Par Laurent Quevilly-Mainberte.

En 1793, les habitants de Jumièges ne tarissaient pas d'éloges pour leur jeune médecin. Seulement, le docteur Paris avait un secret. Un lourd secret...


Le 18 août 1792 arriva à Jumièges un jeune homme fort distingué. Aussitôt, Jean-Jacques Paris déclara aux élus être médecin de son état et vouloir exercer son art dans la commune. Ce qui fut accueilli avec intérêt. Son passeport était parfaitement en règle. Il avait été délivré par la municipalité de Rouen. Paris vivait de son revenu au 130 de la rue Beauvoisine. Auparavant, il habitait Fresnay-le-Pusseux, dans le Calvados. Son département d'origine. Il était né en effet le 10 décembre 1758 à Méry-Corbon. Le nouveau venu avait donc 34 ans.

Notre médecin prit pension chez un cultivateur de Jumièges, Pierre Castel. La quarantaine, encore célibataire, c'était le fils de Pierre et de Marguerite Ouin. Très vite, le docteur Paris fit montre d'un zèle particulièrement désintéressé. Le curé Adam le rencontrait souvent au chevet des malades et non moins souvent à l'église où il donnait l'exemple de la pratique chrétienne. Bref, les habitants n'eurent qu'à se louer de son dévouement et de ses compétences. En un an, il était devenu aussi populaire qu'indispensable. Aussi, quand l'église Saint-Valentin fut fermée au culte, les Jumiègeois virent avec tristesse le médecin des âmes empêché de les secourir. Mais bon, ils se consolaient d'avoir un médecin pour leur corps. Et quel médecin ! Seulement voilà,  brutalement, en novembre 1793, le docteur Paris met fin à ses fonctions. Que s'est-il donc passé...

Maire de Jumièges, gros paysan à la voix nasillarde, Amant lut et relut la lettre qu'il venait de recevoir. Il n'en croyait pas ses yeux...

Une lettre émouvante



"Jusqu'à ce jour, vous et tous les membres formant la municipalité, m'avez pris pour un médecin et vous ne vous êtes pas trompés. Les guérisons multiples que j'ai opérées sous vos yeux sont des preuves certaines que je possède cet état. Mais ce que vous ignorez, avec toute la commune, c'est que je suis prêtre. Je ne vous le révélerais pas, ayant pris la résolution depuis longtemps de n'en point faire la fonction et de ne me faire connaître que comme médecin, si je n'avais vu une loi affichée aujourd'hui concernant les prêtre non assermentés.

"Je n'ai point, en effet, fait le serment de la première constitution, ni le second, comme prêtre, parce que je n'ai jamais cru devoir faire ce à quoi je n'étais pas obligé. Cependant, à l'époque du premier serment, je faisois les fonctions d'un vicaire dans la paroisse de Saint-Jean-de-Caen. Mais comme il n'y avoit point de titre de vicariat dans cette paroisse, que je n'avais rien, ni pour ma nourriture, ni pour mon entretien. J'ai cru et je me crois encore hors le cas de la loi.

"Si donc j'ai vécu dans la commune de Jumièges en citoyen paisible, soumis aux lois de la République et ami de l'humanité, je vous prie de vous transporter auprès de l'administration du Département et de la consulter sur ma fonction.

"J'arrive à me persuader qu'elle décidera que la loi ne me regarde pas et qu'elle me laissera continuer ici les secours que je rendez journellement aux pères, épouses, enfants des défenseurs de la Liberté.

"Si enfin elle juge que je dois être mis en arrestation et qu'elle ne juge point à propos de m'y laisser ici, je vous prie de lui demander qu'elle m'épargne le désagrément d'être conduit à la maison d'arrestation en vous remettant un billet d'entrée. Je m'y rendrai dans la décade.

"Jean-Jacques Paris est mon nom, originaire de Mery-Corbon, canton de crèvecœur, district de Pont-Lévêque, département du Calvados. Vous m'obligerez de me faire expédier une attestation conforme du temps et de la conduite que j'ai menée dans la commune.

"Surtout, faites-moi le plaisir de ne dire à qui que ce soit que je suis prêtre afin qu'en quittant une commune qui m'aime et que j'affectionne, je n'aie point à emporter avec moi, au lieu de ses regrets, sa haine.

"Voilà pourquoi j'écris à vous seul et non à toute la municipalité.

Salut citoyen !

JJ Paris, le quartidi de la 1ère décade de Frimaire de la 2e année de la République française, une et indivisible, adressé au citoyen Amant, maire de Jumièges, au hameau de Conihout."


"Qu'on l'arrête !"


Oui, Amant n'en croyait pas ses yeux. Paris, le docteur Paris, un prêtre réfractaire ! Et si, malgré son prestige, le jeune médecin craignait les insultes, c'est que le climat était bien particulier. En ce mois de novembre, l'hystérie anti-religieuse gagne les Conventionnels. Nobles émigrés, prêtres exilés passent pour traitres à la Patrie.

Amant n'était pas un foudre de guerre. Il était parfois moqué par ses concitoyens. Garder tout cela pour lui ? Se rendre seul devant les administrateurs pour défendre la cause de ce jeune médecin ? C'était trop lui demander.

Le maire trahit immédiatement le souhait de Jean-Jacques Paris en révélant l'affaire à l'assemblée communale. Lui, quatre officiers municipaux et un notable signèrent aussitôt une lettre à l'adresse du Département. La missive datée du 25 novembre est empreinte de bienveillance. Elle raconte que Paris, dès son arrivée, a exercé la médecine avec un tel succès et un tel dévouement qu'il s'est promptement fait apprécier de tous les habitants. "Et alors, nous n'avons eu d'autres précautions à prendre que de lui demander sa qualité qu'il nous a justifiée par son extrait de baptême et le passeport ci-inclus. La lettre qu'il nous a adressée et que nous vous envoyons nous a seule détrompés sur son état. Sur le champ, nous avons pris toutes les précautions convenables  pour le faire arrêter et vous l'envoyer."

 Effectivement, le jour-même, sans attendre la réponse de Rouen, les mêmes édiles ordonnent à Pierre Dossier, capitaine de la Garde nationale et Pierre Castel, commissaire de police, d'arrêter "le citoyen Jean-Jacques Paris rendant dans la commune de Jumièges des services en qualité de médecin et de le conduire au Département pour ordonner sur son sort ce qu'il jugera."
Pierre Castel ! Le logeur de Paris...
 Au moins, on ne précise pas dans ce mandat d'arrêt la raison de l'interpellation. Mais, connu déjà d'au moins cinq élus, le secret fut-il
bien gardé ?
     
D
ans la légende


L'arrestation de Paris allait entrer dans la légende. En 1866, Émile Savalle, enfant du pays, recueillera les souvenirs des vieux Jumiégeois. Voici comment il raconte cet événement: "On sait que le prêtre, à partir de la consécration du pain, doit lever les mains et avec les deux pouces et les deux index rapprochés afin qu'aucune parcelle de l'hostie ne soit égarée. Involontairement, les doigts de l'abbé Paris se rencontraient souvent dans cette position. C'est ce qui trahit son incognito." Belle histoire. Mais fausse, comme on l'a vu. Paris se dénonça lui-même.

Savalle se trompe encore lorsqu'il écrit: "Quand arriva l'ordre de l'arrêter et de le diriger sous escorte à Rouen, l'abbé Paris ne voulut pas se sauver. Il demanda seulement à être conduit par son hôte et un ami de celui-ci." Non, on n'avait pas attendu d'ordre pour l'interpeller. C'était déjà fait. Dossier et Castel conduisirent Paris dès le lendemain à l'ancien séminaire eudiste de Saint-Vivien. A Jumièges, beaucoup se demandèrent longtemps pourquoi un si bon médecin avait été interné. Il est sûr qu'il fut regretté.

Alors que devint Jean-Jacques Paris. On retrouve sa trace sur une liste de prêtres réfractaires. "Paris, Jean-Jacques, simple prêtre de Caen, domicilié à Jumièges, âgé de 36 ans, infirme, doit être compris dans la première classe." On entendait par première classe la catégorie de ceux qui devaient rester en réclusion.

Paris fut cependant condamné à la déportation. Comme tous ceux qui avaient refusé de prêter le serment civique. Mais quand a-t-on demandé à Paris de s'y soumettre ! Jamais ! Il avait au contraire renoncé à son état. Et n'exerçait sûrement pas son ministère en secret. Il eut été surpris, dénoncé. Non, c'est lui même qui informe les autorités de sa situation. Apeuré par ce décret du 25 novembre 1793 vouant à la déportation tout prêtre insermenté.

L'enfer de Rochefort



Paris obtint un court sursis. En date du 18 Ventôse de l'an IV (8 mars 1794), un certificat médical atteste qu'il est incapable de faire la route. Il est encore à Saint-Vivien,  en compagnie de Dom Outin, l'ancien bibliothécaire de l'abbaye et de Michel Le Marchand, vicaire du Vaurouy.
Cependant, nous affirme l'abbé Maurice, sans appuyer son propos de preuves formelles, Paris échoua bien à Rochefort. Il y avait là deux navires négriers, Le Washington, contenant 300 captifs et Les Deux-Associés, d'une capacité de 400. Ces deux navires devaient appareiller pour la Guyane. Ils resteront là de longs mois. A bord, la vie est un enfer. Scorbut, typhus, brimades... Beaucoup n'en réchapperont pas. 274 survivants sur un total de 829 déportés. Jean-Jacques Paris, lui, aurait sauvé sa peau. C'est du moins ce que pense l'abbé Maurice: "Il a donc pu sortir de cet enfer où, à coup sûr, il prodigua ses soins à ses infortunés camarades." Emile Savalle, lui, n'est pas allé jusqu'à Rochefort dans son récit. Il se contenta de conclure: "Thermidor survint et le rendit à la liberté."

Commentaire


La question reste posée. Qu'est devenu Jean-Jacques Paris. J'ai retrouvé, cette citation dans un ouvrage de Louis Huet. Nous sommes après le Concordat de 1802:  "Mis en possession de la paroisse Saint-Etienne par M. Jean-Jacques Paris, curé de Saint-Jean, M. de Boisjugan s'efforça de marcher sur les traces de son vénérable prédécesseur." Oui, vous avez bien lu. On retrouve un Jean-Jacques Paris dans l'ancienne paroisse de notre médecin du même nom. S'il s'agit bien du même personnage, alors, contrairement à ce qu'il jurait, il est bien retourné à son état. Jumièges n'aura été pour lui qu'une parenthèse pour s'y cacher. Et jurer la main sur le cœur de son patriotisme...

NB : La municipalité de Jumièges a-t-elle eu la bonne attitude ? Selon un sondage proposé sur cette page, 100% des participants l'ont désavouée...

Laurent QUEVILLY.

SOURCES


Archives départementales de la Seine-Maritime, série F, fonds abbé Maurice, dossier "Bataille autour d'une abbatiale", manuscrit inédit numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand.
Emile Savalle, Les derniers moines de l'abbaye de Jumièges, 1867.
Histoire de la paroisse Saint-Etienne de Caen, Louis Huet, 1892.