Alexandre de Lavergne
1845.




Un fils de Louis le Débonnaire, le faible Charles le Chauve, recueillait en ce temps-là la terrible moisson que les dissensions du règne précédent avait semée dans le royaume. Partout, sur les côtes de France, les Danois et les Northmans promenaient le meurtre, le pillage et l'incendie. Tout fuyait devant ceux que, comme jadis Attila, on avait surnommé les fléaux de Dieu.


Les religieux de Jumiéges, oublieux des funestes récits qui retentissaient à leurs oreilles, confiants dans leur nombre, dans la solidité de leurs murailles, dans l'appui des populations environnantes, formèrent le projet hardi de résister à leurs ennemis. Ces pieux reclus, auxquels l'art de la guerre était étranger, s'armèrent et se barricadèrent dans l'enceinte de leur monastère ; mais à peine furent-ils en état de défense, que les Danois, avides de pillage, se présentèrent sous leurs murs. Leur résistance ne fit qu'irriter leurs ennemis. Ceux-ci, après avoir enfoncé les portes, s'élancèrent dans l'intérieur du monastère, où ils massacrèrent impitoyablement tous les religieux. Ils dépouillèrent les églises de tout ce qu'ils purent enlever, mirent le feu aux édifices, en sapèrent les fondements, et n'abandonnèrent ces lieux qu'après avoir vu le monastère s'écrouler an milieu des flammes.

Pendant un siècle entier, l'abîme de Jumiéges, jadis si riche et si florissante, ne fut plus qu'un monceau de ruines, témoignage vivant de l'invasion ennemie. Un jour enfin, deux religieux, échappés jadis comme par miracle au massacre des Danois, arrivèrent à Jumiéges pour saluer une dernière fois, avant de s'endormir de l'éternel sommeil, les lieux où s'était écoulée leur tranquille jeunesse. Pauvres vieillards! en retrouvant leur ancien monastère caché sous les ronces, ils pleurèrent comme jadis les Hébreux sur les ruines de Jérusalem ; puis, inspirés par le Ciel sans doute, ils formèrent la résolution de finir leurs jours au milieu de ces tristes débris, afin que là où ils avaient eu en quelque sorte leur berceau, ils pussent aussi avoir leur tombe.

Avec l'aide de quelques paysans du voisinage, ils construisirent une petite cabane; et les voilà désormais passant leurs journées à extirper les ronces au milieu desquelles ils avaient établi leur retraite, et consacrant les heures du repos à prier pour ceux dont les ossements reposaient dans cette enceinte désolée et qui les attendaient eux-mêmes. Un jour qu'ils étaient livrés à cette pieuse occupation, ils furent distraits tout à coup par les sons de la trompe; puis un chasseur, l'œil en feu. la poitrine haletante, l'air plein de fierté et de résolution, et tenant à la main un épieu, s'avança vers eux et leur demanda brusquement s'ils n'avaient pas vu passer le sanglier. Leur réponse négative parut vivement contrarier le chasseur, qui, les regardant d'un œil courroucé, s'écria : « Qui êtes-vous donc, vieillards, et que venez-vous faire dans cette solitude?

— Mon frère, répondit tristement le plus décrépit des deux vieillards, à cette place que vous foulez il y avait jadis une abbaye et dans cette abbaye neuf cents moines. Aujourd'hui il n'y a plus d'abbaye, et des neuf cents religieux deux seulement ont survécu : c'est nous. Mais nous sommes bien vieux; demain peut-être nous ne serons plus, et alors il ne restera rien du saint monastère de Jumiéges. ni homme ni chose.

— Que m'importe tout cela! reprit le chasseur; c'est le sanglier qu'il me faut.
— Mon frère, répondit le vieillard, je voudrais vous mettre sur sa trace; mais je vous répète que nous ne l'avons pas vu. Il fait chaud, entrez dans notre cabane, cela vous reposera.Le chasseur sourit dédaigneusement; puis il dit : «Je suis Guillaume Longue-Épée, votre seigneur et duc souverain de Normandie. »

Ayant ainsi parlé, il passa orgueilleusement son chemin, sans même saluer les deux vieillards. A peine arrivé dans la forêt voisine, en un lien qu'on nomme aujourd'hui Saussimare. il rencontra le sanglier qu'il cherchait et courut droit à lui pour le percer avec son épieu, mais le bois avant rompu, l'animal se retourna soudain avec rage, C'était un sanglier monstrueux, et le duc était sans armes; nul des siens n'était à portée de le secourir. Malgré tout son courage, il pâlit. et recommanda son âme à Dieu. Le sanglier lit un bond terrible, et, d'un coup de boutoir, il renversa Guillaume Longue-Epée sans connaissance sur le sol. C'en est fait du puissant duc de Normandie, et déjà son sauvage ennemi se dispose à lui déchirer les entrailles d'un second coup de boutoir, quand soudain, ô miracle! il semble changer de résolution et s'enfuit au plus profond de la forêt.

Lorsque le duc reprit ses sens, et que, sauf quelques contusions, il se retrouva sain et sauf, il bénit le ciel, et ne doutant pas que son aventure ne fût un avertissement du Très-Haut qui avait voulu le punir de son orgueil envers deux pauvres religieux, il ordonna, le jour même, de réédifier à grands frais le monastère de Jumiéges. Il racheta de ses propres deniers les biens de l'abbaye, dont il lit présent aux moines, et peu s'en est fallu que ce chef barbare ne donnât par anticipation au monde l'exemple que six cents ans plus tard le monde devait recevoir de Charles-Quint. Quelques historiens prétendent même qu'il fit secrètement profession à Jumiéges. Ce qui est certain, c'est qu'à sa mort on trouva dans une cassette mystérieuse, dont il portait toujours la clef sur lui. un froc, un scapulaire et une discipline.




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