Par Laurent Quevilly

Des incendies criminels ont ravagé Saint-Martin de Boscherville durant tout le XIXe siècle. Ils gardent aujourd'hui leur mystère...

Originaire de Massy, Antoine Lemarchand eu d'abord de la chance. Nous étions sous Napoléon et ce conscrit de l'an 1810 fut réformé. Les grandes batailles de l'Aigle se feront donc sans lui. Trois ans plus tard, garçon de ferme chez M. Chenée, à Boiguillaume, il épouse Catherine Frémont, la fille d'un cultivateur de Saint-Martin-de-Boscherville. Mais Lemarchand est cuisinier chez un traiteur de Rouen, le sieur Quesnay, quand sa femme, restée habiter chez ses parents, met au monde un premier enfant. Nous sommes alors en 1815. Antoine Lemarchand finit par se faire cultivateur à Boscherville en louant une ferme à M. Martin. Voilà le couple durablement installé. Mais bientôt se déroule une série de malheurs...

Un premier incendie...


9 mars 1820. Il est onze heures du matin quand une fumée s'élève de la ferme Lemarchand. Le feu a éclaté dans un bâtiment de bois couvert de chaume et qui sert d'écurie et d'étable. En un instant, il s'embrase entièrement. Accourus, tous les voisins seront impuissants pour porter le moindre secours.


Et un second !


20 mars. L'infortuné Lemarchand avait retiré bien peu d'objets du bâtiment calciné. Il les avait entreprosés dans une autre dépendance de la ferme. Quand un nouvel incendie s'y déclare. Si violent que l'on ne peut approcher à moins de cent pas. Les riverains montrent encore bien du zèle, bien du courage.
En vain. Grange, pressoir, tout est réduit en cendres.
Pendant que l'incendie fait rage, on tente de sauver le mobilier de la maison d'habitation située à deux pas. Meubles, effets sont jetés dehors à la hâte. Et pour la plupart brisés, perdus dans le désordre.

Et un troisième !


Lemarchand, pense que sa perte est  jurée s'il reste plus longtemps dans cette ferme. Alors, il prend le parti de se retirer chez son beau-frère, lui aussi cultivateur. Il y fait transporter ce qu'il a pu retirer du désastre. Le voilà à l'abri d'autant plus qu'un suspect est arrêté. Mais trois jours à peine viennent de s'écouler
qu'un nouvel incendie éclate chez celui qui lui prête l'hospitalité. Grange, étable, écurie, cellier, tout est mis en feu. Cette succession d'événements aussi désastreux ne fait plus aucun doute. C'est bien le résultat de la malveillance et d'une haine dont Lemarchand fait l'objet.

Une famille sans toit


A Saint-Georges-l'Abbaye, le malheureux Lemarchand et son épouse, jouissent de l'estime et de la considération de tous. Charles Frémont fils, le frère de la mariée, est cultivateur mais aussi aubergiste. Quant au cousin germain de l'époux, Joachim Leroux, c'est le cordonnier du village. Les Lemarchand ont maintenant trois jeunes enfants, Charles, Marie et Paul, réduits du coup à la plus affreuse misère. Car personne, non, personne n'ose les recevoir de peur d'être victime d'une sorte de malédiction. Certes, leur situation inspire
un vif et sensible intérêt. Mas la crainte glace d'épouvante et arrête la main de qui pourrait les soulager au point que les Lemarchand ne trouvent aucun asile dans la campagne.

Une souscription


Pour remédier à tant d'infortunes, on ouvre en leur faveur une souscription
chez M. de Saint-Ouen, chevalier de Saint-Louis, maire Saint-Martin de Boscherville mais aussi à Rouen chez deux notaires : MM. Picard, notaire, rue Saint-Patrice et Préaux, rue Thourai. Et encore à Paris, chez M. Potron, notaire, rue Vivienne, N° 10. La presse nationale s'empare de l'affaire. "Les personnes que le récit de tant de malheur intéressera, lance le Journal des débats, sont priées d'y déposer leurs offrandes."

La duchesse de Bourbon y alla de son obole ainsi que la duchesse d'Angoulème. A côté de cela, on notait le cafetier Dubiez, de Rouen, chez qui ont pouvait déposer ses dons.

Devant l'abbaye, on ne parle que de ça...

L'affaire aux assises


Un suspect arrêté avant le troisième incendie nie toute implication. Boucher de son état, propriétaire en partie des biens occupés par Lemarchand, Martin lui vouait une haine sans borne après avoir perdu contre lui les procès qu'il avait intentés. Ses menaces avaient été claires avant le premier et le second incendie. Pendant l'instruction, ses contradictions et de nouvelles charges achevaient d'en faire le coupable idéal.
Cinquante-deux témoins furent entendus au procès d'assises qui s'ouvrit en novembre 1820, présidé par le conseiller Dreux. Ferme, doué de présence d'esprit, Martin continue de nier tandis que des incohérences sont relevées dans les dépositions des témoins dont certains mêmes sont en faveur de l'accusé. Et s'il est l'instigateur du troisième incendie, qui en sont les auteurs ? L'avocat général Durouzeau rappelle que là où il n'y a point de corps de délit, il ne peut y avoir de coupable. Cependant, ces incendies ne sont pas fortuits mais bien le fruit de la malveillance. Et Martin nourrissait bien de l'inimitié contre Lemarchand. L'accusateur public est convaincu de sa culpabilité mais laisse aux jurés le soin de trancher. Bref, le doute plane sur les débats. Au troisième jour, un dimanche, Me Callenge plaide la défense de Martin en improvisant durant trois heures. Avec un talent fou, il démonte une à une les charges portées contre son client. Deux questions sont soumises au jury : Martin est-il l'auteur des deux premiers incendies, Martin est-il l'instigateur du troisième ? Après une demi-heure de délibérations, les deux réponses sont favorables à l'accusé. Quelques minutes plus tard, il quitte la prison de la Conciergerie. Libre.

Antoine Lemarchand parvint manifestement à sortir de l'ornière. En janvier 1821, il est toujours cultivateur à Boscherville lorsque sa femme accouche d'un quatrième enfant. Le couple a pour voisins Abraham Levasseur fils, marchand farinier et Charles Freulard, un paysan. Plus tard, Antoine sera voiturier. Sa femme, journalière, est morte en 1843. Elle avait alors 56 ans.


L'incendie de 1853

Trente années passent. Le 30 janvier 1853 Bucquet fils, plâtrier de son état, et sa femme s'absentent de leur maison. Il est huit heures du soir. Quand le feu se déclare. La foule se presse, on enfonce la porte, on sort les meubles. Mais le premier étage est dévasté sur une longueur de 12 mètres, le grenier aussi où était entreposé bois et fourrage. La perte est de 2.000 F. Bucquet est heureusement assuré à la Rouennaise. Le pire a été évité car des maisons couvertes de paille ne sont qu'à une vingtaine de mètres de là. Le juge de Paix du canton de Duclair, Charles Douelle, vient mener une enquête car il ne fait aucun doute que cet incendie est le fait de la malveillance.

Et les sinistres reprennent !


Durant trois ans, des incendies se multiplient encore à Boscherville. En 1874, excedé, le maire, M. Allain, décide de créer une compagnie de sapeurs pompiers. Deux de ses conseillers, Holley et Andrieux vont recruter 53 hommes. Qui sont équipés d'une première pompe à bras, puis d'une seconde remisées dans un local. Le premier capitaine sera Georges Guéroult. Il le restera 28 ans.


Dès 1876, la compagnie est déjà bien structurée avec son capitaine, un lieutenant, un sous-lieutenant, quatre sergents, un sergent-fourrier, huit caporaux, un tambour, une cantinière et son petit tonneau pour les rafraîchissements. Bref, c'est toute une armée de soldats du feu qui est mise sur pied. Elle va se trouver des ennemis...

Les inventions de Guéroult

Dans les années 1880, Georges Guéroult mit au point une échelle-ascenseur montée sur roue et capable de se déployer jusqu'à 20 mètres. C'était une sorte de grand mât qui se déboîtait en déployant des échelons. Un panier permettait de descendre les rescapés. L'ensemble est fragile et peu de pompiers s'y risquent. La Ville de Rouen adopta ce modèle en 1882. Il mit ensuite au point une échelle française, plus perfectionnée. Au point que Paris en fit l'acquisition et encore la Ville de Rouen en 1888 qui s'équipa de deux modèles. L'échelle est fixée sur un chariot à trois roues et pèse plus de 800 kg pour 17 mètres de développement. Une manivelle actionnée par deux hommes dresse l'échelle en 45 secondes. Il s'agit d'un véritable escalier avec une rampe métallique de chaque côté. Un jeu de vérins permet d'incliner l'échelle de gauche à droite selon les besoins.

Républicain, Guéroult était conseiller d'Arrondissement du canton de Duclair. Surnommé L'homme à l'échelle, il fut battu en 1989 par le Dr Maillard, un royaliste...

Quinze incendies en deux mois !


Mai et juin 1892. Quinze incendies se déclarent durant ces deux mois dans un cercle très restreint d'habitations et de bâtiments de ferme : le hameau de la Carrière. Les hommes de Georges Guéroult sont débordés. A la mi juin, sous la direction du maire, des patrouilles sont organisées.

Le mardi 28 juin, jour du quinzième feu, le capitaine Guéroult est au marché de Duclair. Une dépêche l'appelle dans la ferme de Mme Levasseur, secteur habituel des incendies. Là, les hommes de Guéroult et le sous-lieutenant Nerville, de Montigny, sont déjà à pied d'œuvre. La moitié d'une grange part en fumée.
La population est affolée par cette série d'incendies qui, cela ne fait aucun doute, sont tous dus à la malveillance. Le 30 juin, le parquet de Rouen se transporte dans la commune. Au moment même où les magistrats arrivent sur place, un nouvel incendie éclate chez un bourrelier dont l'habitation est presque attenante au restaurant où le parquet est descendu. Cinq interpellations sont opérées dans un premier temps et, par précaution, on renforce les gendarmes de Duclair par des éléments venus d'autres brigades pour battre la campagne sans relâche. Fialement, l'enquête ouverte par le juge d'instruction Houssard aboutit très vite à l'arrestation et aux aveux d'un jeune homme de 17 ans. Il appartient à une honorable famille aussi le Journal de Rouen se refuse-t-il pour ce motif à divulguer son identité. On parle alors de monomanie. La série d'incendies cesse mais la psychose reprend début septembre quand le feu détruit la cave et le pressoir de la veuve Cornu. Un cas isolé. Alors qui était ce monomaniaque ? Nous n'avons pas encore percé le secret...

Les capitaines
Et la vie contina. En novembre 1902, Georges Guéroult fils succéda à son père. Sa prise de fonction eut lieu un dimanche en présence du député Quillebeuf. Georges Andrieux était alors maire avec M. Cabaret pour adjoint. Des délégations de Déville, capitaine Villette, Duclair, capitaine Lamiré et Canteleu, lieutenant Brémont et adjudant Paris participèrent au banquet.

Le 30 juin 1905, la médaille des sapeurs pompiers fut décernée aux éléments totalisant plus de 30 ans de service, à savoir Benjamin Gustave Platel, Charles Augustin Lenfant, Henri Nicolas Sanson, sapeurs, Hyacinthe Eugène Blard et Charles Ernest Blarre, caporaux, Alphonse Placide Pigache, et Eugène Gabriel Blard, sergent.

Raoul Chandelier était mon grand oncle. Il habitait la première maison à droite lorsque l'on descend la côte de Canteleu. Son beau-f'rère, Gaston Poulard, tenait au café-graineterie aux Carrières où ma mère, Andréa Mainberte, a grandi.

Sur cette photo figurent de gauche à droite au 1er rang M. Picot, Ernest Blarre, M. Menant, M. Dominois père, Georges Guéroult, Georges Andrieux, M. Pisant, André Leroux, M. Mallet. 2e rang : Henri, Eugène et Louis Blarre, MM Alain, Aubé, Danger, Deminois fils, Albert Jouen, Gustave Guibé.

Guéroult fils eut pour successeurs :

Georges Chauvon (1928-1930), 
Raoul Chandelier (1930-1946), 
Henri Bourgais (1946-1960), 
Jean Danet (1960-1976),  
Michel Bourgais (1976-2004)
Bruno Bourgais...

Photo : Michel Bourgais à 7 ans, mascotte de la compagnie (BUlletin municipal)...

SOURCES

Journal des débats politiques et littéraires (affaire Lemarchand)
Le Journal de Rouen.
Le canton de Duclair 1925-1950, Gilbert Fromager, sources : Hubert Finot.
Le Temps du 2 juillet 1892.

Hubert Finot, Bulletin de Boscherville.