Aizier, en aval de Vieux-Port, mais qu’elle n’a que le droit d’y charger ou décharger du bois car, autrement, cela porterait préjudice au duc de Normandie et à l’abbaye de Jumièges [
57]. Dans l’affaire, une autre analyse démontre que ce sont les officiers du duc qui ont agi en premier. La cause première porte sur la perception illicite de droits de port à Aizier : les moines de Fécamp sont condamnés à les rendre au duc de Normandie. L’intervention de l’abbaye de Jumièges apparaît comme complémentaire sous forme de lettres obtenues par ces derniers contre les religieux de Fécamp ayant abattu une étallière faite par eux sur la Seine selon leur droit, à cause de leur terre de Vieux-Port [58].

Les religieux de Fécamp semblent avoir été condamnés pour le premier fait, mais cela paraît moins évident pour le second dans la mesure où, dans la restitution de 938, il n’est fait mention que du port. Leur second voisin immédiat, le seigneur d’Ételan, semble d’une sagesse exemplaire [59]. À la fin du Moyen-âge ou au début de l’époque moderne, les choses se gâtent. Louis Picart, seigneur du lieu, menace puis brûle le bac des religieux [60]. Ces derniers ne trouvent plus personne qui veuille le tenir. La seule solution est de recourir au roi ou plutôt à son lieutenant, le futur Charles VIII, duc d’Orléans, gouverneur de Normandie. Le 5 juillet 1497, Jean d’Amboise, archevêque de Rouen, lieutenant-général du duc de Normandie, adresse au seigneur d’Ételan des lettres l’informant qu’il met les religieux tenant le « port et passage de Courval, Noirville et Estellant » sous la protection royale et lui ordonne de cesser ses entreprises sous peine de 100 marcs d’amende. La fin de l’histoire reste pour l’instant inconnue même s’il semble logique de considérer que le droit des religieux est suffisamment établi, en ce qui concerne Vieux-Port, pour qu’ils obtiennent gain de cause.

Rouen au vicomte de Pont-Audemer daté de 1340. L’aveu et dénombrement du 28 mars 1525 démontre que les religieux de Jumiges conservent ce droit et la juridiction sur les pêcheurs, leurs engins et leurs filets, auxquels il faut ajouter la seigneurie de l’île Pelée où se trouve l’étallière de La Viguaye. Dans le même aveu et dénombrement et directement à la suite de Norville, l’abbé de Jumièges déclare avoir la propriété du port et passage de Courval ou du « Thuict » avec le droit de descendre sur toute la terre environnante quand il ne peut accoster sur la terre. À ce titre, les hommes du lieu doivent verser 1 « cortel » ou 2 d. à Noël, sauf s’ils sont marchands, pour pouvoir passer librement d’un côté à l’autre de la Seine. Le port de Courval, aujourd’hui appelé Vieux-Port, fait partie des biens restitués en 938. L’antiquité du passage n’est plus à démontrer. Un simple coup d’œil sur une carte routière permet de suivre le tracé d’une voie romaine reprise partiellement aujourd’hui par le chemin départemental 87 allant de Vieux-Port à Lisieux. Dans l’accord conclu entre Amaury, comte d’Évreux, et Robert IV d’Argences, abbé de Jumièges, sur divers droits proches de la Seine, il est écrit que le portier du port de Courval doit avoir soixante gerbes sur la grange de Gravenchon, appartenant probablement au comte, et un porc aux panages du lieu. Bien que la nature de la rente ne soit pas précisée mais vu son importance, il est logique de croire que le bac de Vieux-Port a encore quelque importance. 

Le XIIIe siècle voit se dérouler une curieuse enquête qui semble correspondre à une remise en question de la propriété utile de l’abbaye de Saint-Wandrille. À une date comprise entre juin et septembre 1248 , Jean de Melun, bailli de Verneuil, écrit à Blanche de Castille, reine de France, pour l’informer des résultats d’une enquête demandée par le futur saint Louis pour savoir si le port de Courval est du ressort de la vicomté du bailliage de Pont-Audemer ou du baillage de Caux . À la suite de Philippe d’Ételan, les soixante-quatre autres témoins déclarent qu’ils relèvent du premier que l’abbé de Jumièges est seigneur du port. Ceux qui traversent s’acquittent de leur droit au bailliage de Pont-Audemer. Quant un bandit est arrêté, il est jugé à Pont-Audemer et rendu à l’abbé sur sa demande. L’enquête est renvoyée à l’Échiquier suivant puisque le recueil des jugements de l’ancienne cour ducale publié par Léopold Delisle contient une sentence de la cour de septembre 1248 reprenant les termes de sa conclusion mot à mot . Dans cette affaire les raisons de l’intervention du roi et de ses officiers restent obscures. Aucun document original ne fournit l’ombre d’une explication. À l’inverse, un inventaire réalisé au XVIIe siècle montre que les religieux sont obligés de veiller en permanence à la préservation de leur bien. Une sentence de l’Échiquier de la Saint Michel 1332 rappelle que l’abbaye de La Trinité de Fécamp est seigneur du quai d’Aizier, en aval de Vieux-Port, mais qu’elle n’a que le droit d’y charger ou décharger du bois car, autrement, cela porterait préjudice au duc de Normandie et à l’abbaye de Jumièges . 

Dans l’affaire, une autre analyse démontre que ce sont les officiers du duc qui ont agi en premier. La cause première porte sur la perception illicite de droits de port à Aizier : les moines de Fécamp sont condamnés à les rendre au duc de Normandie. L’intervention de l’abbaye de Jumièges apparaît comme complémentaire sous forme de lettres obtenues par ces derniers contre les religieux de Fécamp ayant abattu une étallière faite par eux sur la Seine selon leur droit, à cause de leur terre de Vieux-Port . Les religieux de Fécamp semblent avoir été condamnés pour le premier fait, mais cela paraît moins évident pour le second dans la mesure où, dans la restitution de 938, il n’est fait mention que du port. Leur second voisin immédiat, le seigneur d’Ételan, semble d’une sagesse exemplaire . À la fin du Moyen-âge ou au début de l’époque moderne, les choses se gâtent. Louis Picart, seigneur du lieu, menace puis brûle le bac des religieux . Ces derniers ne trouvent plus personne qui veuille le tenir. La seule solution est de recourir au roi ou plutôt à son lieutenant, le futur Charles VIII, duc d’Orléans, gouverneur de Normandie. Le 5 juillet 1497, Jean d’Amboise, archevêque de Rouen, lieutenant-général du duc de Normandie, adresse au seigneur d’Ételan des lettres l’informant qu’il met les religieux tenant le « port et passage de Courval, Noirville et Estellant » sous la protection royale et lui ordonne de cesser ses entreprises sous peine de 100 marcs d’amende. La fin de l’histoire reste pour l’instant inconnue même s’il semble logique de considérer que le droit des religieux est suffisamment établi, en ce qui concerne Vieux-Port, pour qu’ils obtiennent gain de cause.

Notes

[1] “ Vita Filiberti, abbatis Gemmeticensis et Heriensis”, Krush (B.)-Levison (W.) ed., Monumenta Germanie historica, Scriptorum rerum Merovingiarum, T. V, 1910, p. 590.
[2] Loth (abbé J.) ed., Histoire de l’abbaye royale de Jumièges par un religieux de la congrégation de Saint-Maur, Rouen, Ch. Méterie, 1832, t. I, p. 4.
[3] A.D. 76, 9 H 1, fol. 86.
[4] A.D. 76, 9 H 8, fol. 62-63 - Delisle (L.), Recueil de jugements de l’Echiquier de Normandie au XIIIe siècle (1207-1270) suivi d’un mémoire sur les anciennes collections de ces jugements, Paris, Imprimerie impériale, 1864, p. 191-192.
[5] A.D. 76, 9 H 130.
[6] A.D. 76, 9 H 1, fol. 172-173.
[7] A.D. 76, 9 H 8, fol. 58.
[8] A.D. 76, 9 H 10, fol. 1 - A.D. 76, 9 H 50.
[9] A.D. 76, 9 H 131- Beaurepaire (Fr. de), Roquelet (A.), La vie dans la forêt Normande à la fin du Moyen-Âge - Le coutumier d’Hector de Chartres, Rouen, Société de l’Histoire de Normandie, 1989-1995, p. XLV-XLVI.
[10] Robin Godeffroi, Simon Nivelet, Robin Mahommet, Guillaume Le Rouge, Raoul Amours, Robin Dane, Colin Henri, Simon Le Roi, Guillaume Tuevaque, Roger Bernard, Robert Michel, Robin Le Rouge, Jouen Vi, Guillaume Le Blot, Jeannet Sanson, Simon Leblont, Jouen Le Roi, Regnaut du Jardin, Ernault Hue, Guillaume Liart, Guillot Le Rouge.
[11] A.D. 76, 9 H 1, fol. 172.
[12] A.D. 76, 9 H 8, fol. 9.
[13] Alose finte, l’alose est un poisson de mer remontant les cours d’eau pour y frayer. Il mesure en moyenne 41cm, dispose de 60 à 65 écailles dans une rangée longitudinale et de 6 à 10 taches noires sur les flancs - Dahlström (P.), Muus (B.J.), Guide des poisons de mer et pêche, Poisson de la mer du Nord, de la Baltique et de l’Atlantique, Delachaux et Niestlé, Neufchatel (Suisse), 1966, p. 72.
[14] A.D. 76, 9 H 8, fol. 17.
[15] A.D. 76, 9 H 10, fol. 1-53 - A.D. 76, 9 H 50.
[16] A.D. 76, 9 H 737.
[17] A.D. 76, 9 H 737.
[18] A.D. 76, 9 H 737.
[19] A.D. 76, 9 H 737.
[20] L’acte contient une liste de pêcheurs d’Anneville : Jeannot, Cardin et Jean Ouart, Guillaume Bonne, Perrin Legrain, Robin Mallet Colin, Raoul et Jean dit Bonne, Jean Wythen et Denis Levasseur.
[21] A.D. 76, 9 H 737.
[22] Cf. note ? .
[23] A.D. 76, 9 H 737.
[24] A.D. 76, 9 H 737.
[25] A.D. 76, 9 H 737.
[26] A.D. 76, 9 H 737.
[27] Les pêcheurs sont représentés par Pierre d’Yanville dit la Valleton, Jean, Pierre et Robin Tariel dit Malet, Robin Varnier, Jean Amart, Colin Le Pierre et Jean Le Sauvage.
[28] A.D. 76, 9 H 4, n° 519 - A.D. 76, 9 H 8, fol. 1-2 - A.D. 76, 9 H 734.
[29] A.D. 76, 9 H 1, fol. 86.
[30] A.D. 76, 9 H 4, n° 518 - A.D. 76, 9 H 8, fol. 3-4 - A.D. 76, 9 H 734.
[31] A.D. 76, 9 H 734.
[32] A.D. 76, 9 H 10, fol. 1 - A.D. 76, 9 H 50.
[33] A.D. 76, 9 H 25 - 9 H 704 - Cf. p.
[34] B.M.Ro, A 253 (240), fol. 201.
[35] Levasseur (Dom A.), « L’Eau-Dieu à Jumièges », Jumièges, Congrès scientifique du XIIIe centenaire, Lecerf, Rouen, 1955, p. 235-246.
[36] Fauroux (M.), « Recueil des actes des ducs de Normandie, de 911 à 1066 », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXXVI, 1961, n° 36.
[37] Wuamburgus.
[38] Vieux-Port - Il apparaît le plus souvent dans la documentation postérieure sous le nom de Courval.
[39] Il est à impossible de les situer.
[40] Ramackers (Dr J.), « Normandie », Papskunden in Frankreich, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1937, t. 2, p. 216-217.
[41] Berger (E.), Delisle (L.), Recueil des actes d’Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, concernant les provinces françaises et les affaires de France, Paris, Imprimerie nationale, 1920, t. II, n° DXXVII.
[42] Vernier (J.J.), Chartes de l’abbaye de Jumièges (v. 825 à 1204), Rouen-Paris, A. Lestringant - A. Picard, 1916, vol. 2, p. 119-120.
[43] A.D. 76, 9 H 118 - A.D. 76, 9 H1231.
[44] Le terme ne désigne pas une terre à laquelle est attaché un titre mais un fief de haubert, fief devant le service d’un chevalier.
[45] A.D. 76, 9 H 83.
[46] Vernier (J.J.), Chartes de l’abbaye de Jumièges (v. 825 à 1204), Rouen-Paris, A. Lestringant - A. Picard, 1916, 2 vol., n° CXXI.
[47] A.D. 76, 9 H 3, fol. 95.
[48] A.D. 76, 16 H 322.
[49] A.D. 76, 9 H 10, fol. 1-53 - A.D. 76, 9 H 50.
[50] Carte Michelin n° 231, France, Normandie, 1988, pli 8-9.
[51] « portarius »
[52] A.D. 76, 9 H 4, n° 279 - Vernier (J.J.), Chartes de l’abbaye de Jumièges (v. 825 à 1204), Rouen-Paris, A. Lestringant - A. Picard, 1916, 2 vol., n°CXXIX.
[53] Le roi part de Paris pour la VIIIe Croisade, le 12 juin 1248 - Grousset (R.), Histoire des Croisades et royaume franc de Jérusalem, Plon, 1936, t. III, p. 427.
[54] Un recueil des jugements de l’Échiquier contient une sentence rendue à la session de la Saint-Michel 1248 terminant l’affaire, cf. infra.
[55] A.D. 76, 9 H 4, n° 20 - Beaurepaire (Ch. de), De la vicomté de l’Eau de Rouen et de ses Coutumes au XIIIe et XIVe siècle, Évreux, Imprimerie Auguste Hérissey, 1856, p. 189-190.
[56] Delisle (L.), Recueil de jugements de l’Échiquier de Normandie au XIIIe siècle (1207-1270) suivi d’un mémoire sur les anciennes collections de ces jugements, Paris, Imprimerie impériale, 1864, p. 178.
[57] A.D. 76, 9 H 3, fol. 129 - Une copie de la sentence de l’Échiquier datant de l’époque moderne figure dans les archives de l’abbaye de Fécamp (A.D. 76, 7 H 976).
[58] A.D. 76, 9 H 3, fol. 129.
[59] Les archives conventuelles sont muettes mais, pour l’espace considéré, les sources se réduisent le plus souvent à des analyses ou des résumés datant du XVIIIe siècle .
[60] A.D. 76, 9 H 1808.



SOURCES


Éric BARRÉ, professeur d’Histoire-Géographie, Rédacteur de la Chronique d’Histoire Maritime, Délégué régional Normandie  Article paru dans la Chronique d’Histoire Maritime n°53, décembre 2003, pp. 21-32.