Par Laurent Quevilly

Malheur à celui qui touche à la plus petite plume d'un pigeon. Le pigeon, c'est l'apanage du seigneur qui se repaît de sa chair. L'oublier, c'est s'exposer à l'amende, le carcan, le fouet, voire le bannissement. Et pourtant, le pigeon, c'est bien l'ennemi du paysan. Il dévaste ses récoltes, annonce la famine. Dans la vieille France des années 1750, la révolte gronde. A Jumièges, certains n'hésitent pas à braver les interdits. Ils sont dénoncés par leurs voisins. Ambiance...


Novembre 1748. Excédés, les moines ont porté plainte. Des particuliers tirent sur leurs pigeons, d’autres tendent des lignettes, des panetières et des lacets dans la campagne. Notamment sur les pommes de terre nouvellement semées. De sorte que le colombier des religieux se trouve dépeuplé «par des gens qui sont leurs vassaux et portent des armes sans aucun permission ni qualité.»

Ah! ce colombier ! C'est le signe extérieur de puissance. Il est au seigneur ce que symbolisait jadis le donjon. Celui de l'abbaye a toute une histoire. Situé non loin du puits, il est debout grâce aux legs d'Agnès Sorel. Et c'est autour de ses boulins que les pêcheurs viennent chaque année faire acte d'allégeance au cours d'une grotesque cérémonie : la Fare. Bricole ou aviron sur l'épaule, bâton blanc à la main, on en faisait trois fois le tour avant de frapper sur la porte et saluer. Maudit colombier !

Saisi par le cellérier de l’abbaye, Dom Jean Langlois. Pierre Nicolas Dalamarre, le bailli de la haute justice de Jumièges, Yainville et Duclair, va devoir rechercher les coupables. Pour cela, il lui faut des témoins. Ceux-ci sont convoqués de vive voix en leur domicile et doivent répondre à ces assignations sous peine d’amende.

Certains vont tenir leur langue. D’autres ne vont pas hésiter à balancer. On imagine le climat dans la paroisse...

"C'est Cottard !..."
Au palais abbatial, Delamarre tient ses premières auditions le jeudi 28 novembre, à neuf heures du matin.  Il est assisté de Laurent Beaufils, patricien, en l’absence du greffier ordinaire. Ce sont les moines qui ont porté plainte. Et c'est chez eux que siège la justice. Curieuse justice...



Jean Hébert, 18 ans, dépose en premier. Il est domestique chez le sieur Marescot, du Mesnil-sous-Jumièges, qui tient alors le manoir d'Agnès Sorel.
 Lors de la dernière saison des foins, flanqué de la femme de Philippe Robert et de celle de François Clérel, Jean Hébert s’apprête à « faire » une prairie appartenant à son maître. Il est bientôt midi. Quand soudain retentit un coup de feu devant la masure d’Etienne Cottard. Dire qui a tiré sur les pigeons, c'est une autre histoire. Mais il voit distinctement le fils Cottard, sept ou huit ans, courir dans la campagne pour ramasser les oiseaux morts. Combien ? Il ne saurait le préciser. En tout cas, c’est tout ce qu’il sait.

Catherine Merre, la femme de Philippe Robert, journalière, succède à Hébert. La cinquantaine, elle demeure au Mesnil. Elle aussi a entendu le coup de feu sur les pigeons. C’était dans la pièce de terre nommée la Mare, près de la masure à Cottard. C’est là que les pigeons viennent ordinairement boire. Elle n’a pas vu le tireur. Simplement le fils Cottard qui ramassait les victimes dans son bonnet. Avant de s’en retourner chez lui.
Mais elle ajoute qu’elle a aperçu plusieurs fois Etienne Cottard se promener dans la campagne avec son fusil. Il y a quelque temps, au manoir de la Vigne, propriété des religieux exploitée par Marescot, elle l’a vu faire feu sur les pigeons du fermier. Bref, l’accusation se précise…

Le manoir de la Vigne exploité par Marescot.
Le pigeonnier y figure en haut, près de la chapelle


"Mainberte est dans le coup !"

Huit janvier 1749. Nouveaux témoins amenés ici par le sergent Thomas Lebourgeois. Un type de Rouen. La justice aux ordre reprend ses auditions. Aujourd’hui, on entend Marin Nobert, journalier de la paroisse de Jumièges, hameau du Quesnay. Manifestement, il s'en entendu avec sa femme. Nobert le jure la main sur le cœur: il n’a aucune connaissance des faits contenus dans la plainte.
Son épouse, Louise Quibelle, ne sera pas plus loquace.

Après ces taiseux que va nous dire Marie Gruley, l’épouse de Pierre Legendre, un couple de journaliers demeurant au Quesnay. Beaucoup de choses. Oui, plusieurs particuliers tendent des lacets pour prendre des pigeons et des perdrix. Notamment Thomas Mainberte fils et son berger qui est originaire du Roumois, le fils de Nicolas Pavilly qui garde le troupeau de Marie, le fils de Valentin Legendre, berger de Charles Delametterie. Oui, elle les a vus plusieurs fois tendre ces pièges qu’ils possèdent en grand nombre et capturer ainsi, dit-elle, des quantités prodigieuses de pigeons. L’un d’eux, mais elle ne saurait dire lequel, s’est même vanté d’en avoir seize pour faire les Rois. Et les autres ne sont pas en reste.
Voici huit jours, le fils Pavilly avait tendu ses lacets et s’était retiré chez lui. Le fils de Nicolas Glatigny, se rendant au pressoir, trouva alors un pigeon pris. Ce qui lui inspira une dispute avec la femme du dit Pavilly qui prétendait que les oiseaux avaient été capturés sans le concours des pièges posés par son fils.
Lundi dernier, ajoute encore Marie Gruley, le berger de Delametterie aperçoit Messieurs les religieux dans la campagne. Il prend les jambes à son cou, ayant quatre pigeons dans sa poche.
Enfin depuis belle lurette, un berger du village, surnommé Cautrel, ne fait autre métier que la  capture des volatiles.

Nicolas Glatigny, 33 ans, journalier demeurant au Sablon, vient d'être cité par Marie Gruley comme ayant été témoin de ces choses. Alors, on va l’entendre à son tour. Eh bien non. Nicolas Glatigny ne sait rien ! Jean Aubert non plus. Lui, il a 23 ans et vit aussi au Sablon. Du Sablon encore est Suzanne Biller, la femme de Louis Lefrançois, journalier. Elle a 44 ans. Et rien à dire !

"Derue et Clérel sont en fuite !"

Les auditions reprennent le jeudi 16 janvier à trois heures de l’après-midi. Voici Bernard de Routot, garçon meunier demeurant à Jumièges. Lui, il déclare avoir vu plusieurs fois nombre de personnes tendre des lacets dans la campagne de Jumièges. Comme Thomas Mainberte fils qui, en labourant sa terre, posait des pièges. C’était il y a quinze jours. Les autres ? Le farineux ne saurait dire leur nom. Mais  ce sont des bergers pour la plupart.

Valentin Augustin Andouville a 14 ans. Il est fileur de coton au Quesnay. Oui, des pièges, on en pose tous les jours à Jumièges. Mais les seuls noms qui lui viennent à l’esprit, ce sont ceux de Thomas Mainberte fils, de son berger, de celui de Pierre Biller, nommé Valentin Clérel, Pierre Derue, berger de Charles Delametterie… Hier, Derue et Clérel se sont sauvés ensemble du pays.

Pierre Legendre, 32 ans, journalier au Quesnay, confirme encore que la pose de lacets, appelés panetières, est monnaie courante. La dernière semaine des Rois, il était allé chasser des moutons d’une parcelle de seigle lui appartenant. Quand il vit son berger, le fils de Nicolas Pavilly, s’adonner à cette activité en compagnie d’un autre pâtre, celui de Charles Delametterie, le dénommé Legendre. Ces deux-là, ils prennent les pigeons et tous les autres oiseaux qui peuvent se présenter à eux.
Il a vu aussi Thomas Mainberte fils et son berger s’adonner à cette activité. Ce qu’ils font du reste assez continuellement. C’est si vrai que notre déposant, revenant de la messe voici trois semaines, croisa le berger de Mainberte qui venait de capturer un pigeon. Pierre Legendre engage la conversation sur le sujet. Et le berger lui avoue en avoir pris une vingtaine cette année.

Jean Boutard, fils de Jean, une dizaine d’années, garde les moutons de son père, laboureur au Quesnay. Il a remarqué depuis un mois Legendre et Clérel prendre et ramener chez leur maître des pigeons. Ces quinze derniers jours, il les a suivis deux ou trois fois pour les voir prendre quatre ou cinq espèces. Il a remarqué aussi que Thomas Mainberte et son berger pratiquaient de même et ramenaient quantité de captures.

On ne sait comment s'acheva cette affaire. Les principaux accusés furent assignés à comparaitre et, curieusement, Thomas Mainberte fils est cette fois appelé Nicolas. Quoi qu'il en soit, les pigeons prirent leur part dans la révolution de 89. A un député du Tiers à qui l'on demandait ce qu'il entendait proposer à Versailles, il répondit "l'abolition des pigeons, des lapins et des moines". Comme on lui demandait de préciser ce curieux amalgame, il répondit "les pigeons parce qu'ils mangent nos grains, les lapins notre herbe et les moines nos gerbes."
Quand ils rédigèrent leur cahier de doléances, les habitants du Mesnil-sous-Jumièges inscrivirent en cinquième position cette revendication: "Que les pigeons, corneilleaux, lappins et autres bestes fauves soient détruits comme nuisibles aux biens de la terre." On laissa la vie sauve aux moines. Mainberte et ses comparses avaient été des révolutionnaires avant l'heure...

Laurent QUEVILLY.

Notes généalogiques
Jean Hébert était orphelin de Thomas Hébert et Françoise Delarue. Il épousera le 15 juillet 1755 Clotilde Boqué.
Le Sieur Marescot était sans doute Phillebert Marescot, fermier des religieux, qui avait épousé à 20 ans Magdelaine Tuvache, le 23 novembre 1712.
Philippe Robert et Catherine Merre s'étaient mariés à Emanville le 21 novembre 1724. Au Mesnil, trois de leurs enfants se marièrent dans la paroisse.
François Clérel et Geneviève Bucquet s'étaient fiancés au Mesnil le 6 juillet 1716.
Etienne Cottard
était fils de Pierre et Marie Coquin. Il s'était marié le 21 novembre 1729 à Marie Lefrançois.
Marin Nobert
était fils de Valentin et Anne Tropinel. A 52 ans, veuf de Louise Quibel, il se remariera avec Anne Leveque, le 25 octobre 1753.
Marie Gruley, Marie Anne en réalité, veuve de Pierre Legendre se remariera à 45 ans à Valentin Renault, le 9 janvier 1762, à Jumièges.
Thomas Mainberte était fils de Thomas et de Marguerite Françoise Pigache. On ne lui connait ni épouse ni enfants.
Nicolas Pavilly. Aucune trace pour le moment.
Valentin Legendre. Sans doute l'époux de Marie Anne Thierry qu'il épouse en 1740 à Jumièges alors qu'il est veuf de Marie Anne Savalle.
Charles de la Metterie. IL est le fils de François et Madeleine Tuvache. Il épousa en 1749 Marie Amand et fut par ailleurs impliqué dans l'affaire des Agneaux.
Nicolas Glatigny, fils de Nicolas et de Marie-Jeanne Marescot. Il épousera Marie Anne Deconihout en 1775 à Jumièges.
Jean Aubert. Pas encore de trace.
Suzanne Biller, veuve de Nicolas Aubé, a épousé Louis Lefrançois, lui même veuf de Françoise Boutard, en 1740 à Jumièges.
Bernard de Routot, fils de Guillaume et Madeleine Bocquier, époux en 1754 de Anne Heurtault.
Valentin Augustin (H)Andouville. Pas encore de trace.
Pierre Biller, fils de Pierre et Marie Guiot, époux de Marguerite Ouin en 1741 à Jumièges.
Valentin Clérel. Un homme de ce nom épouse Anne Lambert et 1708 à Jumièges.
Pierre Derue. Pas encore de précision. Un Pierre Derue était l'époux de Marguerite Maugrard en 1713. Année ou leur fille Marguerite épousa Nicolas Boutard.
Jean Boutard père. Les Boutard font florès à Jumièges. Il peut s'agit de Jean Boutard, veuf Marie Delametairie, époux Jeanne Godefroy en 1741 à Jumièges.


Yves MORIEULT, ancien membre du CGHN dans les années 1980, écrit :

Je descends du couple NOBERT x TROPINEL et Marin NOBERT, cité dans ce récit est l'un de mes (4fois) arrières-grands-oncles :

Valentin NOBERT marié le 22 février 1694 à Jumièges avec Anne TROPINEL
D’où :
Marin NOBERT et sa sœur cadette Marie Anne qui suit :
Marie Anne NOBERT mariée le 22 septembre 1723 à Jumièges avec Pierre RIGAULT
D’où :
Marie Cécile RIGAULT mariée le 15 mai 1747 à Jumièges avec Jacques HARRY
D’où :
Marie Elisabeth HARRY mariée le 27 décembre 1793 à Pont-Audemer avec Romain LOISELLE
D’où :
Pierre François LOISEL marié le 9 novembre 1829 à Fourmetot avec Marie Catherine LEBOURG
D’où :
 Pauline Eugénie LOISELLE mariée le 15 février 1855 à Condé-sur-Risle avec Baptiste Guillaume MORIEULT
D’où :
Léon Alphonse Baptiste MORIEULT marié le 23 novembre 1880 à Brionne avec Camille Héloïse PARIS
D’où :
Raymond Adolphe Alphonse MORIEULT marié le 24 février 1906 à Brionne avec Georgina Augustine Félicie RAINCENT
D’où :
Marcel Georges Raymond MORIEULT marié en 1942 à Harcourt avec Odette Augustine COUTURIER. D’où sept enfants, dont l’auteur de ces lignes, onze petits-enfants et treize arrière-petits-enfants.

A noter que ma grand-mère maternelle, Augustine LEVASSEUR est née à Jumièges en 1890.

Sources


Archives départementales de la Seine-Maritime, recherche et numérisation: Jean-Yves et Josiane Marchand, mise en forme: Laurent Quevilly.






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