La légende qui suit nous parle de Jumièges. Et son auteur n'a pas 20 ans. Du sang de la presqu'île coule de ses veines à sa plume. Voici La relique, légende de Normandie...

  

Nous traversions la Seine dans une petite barque ; la pluie tombait, et le vent menaçait parfois de faire chavirer notre frêle embarcation. Je venais de visiter l'abbaye de Jumiéges et j'étais pensive. Il en est des monuments détruits comme des amis que la mort nous a enlevés, et dont nous oublions les légers défauts , en conservant le souvenir de leurs vertus et de leur attachement.

En m'asseyant sur les ruines de l'antique abbaye, je ne m'étais point dit : des abus ont, sans doute, été commis dans cette retraite, qui devait être l'asile de l'austère piété; mais je redemandais à ces restes précieux le secret de cette foi puissante, qui offre un soutien dans toutes les épreuves de la vie, et garde une consolation pour toutes les douleurs.

Oh ! pourquoi, me disais-je alors, pourquoi ne suis-je pas née dans ces temps où le doute était presque une impossibilité ? Pourquoi ne puis-je pas encore prier dans ces lieux où tant de générations d'hommes ont prié tour à tour ; pleurer sur le marbre des autells qu'ils ont mouillé de leurs larmes ?
 
Mais mon imagination est une bonne fée dont la baguette magique se soumet facilement aux désirs de mon cœur. Je me laissai influencer par son prestige gracieux. Bientôt les voûtes écroulées se relevèrent ; l'enceinte se forma ; le peuple s'y pressait en foule, des nuages d'encens me voilaient à demi l'autel. Je voyais les blanches bannières flotter devant l'image sacrée du Christ, et j'entendais ces chants religieux dont fut bercée mon enfance et qui ont de si doux charmes pour mon cœur.

Les anciens jours se réveillaient pour moi. Les princes, les hauts et puissants barons , les belles et fières châtelaines, humiliaient leurs fronts orgueilleux devant ce Dieu qui doit les juger un jour comme le dernier de leurs serviteurs.

Plus loin, dans une posture plus humble encore, la douce et timide vassale, les mains croisées et le sourire sur les lèvres, appelait la bénédiction des cieux sur le toit paternel, tandis que la jeune épouse demandait à sa sainte patronne qu'un jour elle lui donnât, dans ses enfants, tout le bonheur dont elle faisait jouir son vieux père.

L'heure du départ était venue, mon heureux songe se dissipa: je vis, à la place des dalles froides et humides, un gazon fin, épais ; au lieu des riches sculptures, les festons pendants du lierre ! Cependant, cette douce verdure peut donner encore une consolante pensée. On aime à trouver, au milieu des restes fragiles de la puissance des hommes, une marque de la puissance indestructible de Dieu.

 Je ne pus retenir un soupir en passant près du lieu où fut enterrée Agnès Sorel, cette femme dont la vie avait été si brillante et dont la tombe fut mise sous la sauvegarde de la reine des anges ; il ne reste rien, maintenant, de sa dépouille mortelle, rien, pas même des cendres : elles ont été dispersées par les vents. Heureux ceux qui, après une vie paisible, dorment dans un cimetière de village ! car l'homme est sacrilège envers tout ce qu'il y a de grand, que ce soit une gloire ou un tombeau.

Mes regards se retournèrent
souvent vers les vieilles tours, et mon cœur leur dit adieu, comme à d'anciennes amies. Voilà pourquoi j'étais pensive. Le batelier qui guidait notre petite barque, prenant la teinte mélancolique qu'il voyait sur mon visage pour un effet de la peur, m'assurait qu'il n'y avait aucun danger. Je réfléchissais. « Ne sauriez-vous pas, par hasard, quelque histoire bien vieille sur ce pays?
 
—    Ma femme en sait une, qu'elle pourra vous dire, si vous voulez venir jusqu'au logis; elle l'a apprise, de l'avoir entendu raconter plusieurs fois à M. le curé.

—    M. le curé ! Et de qui donc la tenait-il ?

—    D'un vieux parchemin que l'on a trouvé dans l'abbaye, et sur lequel il l'a copiée, ou plutôt refaite, car elle était écrite en latin. »
 
J'acceptai la proposition du bon paysan avec reconnaissance : quand nous fûmes arrivés à la maison, il fit faire grand feu ; nous nous plaçâmes en cercle autour de l'immense cheminée, et sa femme nous fit le récit suivant :
 
« II y a près de mille ans, dans le temps que les Normands faisaient le siège de Paris , une troupe de ces Barbares s'étant séparée du gros de l'armée, descendit la Seine, afin de se répandre en différents endroits. Une partie de ce détachement se rendit à Jumiéges, avec l'intention de piller l'abbaye et toutes les richesses que l'on supposait devoir y être enfermées. Ils réussirent dans une partie de leur entreprise, c'est-à-dire qu'ils s'emparèrent des ornements intérieurs de l'église, enlevèrent les lampes, les chandeliers, les brillantes dorures; mais, quant aux vases sacrés et aux monnaies d'or et d'argent , qui formaient le trésor de la communauté, ils ne purent jamais les découvrir. Les moines, n'étant pas en force pour résister aux Barbares, s'étaient dispersés; on ignorait même ce que l'abbé était devenu. Le pays était donc la proie de ces sauvages guerriers, qui foulaient aux pieds les récoltes et exerçaient mille cruautés sur les habitants.
 
Cependant, un vieux paysan, nommé Claude Bernard, avait su échapper jusqu'alors à la désolation générale. Cet homme possédait une modeste chaumière et quelques arpents de terre de l'autre côté de la Seine, sur la route de la Mailleraye. Le jour même de l'arrivée des Normands, il trouva près de sa maison un de ces Barbares dangereusement blessé. Il l'emporta chez lui, le soigna et bientôt le rendit à la vie. Ce guerrier était le fils du chef, qui, par reconnaissance défendit à ses compagnons de se porter au moindre acte de violence envers le vieux Claude et tout ce qui lui appartenait.
 
Comme ce bon paysan travaillait ordinairement chez les fermiers des bords de la Seine, il ne rentrait pas chez lui tous les jours; mais alors la jeune Marguerite, sa fille, venait lui rendre une petite visite, et s'en retournait ensuite vers sa mère. Un jour qu'elle s'était arrêtée plus longtemps que de coutume, le soir commençait à venir, quand la jeune fille se mit en route. Il fallait que Marguerite traversât une partie de  forêt de Brotonne, et la pauvre enfant tremblait. A la vérité, on avait vu des revenants plusieurs fois dans ces lieux ; mais l'heure à laquelle ils faisaient leur apparition n'était pas encore arrivée. Quant aux Normands, elle savait qu'ils étaient rassemblés près de leur chef pour un partage du butin, et il n'était pas probable qu'elle en rencontrât aucun.
 
Quoi qu'il en soit, la jeune fille pressait le pas, et marchait sans détourner la tête et sans oser même regarder de côté. Tout- à-coup elle entendit derrière elle un froissement de branches, puis il lui sembla que quelqu'un cherchait à l'atteindre. Enfin, une ombre se dessina dans le petit sentier où elle avançait. Marguerite s'arrêta tremblante, sans avoir la force de continuer sa route.
 
—    Ne craignez rien , dit une voix dont l'accent était très doux , quoique un peu mâle, ne craignez rien ; êtes-vous Marguerite Bernard ?
 
La jeune fille tressaillit et se détourna. Un chevalier, entièrement couvert de son armure, et ayant la visière de son casque baissée, était debout devant elle. Marguerite fixait avec étonnement ses beaux yeux bleus sur lui, et ses longues paupières noires se baissaient et se relevaient alternativement. "Oh mon Dieu! s'écria-t-elle enfin, c'est un songe, sans doute; mais cette voix, cette taille, tout me rappelle le jeune sire Arthur de Bonneval.
 
—    Et si c'était lui, en effet, Marguerite, et qu'il eût besoin de votre secours, lui refuseriez- vous?

—    Lui ? impossible! Le vieux Robert, son écuyer (que Dieu reçoive son âme, car il est enterré depuis deux jours), nous avait dit à tous que ce jeune seigneur était mort. Mais si c'était !
 
Marguerite n'acheva pas ; elle pâlit, chancela, et serait infailliblement tombée, si le chevalier ne l'eût soutenue. «Au nom du ciel, jeune fille, pourquoi tremblez-vous ainsi ? Je ne suis pas un esprit, comme vous le croyez, peut-être. Je vous le répète, je suis le sire Arthur de Bonneval, ajouta-t-il en levant sa visière. Si le vieux Robert a répandu le bruit de ma mort, c'est qu'il importait à ma sûreté qu'on le crût ainsi. Continuez votre route, Marguerite; mais avant, si vous portez quelques provisions, veuillez m'en donner une faible part; ce n'est pas pour moi seulement que je vous la demande, mais pour une autre personne que vous avez aimée et respectée. »

La jeune fille lui présenta un panier qu'elle portait à son bras et dans lequel se trouvait du pain et quelques fruits : «Prenez tout, dit-elle. En aurez-vous encore besoin ? je
vous en porterai; je ne crains rien quand il s'agit de faire une bonne action.
 
—    Sais-tu bien, Marguerite, qu'en acceptant tes services j'exposerais ta vie?

—    Qu'importe!

—    Tu es trop faible, enfant! je ne veux rien de toi, que le silence le plus profond sur ce que tu as vu aujourd'hui.

—    Trop faible! reprit Marguerite, avec une légère expression de dédain: je vous l'ai dit, sire cbevalier, je ne crains pas la mort pour faire une bonne action, car Dieu m'en récompensera.

—    Et ton père, qui t'aime lant, jeune fille, tu n'y songes donc pas?

—    Dieu le consolera.

—    Suis-moi, Marguerite, et puisse, en effet, ce Dieu en qui tu mets toute ta confiance te donner le bonheur que tu mérites ! »
 
Ils marchèrent tous deux quelques instants à travers la forêt; puis, le chevalier s'arrêtant tout-à-coup, frappa du pied d'une certaine manière, et aussitôt s'ouvrit une petite trappe recouverte de gazon. Marguerite et le sire descendirent dans ce passage souterrain. Guidés par la faible clarté d'une lampe, ils entrèrent, après plusieurs détours, dans une espèce de chambre où se trouvait un vieillard couché sur un peu de paille.
Quelle fut la surprise de Marguerite en reconnaissant l'abbé de Jumiéges, oncle du chevalier! L'âge lui avait donné quelques infirmités , et les privations qu'il éprouvait en ce lieu ajoutaient encore à ses souffrances.
Marguerite avait pour ce prêtre vénérable, non seulement du respect, mais encore de la reconnaissance, car il avait toujours pris un soin particulier à former sa jeune âme.
 
«Oh! mon père, dit la jeune fille, en se jetant à ses genoux, est-ce bien vous que je revois?

—     A quel danger exposez-vous cette enfant? dit le prêtre d'un air de reproche, en s'adressant au chevalier.

—     Nos provisions sont épuisées, mon oncle, reprit celui-ci, et je ne puis sortir pour aller chercher votre nourriture sans risquer d'être reconnu; alors, que deviendriez-vous? Mon devoir donc m'ordonne d'essayer à rejoindre mon père sous les murs de Paris : je vous confie aux soins de Marguerite. Vous le jurez, n'est-ce pas? ajouta-t-il.

—  Je vous le jure devant Dieu, dit la jeune fille.

—    Oh ! ce sera votre ange gardien ! Donnez-lui votre bénédiction, mon père; elle en a besoin pour tous les dangers qu'elle va courir. »
 
Et Arthur, saisissant la main de Marguerite, se prosterna près d'elle aux pieds du vénérable prêtre, qui, les mains étendues sur leur tête, prononça une courte prière, terminée par un signe de croix. Des larmes coulaient sur les joues de Marguerite , et ses beaux yeux se tournaient vers le ciel avec une expression de jouissance indéfinissable : déjà elle recueillait le prix de son sacrifice ; déjà elle goûtait le bonheur de la vertu, ce bonheur, le seul véritable que nous ayons sur la terre , et qui est , à la fois , la preuve et l'image de l'éternelle félicité.
 
Le jeune sire contemplait Marguerite en silence; mais, emporté par un sentiment qu'il ne put maîtriser, il posa ses lèvres sur la main de la jeune fille, qui rougit et baissa les yeux.

Quinze jours se passèrent avant que le jeune chevalier pût partir, la santé de son oncle exigeant encore ses soins ; mais pendant cet espace de temps, il ne se passa pas un seul jour sans que la douce. Marguerite vînt visiter les pauvres reclus. Arthur l'attendait souvent avec impatience; il lui semblait qu'un rayon de soleil pénétrait dans le souterrain, quand cette charmante enfant l'embellissait de sa présence.
 
Le moment du départ du sire de Bonneval allait enfin arriver; il devait, cependant, revoir encore une fois Marguerite, afin qu'elle lui indiquât précisément l'endroit où il trouverait la barque du vieux Claude, dans laquelle le jeune chevalier se proposait de traverser la Seine. Marguerite ne venait pas encore, et le jeune homme parcourait la petite chambre du souterrain dans une agitation visible, dont le pieux abbé cherchait vainement à s'expliquer le motif.
 
« Mon père, dit enfin le chevalier en s'arrêtant devant le vieillard, j'aime Marguerite; je désirerais la nommer ma fiancée avant mon départ; le voulez- vous?
 
—    Y songez- vous? mon fils, cette jeune fille n'est qu'une vassale !

—    C'est vrai, mon père, mais elle a l'âme plus haute que beaucoup de nobles damoiselles. Certes, elle a profité des soins que vous lui avez donnés dans son enfance! — Je suis loin de le nier; mais, enfin, que dirait votre famille?

—    Ma famille! reprit le jeune chevalier, et un éclair de fierté brillait dans ses yeux; je voudrais bien qu'elle me blâmât d'avoir épousé votre ange sauveur ! »

En ce moment, la jeune fille entra ; le sire de Bonneval s'avançant vers elle : «Marguerite, lui dit-il, voulez-vous être ma fiancée ? » La pauvre enfant, étonnée, le regardait sans pouvoir comprendre, et cependant, son cœur battait avec violence. Le chevalier l'entraîna aux pieds de l'abbé, et, comme le jour qu'ils étaient venus ensemble pour la première fois dans le souterrain, le saint prêtre les bénit, tandis que la jeune fille, troublée et se croyant sous la puissance d'un songe, fit encore un serment, mais d'une voix bien plus tremblante qu'elle n'avait prononcé le premier. Cette fois, ce fut sur son front qu'elle sentit se poser les lèvres du chevalier : alors, si Marguerite pleurait encore, ce n'était pas les mêmes larmes : avaient-elles moins de douceur?
 
« Mon amie, dit le chevalier, en présentant à la jeune fille une petite relique renfermée dans un médaillon et suspendue à un cordon bleu, voici un bien pauvre présent, n'est-ce pas? pour un jour de fiançailles. Cependant, gardez-le précieusement; tant que vous porterez cette relique, vous n'aurez rien à craindre du fer de vos ennemis.
 
— Pourquoi ne la conservez-vous pas, alors? Vous aurez encore plus de périls à courir que moi, dit Marguerite.

—    Je suis un chevalier, et tu n'es qu'une femme, dit le jeune Arthur, en souriant.

—    Alors, vous ne refuserez pas le faible présent que, ce soir, Marguerite vous offrira en échange. Mon père viendra guider votre barque, et je m'y trouverai aussi, sire chevalier. Adieu !

—    Adieu, Marguerite ! »
 
Six semaines s'étaient écoulées, et Marguerite était dans l'enceinte de l'abbaye, debout au milieu d'une troupe de Normands, et les mains liées derrière le dos, subissant un interrogatoire.
Elle était pâle, mais elle ne tremblait pas. En ce moment, son père entra. Le vieux Claude, se précipitant aux pieds du chef des Normands : «Songes-tu, lui dit-il, que cette jeune fille que tu veux faire mourir est la même à qui tu dois le salut de ton fils; car c'est à ses soins, plus encore qu'aux miens, qu'il doit la vie.
Pirates normands, d'Evariste Luminais,
l'auteur des Enervés de Jumièges...

—    Je ne l'ignore pas, répondit le chef, mais je ne puis la sauver ; mes compagnons exigent que je fasse toutes les recherches possibles pour m'emparer des trésors de l'abbaye. Cette jeune fille se rend, chaque jour, dans un lieu souterrain; nous l'avons surprise encore hier: pourquoi le fait-elle? Comment peut-elle y pénétrer? Qu'elle réponde à nos questions, et sa vie est assurée. »

Dans ce moment, un jeune guerrier s'approcha du chef et murmura très bas quelques mots à son oreille. Celui-ci se détourna et le regarda fixement, comme pour s'assurer de sa pensée; puis , se tournant vers les autres Normands : « Compagnons, dit-il, mon fils demande la main de cette jeune fille pour prix du courage qu'il a montré dans les combats. Si vous faites grâce à Marguerite, il consent à vous abandonner sa
part des dépouilles jusqu'à la fin de la campagne. » Les Normands firent un signe d'assentiment. Alors, le jeune guerrier s'approcha de Marguerite pour la délier.

 «Je ne puis être votre épouse, dit-elle.

—    Marguerite! Marguerite! reprit le vieux Claude d'un ton suppliant.

—    Jeune fille, dit le chef, avec un mouvement marqué d'impatience, finissons-en ; je vous donne jusqu'à demain, à cette même heure, pour vous décider; mais alors, si vous tenez à la vie, songez qu'il faut nous dire où vous allez, ou accorder votre main à ce vaillant guerrier, qui n'était pas fait pour supporter vos refus ! »

Tandis que ces choses se passaient, le jeune sire de Bonneval, à travers mille dangers, était parvenu à entrer dans les murs de Paris. Quelque temps après son arrivée, un traité avait été conclu entre les Parisiens et les Normands. Ces derniers prirent alors l'engagement de se réunir tous en Bourgogne.

Le jeune sire de Bonneval obtint de retourner en Neustrie avec un chef des Barbares, afin de faire évacuer l'abbaye à ceux qui l'occupaient. En arrivant dans l'enceinte de la communauté, il mit pied à terre pour se rendre au lieu qu'habitait le chef des Normands. Comme il traversait le jardin, il s'aperçut que l'herbe était tachée de sang, et, à quelque distance de là, une femme priait près d'un corps recouvert du drap mortuaire. Entraîné par un mouvement irrésistible, et d'une main tremblante, le chevalier souleva le voile qui couvrait le cadavre. «Marguerite!., s'écria-t-il avec une expression de douleur déchirante, Marguerite!... Impossible!... » II tira le cordon bleu qu'elle portait encore à son cou; mais la relique n'y était plus, le médaillon était vide. Alors, une pensée rapide traversa l'esprit du jeune chevalier : cette petite boîte d'ébène que Marguerite lui avait
offerte au moment de leur séparation, en lui défendant de l'ouvrir avant le jour où ils devaient se revoir, que contenait- elle? Il la tira précipitamment de son sein, et y trouva cette relique, conservatrice, à laquelle sans doute il avait dû le salut de ses jours.
 
L'abbé de Jumiéges rentra peu de temps après dans son monastère. Le sire de Bonneval l'y suivit, et y mourut au bout de quelques années, dans les rigueurs de la pénitence.


Amélie B. (Rouen.)

  La relique. Légende de Normandie. Revue de Rouen, Périaux, 1834.

Amélie Bosquet, fille de Jumièges

Derrière Amélie B. se cache une jeune fille de 20 ans, jolie coquette, qui publie là son second texte. Jumièges! Le thème n'est pas dû au hasard.
Amélie Bosquet est née le 1er juin 1815 à Rouen, dans le quartier de Martainville où s’alignent alors les filatures de coton. Mais sa mère, Geneviève Fessard, est originaire du Mesnil-sous-Jumièges d'une famille de commerçants. Rue Eau-de-Robec, Geneviève Fessard tient une fabrique de rouennerie. Elle vient d’avoir cet enfant hors mariage d’un confrère qui reconnaît l’enfant. Sans plus.

Geneviève refera sa vie avec Pierre Goujon, lui aussi fabricant de rouenneries au 46, rue Bourguerue, dont elle aura une autre fille.
 
Amélie compte ainsi des Duquesne, Levillain, Marescot, Buquet, Quesnot et autres Guérin parmi ses ascendants jumiégeois.
 
Quand Amélie eut 5 ans, sa mère la confia à l’institution des sœurs Chevallier. Royaliste convaincue l’aînée de ces dames, la soixantaine, a échappé à la guillotine. Elle doit son salut à la mort de Robespierre. Dans cet ancien hôtel de style Louis XV, on apprend les bonnes manières du XVIIIe siècle en habit noir et bonnet blanc. Un enseignement qui s’adresse aux enfants de l’ancienne noblesse et de la nouvelle bourgeoisie. Demi-pensionnaire, Amélie est l’une des meilleures élèves. Si bien que lorsqu’elle quitte la maison, à 14 ans, Mlle Chevallier proteste. Elle aurait aimé garder cette intelligence prometteuse un peu plus. Une intelligence qui a perdu la foi. Cette année-là, Jean-Baptiste Parelle, peintre rouennais, fit un portrait d’Amélie. Ce qui témoigne de l’aisance de ses parents, même si la crise frappe le coton.
 
Amélie a 19 ans lorsqu’elle place son premier papier dans la revue de Rouen. Il traite de la légende de Blosseville-Bonsecours. Le second trimestre 1834, c’est la publication de « La relique », le texte que nous reproduisons ici. Dans la France littéraire, Edmond Texier juge cette légende « parfaitement écrite, surtout bien sentie... Ce morceau, dû à la plume d'une jeune fille, étincelle de verve et de pensées philosophiques. Décidément les femmes de Rouen luttent avec avantage contre les célébrités féminines de la capitale. »
 
Amélie écrit, écrit pour survivre. Et c’est à l’âge de 30 ans, en 1845, qu’elle produit son œuvre maîtresse : « La Normandie romanesque et merveilleuse ». Une somme saluée par la critique et qui ravive un certain sentiment nationaliste normand. Fées, lutins, chasses fantastiques, fantômes… Son ouvrage inspirera les légendes rustiques de George Sand avec qui elle va se lier. Il lui vaudra aussi l’estime de Flaubert, son cadet de 5 ans, qu’elle rencontre en 1858, année où meurt son père adoptif, Pierre Goujon.
Après la mort de sa mère, le 30 avril 1862, elle monte à Paris pour tenter d’y trouver la gloire. Là, elle s’essaye au roman sous le pseudonyme d’Emile Bosquet. Sa correspondance avec Flaubert est prolixe. Flaubert qui n’hésite pas à critiquer sa production. Notamment son ouvrage intitulé Jacqueline de Vardon (*), inspiré du nom de la grand-mère paternelle d’Amélie: « Et d’abord, s’exclame Flaubert, pourquoi la première description, celle des environs de Jumièges, description qui n'a aucune influence sur aucun des personnages du livre, et qui est mangée, d'ailleurs, par une autre qui vient immédiatement, celle de Rouen? Celle-là est magistrale en soi, et excellente parce qu'elle est utile ». D’un tempérament susceptible, Amélie apprécia sans doute modérément cette remarque. De la même manière, elle se sentit visée par « l’éducation sentimentale ». Mais elle est une proche de Flaubert et c’est à elle qu’il aurait lancé la fameuse citation : « Madame Bovary, c’est moi ! »
Amélie revient une, deux fois par an à Rouen dont elle regrette l’odeur. « J'habitais sur l'Eau de Robec. Ma mère avait une propriété sur l'Aubette… » Elle passe ses vacances à Cambremer chez son amie, Mme Fourneaux.
Amélie fut une ardente féministe. Voltairienne paisible, républicaine convaincue sous le Second Empire, vaguement socialiste. A Paris, elle écrit dans L’opinion nationale, tenu par des Rouennais, Le droit des femmes qui devient L’avenir des femmes et dont elle démissionne pour un désaccord éditorial. De Paris, elle adresse aussi des bonnes feuilles au Journal de Rouen. Mais aussi des critiques littéraires sous son pseudonyme masculin. Ce qui lui valut d’être provoquée en duel. Mais sa féminité révélée abrégea le défi. En 1867, son roman sur les ouvrières a pour cadre Martainville.
 
En 1897, Amélie Bosquet publie les mémoires de son enfance, « Une écolière sous la Restauration ». Elle finit ses jours à la fondation Galignani, un établissement fondé en 1865 par deux frères, libraires et éditeurs de luxe et qui accueillait 150 vieillards parmi les écrivains, les savants. Elle est morte en 1904.
 
 
 
 
(*) Jeanne Vardon s’est mariée à Pierre Bosquet le 14 novembre 1771 à Condé-sur-Noirot. Elle était fille de Louis et Anne Prieur. Il était fils de Gervais et Marie Delacourt.



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