Sur une idée de Mathilde Bénard

Mathilde Bénard compte parmi ses ancêtres Abraham Delépine. L'homme était de Barneville et exerçait la profession de carrier. Le 13 juillet 1775, il trépassa au bord de la Seine, à Jumièges. Il avait 56 ans. Mort subite ? La question se posa quand il fallut l'inhumer...


13 juillet 1775. Un "careyeur" de Barneville décède  "de mort subite au bord de la rivière de Seine, paroisse de Jumièges". Banales, ces quelques lignes sur le registre des décès nous permettent pourtant d'imaginer beaucoup de choses...

D'abord, on en déduit que Delépine, ce 13 juillet, travaille dans la carrière à ciel ouvert d'Heurteauville, à flanc de coteau. Descendu sur les quais, le voilà qui décharge des pierres dans une gribane. Le métier est dur. Delépine à 56 ans. Soudain, il s'effondre. Des témoins dignes de foi ont assisté à la scène. Aussitôt, à l'abbaye de Jumièges, l'autorité ecclésiastique en est avertie. Mort subite! Le cas de figure est un peu embarrassant... On dépêche immédiatement un cavalier auprès du procureur fiscal de la haute justice de Duclair. Il traverse à bride abattue Yainville, Le Trait, Saint-Wandrille... Le sieur Joret réside à Caudebec où il est l'héritier d'une longue dynastie. Avant lui, l'un de ses ancêtres a été bailli de Duclair, un autre avocat et échevin de Caudebec. Bref, c'est un homme bien assis qui dit la loi par tradition familiale.
Informé des circonstances de la mort de Delépine, Joret croit volontiers sur parole l'émissaire de l'abbaye de Jumièges. Il prend alors la plume. Dans un français approximatif et une écriture de sagouin, Joret écrit à Dom Louis-Charles de Mésanges. C'est le procureur, le senieur de l'abbaye. La cinquantaine, de santé fragile, il en est aussi le grand chantre. Mésanges, un nom prédestiné...

« Monsieur,

Comme je pense qu'on vous a rapporté exactement le genre de mort du nommé Delépine qui parait n'être d'aucune mort violente, ce qui pouvait déterminer la visite et le procès verbal, je ne crois pas que Monsieur le curé refuse d'inhumer ce particulier. S'il faisait difficulté, il faudrait en donner avis à Maître Boulard, greffier de Duclair, qui se transporterait à Jumièges avec Me Neufville, avocat et barbier-chirurgien pour en faire la visite, ce qui sera inutile si Monsieur le curé veut bien l'inhumer, vous aurez la bonté de lui communiquer ma lettre. Je profite avec plaisir de ce funeste événement pour vous réitérer l'assurance du profond respect dans lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

« A Caudebec, le 13 juillet 1775. Joret.
»

Joret en est convaincu: Delépine n'est pas mort par homicide. Son enterrement ne pose donc aucun problème. Sauf... Sauf si le curé, par excès de zèle, exige un permis d'inhumer. Dans ce cas, on fera venir sur place un médecin-légiste pour confirmer la mort naturelle. 

Joret ajouta donc une seconde lettre destinée au curé de Jumièges. Il la débute par une formule de politesse :

« Quoi que je n'ai pas l'honneur d'être connu, Monsieur, de Monsieur votre prieur, comme je le ferai arrivé chez vous, présentez-lui je vous prie mon hommage et mon respect en attendant que je m'en acquitte de vive voix.

Puis il en vient au vif du sujet :

« Par le rapport qui m'a été fait du genre de mort arrivé au dénommé Delépine, je prie Monsieur le curé de Jumièges, ou tout autre de la paroisse, de lui donner la sépulture ecclésiastique, le dit décès ne paraissant pas de nature à ériger un procès verbal.

« A Caudebec, le 13 juillet 1775, Joret, procureur fiscal à Ducler. »

Porteur de ces courriers, le cavalier franchit avant la nuit la porterie de l'abbaye. Mésanges en prend connaissance et présente le lendemain matin ces documents à Jean-Baptiste Adam, curé de Jumièges, déjà pressé par la famille Delépine. Elle tient à une inhumation à Barneville. Adam ajoute en bas de page:

« Je consens très volontiers que Monsieur le curé de Barneville ou autre de sa paroisse fasse la levée du dit nommé Abraham Delépine, son paroissien, en étant requis par la famille et Monsieur le Curé aura la bonté de donner son heure pour en faire la levée du corps. J'ai l'honneur d'être avec respect votre très humble et très obéissant serviteur. Le 14 juillet 1775, Adam, curé de Jumièges.»

Ce courrier traversa très vite la Seine et c'est ainsi que, transporté de Jumièges à Barneville Abraham Delépine put être inhumé le jour même par le curé Cauvin. A l'issue de la cérémonie, dans la sacristie, le prêtre rédigea ainsi l'acte de décès:

«Aujourd'hui, vendredi 14 de juillet 1775, par nous, prêtre curé, a été inhumé dans le cimetière de cette paroisse le corps d'Abraham Delépine, Careyeur, âgé d'environ 56 ans qui avait épousé Catherine Boismare, décédé d'hier de mort subite sur le bord de la rivière de Seine, paroisse de Jumièges, en vertu de la permission accordée par M. Joret, procureur fiscal de la Haute Justice de Ducler adressée au Révérend Père Procureur de l'abbaye de Jumièges pour la remettre à Monsieur Adam, curé dudit lieu en date du 13 de ce mois signée Joret, procureur fiscal, laquelle nous a été adressée par le dit sieur curé de Jumièges sur la réquisition à lui faite par les parents dudit défunt laquelle inhumation a été faite en présence de Jean et François Delépine, enfants dudit défunt et de Jacques Leblond, domestique de la paroisse de Caumont, lequel et François Delépine ont déclaré ne savoir écrire de ce interpellés."

François Delpine et Jacques Leblond tracèrent alors une croix dans le registre. Jean Delépine s'appliqua pour signer de son prénom et de son nom avant de céder la plume à Cauvin qui, ayant paraphé le tout, glissa entre ces pages les courriers en question. Delépine était enterré. L'affaire aussi...




Haut de page