II. Prestation du serment, 1790 ; Notes biographiques.
III. Ventes et aliénations, 1790-1791 ; l'abbaye, l'église paroissiale et M. l'abbé Adam.
IV. Les titres seigneuriaux brûlés ; les volontaires, 1792-1793 ;
une abjuration en 1749 ; une réhabilitation ;
la disette ; les suspects ; fêtes révolutionnaires ;
la Montagne, une taupinière ; M. l'abbé Paris.
V. Aliénation de l'abbaye, démolitions et pillages, 1795-1824 ;
conservation des ruines.
En publiant cet opuscule, nous avons eu plusieurs motifs, que voici :
Donner des renseignements exacts et inconnus jusqu'à
présent sur les mœurs intérieures des
derniers Bénédictins de Jumièges,
qu'il a été longtemps de mode de taxer, sans plus
ample formé, de dureté, d'ignorance et de
dissolution ; faire connaître leurs noms, ignorés
à l'exception de deux ou trois, et les
particularités bibliographiques inédites que nous
avons recueilles sur eux, pendant et après la
Révolution ; raconter les événements
qui ont eu pour théâtre soit l'abbaye, soit
l'église paroissiale, soit la place publique de
Jumièges, à cette mémorable
époque, si calomniée aussi parce qu'elle est mal
connue ; enfin, attribuer la responsabilité de la
destruction du monastère aux particuliers qui en ont
été les véritables auteurs, en
justifiant eux que l'on a accusés à tort, et en
montrant que la Révolution, pour avoir renversé
l'institution, ne toucha pas aux personnes.
Notre tâche était fort délicate.
En effet, les registres de délibérations tenus
lors par les municipalités ont été
détruits quelques années plus tard par ordre
supérieur, aussi bien à Jumièges que
dans la plupart des autres communes. La disparition de ces
pièces eut pour but, en effaçant les noms de ceux
qui ont pris une part active, directe, à
l'établissement des nouvelles institutions, de mettre leurs
personnes et leurs biens à l'abri des réactions
politiques. — Cette absence complète de documents
officiels est fort regrettable. Il nous a donc fallu recourir aux
témoignages de quelques contemporains, parfaitement
honorables, éclairés, impartiaux, et c'est, en
quelque sorte, sous leur dictée, que nous avons pris la
plume.
On a dépeint les populations des
campagnes comme exaspérées contre les seigneurs
lorsqu'éclata la Révolution. La
vérité, en ce qui concerne Jumièges,
est que MM. les religieux n'avaient guère excité
d'animosités, de rancunes, de haines, et qu'ils ont
justifié jusqu'à la fin pour leur
monastère le beau surnom d'Aumônier, qui lui a de
tout temps été accordé (1).
Chacun sait qu'en 1789 une affreuse disette désola la
France, et que de nombreuses bandes affamées parcoururent le
pays de Caux, en commettant toute sorte de désordres (2).
Or, à Jumièges, tous les matins, vers dix heures,
la grande porte du monastère était ouverte
à deux battants, et une centaine de pauvres gens en
guenilles entraient dans le préau : là, avait
lieu, sur l'herbe, en plein air, devant les bâtiments
conventuels, en présence du prieur, une distribution de
soupe dans des écuelles de bois ; puis, une autre
distribution de linge et d'habits provenant du vestiaire de la maison,
abondamment garni. Le dimanche, le prieur, suivant encore en cela la
règle de la communauté, distribuait 12 sols
à chaque pauvre. Ce n'est pas tout : les malades de la
paroisse étaient soignés à domicile ;
le médecin de MM. les religieux, nommé Bernard
(un Méridional qui s'en retourna plus tard à
Toulouse), allait leur porter gratuitement ses soins et des
médicaments. — L'infirmerie était,
comme de juste, réservée aux profès et
aux frères lais, et, dans certains cas seulement, les
premiers obtenaient dispense du prieur pour rester dans leurs cellules.
Pénétrons dans le cloître et jetons un
coup d'œil sur la vie intérieure des derniers
moines de Jumièges, quelque temps avant la dissolution de
l'ordre de Saint-Benoît et de la congrégation de
Saint-Maur.
Au commencement de l'année 1789, après la mort de
M. de Lorraine, l'abbaye de Jumièges fut donnée
par le roi à un neveu du cardinal de Brienne. La manse
abbatiale valait quelque 80000 livres, c'est-à-dire les deux
tiers des revenus généraux ; ce qui
était, on le voit, un beau cadeau de cour de la part de
Louis XVI au neveu de son premier ministre. Au moment de son
installation, M. de Loménie (et non de Laumesnil, comme l'a
écrit M. Deshayes, dans son histoire de l'abbaye) avait de
quinze à seize ans : il était simplement clerc
tonsuré. La communauté, le clergé de
la péninsule et la population, allèrent
processionnellement au-devant de lui jusqu'à Duclair et le
ramenèrent dans le même ordre à
l'abbaye, où eurent lieu, en présence de la
foule, dans l'église Notre-Dame, les
cérémonies d'usage. Il retourna de suite
à Paris. Ce sont les seuls souvenirs qu'ait
laissés le dernier des successeurs de S. Filibert. On a
prétendu qu'il avait péri aux Carmes, lors des
massacres de septembre 1792, avec les autres membres de sa famille. Les
mémoires du temps que nous avons consultés, les
listes d'incarcérés que nous avons parcourues, ne
font aucune mention de lui. Cette assertion nous semble donc aussi
erronée que celle qui fait de son oncle, le cardinal de
Brienne, une victime des mêmes massacres, quand il est
parfaitement avéré qu'il avait
succombé quelques jours auparavant, à Sens, de sa
mort naturelle. Quoi qu'il en soit du sort de M. de Loménie,
son abbatiat a été si insignifiant, son passage
à Jumièges fut si court, que nous n'insisterons
pas davantage sur ce personnage.
L'abbé claustral, le véritable directeur moral de
la
communauté, le prieur, Dom Bride, mérite beaucoup
plus
notre attention, parce qu'il a été
mêlé aux
événements qui signalèrent les
commencements de la
Révolution à Jumièges. Il savait
allier la
simplicité et la modestie à la dignité
du
caractère ; c'était un
Bénédictin dans
toute l'acception du terme, d'une érudition très
vaste,
de mœurs irréprochables, ascétiques, et
qui veilla
jusqu'à la fin avec fermeté à la
stricte
observation de la règle.
La situation du monastère, au point de vue financier,
était fort embarrassée, fort pénible.
Par suite des empiètements et de la convoitise des
abbés, MM. les religieux ne disposaient que d'un tiers des
revenus généraux (c'est-à-dire de
40000 livres environ), et devaient faire face avec ces ressources aux
aumônes ordonnées par la règle et
à l'entretien de la communauté, des
églises, des bâtiments conventuels et des fermes.
Ils avaient été obligés, à
plusieurs reprises, de contracter déjà des
emprunts assez importants (3). Ils
avaient vendu les plombs, des couvertures des églises,
qu'ils se trouvaient dans l'impossibilité de renouveler et
même d'entretenir, à un entrepreneur qui ne les
paya point et qu'ils contraignirent, mais un peu tard, à
résilier le marché. — Dom Toussaint
Outin, le bibliothécaire, avait énergiquement
blâmé dans le principe cette mesure prise au
chapitre par la communauté et approuvée ensuite
par le conseil général de l'ordre ; il s'y
était opposé de tout son pouvoir et,
après son adoption, il avait en la hardiesse de monter aux
combles et de graver sur les plombs cette protestation : «Dom
Outin n'y a pas consenti.»
En présence d'embarras d'argent aussi graves, Dom Bride
demanda
et obtint que le noviciat fût transféré
au Bec.
L'école de Jumièges était
célèbre :
les Bénédictins qui en sont sortis au XVIIe
siècle
ont, par leurs travaux sur l'histoire, la littérature et les
langues, concouru avec éclat à la
réputation de la
congrégation de Saint-Maur. Plus de trente moines, qui ont
illustré l'ordre à divers titres sous Louis XIV
et sous
Louis XV, avaient fait leur noviciat et prononcé leurs
vœux dans ce monastère. — Dom Bride
avait
dirigé les études avec talent ; il ne resta plus
à
la tête que d'une quinzaine de religieux, dont voici la liste
:
M. de Loménie, abbé ; Dom Bride, prieur ; Dom
Cadet,
sous-prieur ; Dom de Mésanges, grand-chantre ; Dom de
Saulty,
cellérier ; Dom de Montigny, procureur ; Dom Outin,
bibliothécaire ; Dom Painblan, dépositaire ; Dom
Monthois
; Dom Bance ; Dom Soullier ; Dom Courbet ; Dom Benoît ; Dom
Hubert ; Dom Vasseur, profès, non prêtre ; Dom
Catelain,
id. ; M. Gobbe, id., dépensier.
Le lever était rigoureusement à matines,
en toute saison. On allait, prieur en tête, au
chœur. En hiver, après l'office de la nuit, on
s'approchait pour quelques instants seulement d'un grand feu, et, au
signal du prieur, chacun se retirait dans sa cellule jusqu'à
primes. La distraction, l'inconvenance à
donner le ton aux hymnes, aux psaumes, étaient punies
sur-le-champ et le coupable mis à genoux. Pourquoi rire de
ces règles sévères, de ces
obéissances absolues ? Ces punitions, d'ailleurs,
n'étaient pas considérées comme
humiliantes. À l'armée, aujourd'hui nous avons la
discipline. Eh ! parce que notre armée est parfaitement
disciplinée, nous n'en avons pas moins de héros.
Il y avait grand'messe et vêpres tous les
jours, ce qui n'empêchait pas, à vrai dire, les
religieux d'obtenir dispense du prieur pour rester à
l'infirmerie, en cellule ou à la bibliothèque,
comme aussi, à l'approche d'un orage, de retrousser leurs
manches et leurs soutanes, et de donner un coup de main aux
moissonneurs pour rentrer les foins ou les blés.
On sortait à la promenade le jeudi, les novices sous la
conduite du zélateur, et les pères sous celle du
prieur. Ceux-ci, surtout les plus jeunes, les plus ingambes,
précédés de Dom Bride à
cheval ou en voiture, allaient quelquefois, dans la bonne saison,
jusqu'à leur ferme de Hauville, où ils faisaient
collation et jouaient au trictrac.
En outre des moines profès, dont nous venons d'indiquer les
noms et les offices, il y avait dans l'enclos du monastère,
dans des bâtiments séparés, toute une
colonie de frères lais, des jardiniers, des menuisiers, des
serruriers, des tailleurs, des infirmiers, et au dehors on occupait
encore, pour les travaux agricoles, dans les fermes, des charretiers,
des vachers, des batteurs en grange, qui, au départ de MM.
les religieux et après la confiscation de leurs biens, se
trouvèrent quelque temps à peu près
sans ressources. Les enfants de chœur étaient
élevés, entretenus, instruits dans la maison, et
plus tard, s'ils paraissaient intelligents, ils devenaient,
poussés par les moines et aux frais de ceux-ci, organistes
ou prêtres.
Les pères et les frères lais prenaient leurs
repas en commun, au réfectoire : les premiers au haut bout
de la table, et les seconds au bas bout, Dom Bride présidait.
Le prieur recevait chaque semaine à table
particulière MM. les curés des environs. Parfois
aussi, il y traitait les nobles voisins qui venaient en visite chez MM.
les religieux, seigneurs de Jumièges. On raconte que M. de
Gasville, du château d'Yville, vint, à l'occasion
de son mariage, leur présenter sa dame, et que du saumon,
poisson seigneurial, comme on sait, fut servi ce jour-là sur
la table du prieur. Mme de Gasville, ayant paru surtout très
flattée de cette courtoisie, trouva à son retour
chez elle, dans sa voiture, quelques livres de saumon frais que. Dom
Bride y avait fait mettre. Dans le Courtil, ferme
située en face du monastère, il y avait deux
viviers où l'on conservait le poisson de Seine, et
Desjardins, pourvoyeur de la maison, allait toutes les semaines
à Dieppe chercher exprès le poisson de mer. Dom
de Saulty, le cellérier, qui avait spécialement
le service de la cave et de la bouche, se rendait chaque
année, après les vendanges, en Bourgogne,
d'où il revenait avec un chaland plein de fûts de
vin pour les besoins de l'infirmerie, des églises et de
l'hôtellerie. À Pâques, d'ailleurs,
c'était l'usage, MM. les religieux devaient le vin nouveau
à tous les curés qui étaient
à leur nomination (4).
Dom Bride préférait la table du
réfectoire ; mais si, dans de rares circonstances et par
convenance, il recevait les seigneurs des environs, on voit qu'il le
pouvait faire bien et dignement.
Chaque religieux avait pour logement deux chambres au dortoir : l'une
où était son lit, et l'autre où
étaient son vestiaire et sa bibliothèque
particulière. Chacun d'eux avait aussi un jardinet,
à l'est des églises et du réfectoire,
et une petite serre où il allait quelquefois vider
bouteille. Dom Bride, outre son appartement, qui était plus
vaste, avait une très belle volière, et dans
l'enclos un grand jardin avec espaliers et une serre.
Une octogénaire nous a raconté qu'enfant elle se
glissait parfois avec quelques espiègles, ses camarades, par
la porte entrebâillée du monastère, et
que la bande, au plus vite, sans bruit, sur la pointe des pieds, en
rasant les murailles et les massifs de verdure, courait cueillir
à pleines mains, dans les jardins des pères, les
fraises, les pêches, les abricots, les raisins et les beaux
fruits. «Quand un père nous surprenait,
ajoutait-elle, il faisait bien sa grosse voix et faisait semblant de
nous tirer l'oreille ; mais il n'oubliait jamais, avant de partir, de
remplir nos tabliers.»
1789 arrive. L'Assemblée nationale
lance bientôt coup sur coup plusieurs décrets
concernant les couvents et les biens ecclésiastiques (5). Les municipalités sont
organisées et chargées de les faire
exécuter. À la tête de celle de
Jumièges paraît avoir été
d'abord M. Varanguien, notaire. Le maire et les officiers municipaux
étaient assez embarrassés pour signifier
à leurs anciens seigneurs l'ordre de leur dissolution. Ils
désignèrent enfin un d'eux, Desjardins, brave
garçon, particulièrement estimé de MM.
les religieux : ce choix était très judicieux et
le meilleur.
En général, les moines, soit qu'ils fussent
entrés dans les ordres contre leur vocation et par des
raisons de famille, soit que les charges fussent effectivement
supérieures aux ressources de la manse monastique, les
moines, dis-je, se soumirent assez spontanément aux
volontés de l'Assemblée. Au contraire, la
Constitution civile du clergé (6)
rencontra de la part de MM. les curés une opposition
systématique presque unanime. Voici le récit
véridique des faits qui eurent lieu à cette
époque à Jumièges, et l'ordre de la
cérémonie religieuse de la prestation du serment.
C'était l'heure du repas. Toute la communauté
était à table, au réfectoire, le
prieur au haut bout. Desjardins entra. «Approche, lui dit Dom
Bride, nous savons pourquoi tu viens... Assieds-toi là et
prends un verre de vin : tu parleras après.» Ces
préliminaires, ce début, présageaient
un dénouement très pacifique. La notification
faite, on se leva.
Puis, MM. les religieux, précédés du
prieur, se rendirent à l'église paroissiale,
où la grand'messe fut
célébrée par M. l'abbé
Grenier, desservant d'Yville, et non par M. l'abbé Adam,
curé de Jumièges. M. l'abbé Grenier
l'avait précédé et s'était
démis, parce que sa nouvelle cure était beaucoup
plus productive, MM. les religieux s'étant
réservé les grosses dîmes (7) et ne laissant au curé de
la paroisse que son casuel et quelques dîmes insignifiantes.
M. Grenier était resté très
lié avec les moines, tandis que M. Adam, d'humeur, dit-on,
très difficile et très jalouse, était
en froid avec eux (8). À
cette cérémonie, Dom Bride chantait au lutrin et,
à la fin de l'office, il prêta le serment dans les
mains de M. Varanguien, maire, ainsi que ses confrères, et
MM. Adam, curé de Jumièges ; Le Chanoine,
curé d'Yainville ; Lefaucheur, curé du Mesnil, et
Daviron, desservant d'Heurteauville.
Voici quelques détails biographiques sur quelques-uns de MM.
les curés dont nous venons de citer les noms.
M. l'abbé Le Chanoine a tenu l'état civil
à Yainville en qualité d'officier municipal
à parti du 10 décembre 1792 jusqu'en brumaire an
IV (1795). Il est mort octogénaire dans sa paroisse et a
été inhumé à
Jumièges.
M. l'abbé Daviron, quelque temps après le
serment, quitta la Chapelle et fut remplacé par M. de
Montigny. Il alla d'abord à Guillerville (près
Fauville), puis à Boissey (Eure). Il est mort dans sa
famille, à Epreville-en-Roumois.
M. l'abbé Pierre-Louis Lefaucheur, né
à Rouen, vicaire de Saint-Maclou, chapelain de Mme la
duchesse de Gesvres, à la Vaupalière,
très bon prédicateur, obtint la cure du Mesnil
par la protection de M. l'abbé Marescot, grand vicaire, qui
l'avait distingué. Il fut membre de la
municipalité du Mesnil, dès le 10
décembre 1792. Il se maria le 5 thermidor an II (23 juillet
1794) avec sa servante, une veuve Petit ; il avait quarante-huit ans.
Il fut agent municipal jusqu'en 1798. Au Concordat, il voulut continuer
à dire la messe, quoique marié ; mais, sur un
ordre de l'archevêché, il fut expulsé
de son église. Il vécut désormais dans
la retraite, de ses revenus, et est mort au Mesnil sans avoir perdu
l'habitude de réciter son bréviaire.
En vertu des décrets de l'Assemblée nationale,
les moines avaient droit à une indemnité
pécuniaire ; ils eurent, en outre, la permission d'emporter
leur chambrée ; enfin on leur donna, s'ils
étaient prêtres, leurs habits sacerdotaux, des
chasubles, des chapes, etc., afin de pouvoir exercer le culte
catholique en entrant dans le clergé séculier (9).
Après leur séparation, la plupart d'entre eux
retournèrent dans leurs pays, dans leurs familles ;
quelques-uns demeurèrent et résidèrent
encore quelque temps au monastère, où leur ancien
barbier les servait, à leurs frais, bien entendu, au
réfectoire.
Dom Bride, le prieur, alla séjourner à Bolbec
pendant la Révolution. Il obtint cette cure en 1802, et plus
tard celle d'Yvetot, où il a laissé les meilleurs
souvenirs. Dom Cadet, sous-prieur, se retira à Caudebec,
où il avait des parents drapiers. Dom Toussaint Outin, le
bibliothécaire, Bénédictin
très érudit et très rigide, est mort
à Rouen, sa ville natale ; et Dom Placide-Joseph Monthois,
à Sanvic, près Le Havre, paroisse qu'il
desservait. Dom Bance retourna, au bout de peu de temps, à
Toulouse, et Dom Pierre-Florentin Painblan, dans l'Artois : ce dernier
signait encore à une inhumation au Mesnil en janvier 1793 ;
il était commensal de M. de Saulty, à
Jumièges. Nous ignorons ce que devinrent Dom
Étienne-Samuel Soullier et Dom Jean-Nicolas Courbet. Dom
Henri Hubert, qui était encore à
Jumièges en novembre 1792, obtint la cure de Bouville. M.
Gobbe, dépensier, ordonné prêtre par
Robert-Thomas Lindet, évêque d'Evreux, et deux
prêtres constitutionnels, avant la Terreur, est mort
à Serquigny, dont il était curé, et
Dom Benoît, au Bec, où il avait exercé
la pharmacie pendant la Révolution. Dom Louis-Charles de
Mésanges, le grand-chantre, ancien prieur, qui avait
conservé, dit-on, jusqu'à la fin de sa vie une
voix admirable, ne s'éloigna pas de Jumièges et
demeura chez un menuisier, où il
décédé le 8 frimaire an V,
à l'âge de vingt-quatre ans. Dom de Montigny,
né à Pierre-sur-Dives, desservit la chapelle
d'Heauteaville de 1790 à 1793 ; il fut
réintégré en 1802 ; il est mort
subitement à l'autel, le 31 août 1811,
à l'âge de soixante-six ans.
Enfin, le cellérier, Dom Antoine-Joseph-Alexandre de Saulty,
né le 14 juillet 1746 à Ethonsard
(Pas-de-Calais), avait,
peu de temps avant la Révolution, été
envoyé, par ses supérieurs en disgrâce
à
Saint-Étienne de Caen, sorte d'exil qu'il avait encouru pour
avoir jeté les yeux sur une très belle fille du
bourg,
Mlle D... Il a raconté qu'étant procureur
à Caen,
à l'époque des élections aux
États
généraux, les curés des environs se
réunirent à Saint-Étienne, lieu de
convocation, et
que telle était leur animosité contre le
clergé
régulier, accapareur des grosses dîmes, qu'ils
décrottaient par mépris leurs souliers couverts
de boue
sur les toiles cirées des tables du réfectoire.
Après la dissolution de l'Ordre, il ne tarda pas
à
reparaître à Jumièges. En 1792, il
brigua les
suffrages des habitants pour être nommé officier
municipal
; mais un assistant, bedeau de la paroisse, ayant
déclaré
avec fermeté à l'assemblée
électorale qu'on n'avait pas besoin de calotins,
M. de Saulty, grâce à cette opposition inattendue,
fut évincé. Il s'associa bientôt avec
un ex-Bénédictin, Dom Catelain, et tous deux
allèrent s'établir sur une ferme de
Saint-Wandrille. Leur accord fut de courte durée, et M. de
Saulty entra dans l'armée par la protection d'un
représentant du peuple, Lenud. Etait-il tenu en suspicion et
à l'écart en sa double qualité de
ci-devant noble et d'ex-Bénédictin ? C'est bien
possible. Mais il était intrigant et clairvoyant. En ces
temps de danger public, la présence sous les drapeaux
faisait tout oublier, purifiait tout et pouvait seule lui donner un
certificat de civisme incontestable et lui rouvrir la
carrière. Il servit vraisemblablement avec peu
d'éclat, et au bout de peu de temps était de
retour à Jumièges. Il signait, dès le
28 fructidor an V, sur les registres de l'état civil en
qualité d'agent municipal (10).
Mandataire de M. Capon, le propriétaire de l'abbaye, ainsi
que nous le verrons plus loin, il toucha en cette qualité
les loyers des bâtiments et l'argent des fruits de l'enclos,
jusqu'en 1802, année où, par son
intermédiaire, cette propriété fut
vendue à M. Lefort. Sous le Consulat, il fut adjoint, puis
maire sous l'Empire. Ne disant plus la messe depuis longtemps, il
assistait néanmoins depuis le Concordat aux offices
religieux, et chantait au lutrin en costume laïque,
c'est-à-dire sans être revêtu de l'habit
de chœur. Après 1808, époque
où il fut destitué, ses ressources
pécuniaires étant à peu
près épuisées, il obtint assez
difficilement du cardinal Cambacérès la
permission d'exercer de nouveau le culte ; il dit des messes peu
productives (la quête ne lui rapportait guère que
cinq à six sous) à Jumièges, au
Mesnil, au Trait, au Vaurouy, à la Haie-de-Routot. En 1815,
il protesta de son royalisme, mais on douta de sa
sincérité. Il est mort à
Jumièges en 1826, le 22 mai, à l'âge de
quatre-vingts ans.
Après la dissolution de l'Ordre et le
départ de MM. les religieux, le monastère et les
biens devenaient propriété nationale.
Un inventaire général fut dressé.
Tout ce qui était précieux : une vingtaine de
calices en vermeil, des ciboires, des croix, des encensoirs en argent
massif, des reliquaires garnis de pierreries, des chasubles, etc.,
furent, ainsi que les archives (11),
enlevés au chef-lieu du district, à Caudebec, et
un peu plus tard à Yvetot.
Le riche mobilier du monastère et celui des
bâtiments de l'enclos et des fermes, furent incontinent mis
en vente ; toutefois quantité d'objets, tels que ferrailles,
brouettes, râteaux et autres outils de jardinage ou
instruments agricoles, disparurent avant la mise aux
enchères ; on ferma les yeux sur ces soustractions
attribuées à d'anciens serviteurs de la maison.
Les livres d'église furent donnés par la
municipalité à la paroisse, qui ne put s'en
servir, les Bénédictins suivant le rit romain,
qui n'était pas celui du diocèse.
La bibliothèque, qui était
considérable, fut remise entre les mains de Dom Gourdin (12), bibliothécaire du
département, et enlevée au chef-lieu sur un
navire dont le chargement fut complet. Néanmoins cette
opération fut assez peu surveillée, puisque les
ouvriers employés à transporter du
monastère au bord de la Seine les livres et les manuscrits
renfermés dans des sacs, emplissaient, durant ce trajet,
leurs poches de volumes qu'on, retrouve çà et
là sur les manteaux de cheminées des maisons dans
les hameaux de Conihout, du Sablon, d'Heurteauville.
Dès 1791 (février), la plupart des
fermés ont
été aliénées par la Nation
à des
prix fort peu élevés. Celles surtout qui
faisaient partie
de la manse monastique, avaient été admirablement
plantées d'arbres fruitiers, une vingtaine
d'années
auparavant, par le prieur Dom Fontaine. Si la commune, si toute la
contrée même est de nos jours si riche en fruits
à
couteau et de dessert, elle le doit à cet excellent prieur,
dont
le nom est resté parfaitement ignoré
jusqu'à
présent, et qui vendait les plus gros et les plus beaux
fruits
de ses espaliers pour en consacrer l'argent à l'achat, dans
des
pépinières des environs de Paris, d'entes et de
greffes
d'espèces aussi rares que variées.
Ce fut à cette même époque (1790-1791)
que la municipalité proposa à diverses reprises
à M. l'abbé Adam de transférer sa
paroisse à l'abbaye. S'il eût accepté,
l'église Notre-Dame serait devenue notre église
paroissiale ; cet admirable monument, dont la fondation remonte au VIIe
siècle et la réédification au XIe,
aurait été sauvé. Malheureusement pour
Jumièges et pour les arts, il refusa, objectant les frais
immenses d'entretien si disproportionnés aux ressources de
ses paroissiens, et craignant au fond, ainsi qu'il l'a avoué
depuis, d'être expulsé honteusement, si la
Révolution avortait et si les communautés
religieuses étaient rétablies. Les habitants du
haut du bourg, voisins de l'église paroissiale,
réclamaient auprès de lui pour qu'elle
fût conservée au culte ; ceux, au contraire, qui
demeuraient en face de l'abbaye, ainsi que la majorité de la
population des hameaux, insistaient vivement pour le transfert.
Quelques moines, d'ailleurs, avaient
répété en partant:
«Patience, nous reviendrons.» Cette phrase, qui
causa tant de maux, était généralement
alors dans la bouche de ceux dont la Révolution froissait
l'amour-propre ou les intérêts, de ceux qui
émigrèrent bientôt ou qui
n'acceptèrent pas les institutions nouvelles sans
répugnance et sans arrière-pensée.
Comme il était très embarrassant, sinon
impossible, de trouver une autre destination à ces riches
édifices, on insista auprès de M.
l'abbé Adam. La municipalité même,
espérant par une démarche hardie arriver plus
sûrement à ses fins, délégua
en 1792 quatre de ses membres, entre autres Desjardins, pour aller
demander à la Convention la grande église de
l'abbaye pour paroisse. Les délégués
furent parfaitement accueillis et s'en revinrent heureux d'avoir
pleinement réussi dans leur mission. Ils
s'empressèrent d'en faire part à M.
l'abbé Adam, croyant que cette fois-ci tous ses scrupules
seraient levés, et qu'il n'hésiterait plus
à accepter. D'aucune manière ils ne parvinrent
à le décider. «Il y a encore pour
15,000 fr. de plombs sur les toits, lui avait dit M. de Saulty, lequel
avait su prendre une grande influence sur son esprit, et la Convention,
qui a besoin d'argent, vous fera sous peu officier à la
belle étoile.» M. de Saulty ajoutait, en faisant
allusion à la Révolution : «Refusez !
refusez ! cela ne tiendra pas.» Voilà dans toute
cette affaire quelle fut la conduite du curé de
Jumièges et quelle fut celle de la municipalité.
On jugera si M. l'abbé Adam, par son inintelligence, son
obstination, son aveuglement, n'a pas mérité sa
part de responsabilité dans la destruction d'un monument
aussi remarquable, destruction qui devait avoir lieu quelques
années après.
L'abbaye de Jumièges resta ainsi bien de la Nation, sans
destination. Elle aurait pu avoir le sort de celle de Saint-Georges,
que M. le curé de Saint-Martin-de-Boscherville demanda et
obtint pour paroisse. Les frais d'entretien, prétexte mis en
avant par M. l'abbé Adam, n'ont pas, dans le principe,
effrayé son confrère, mieux inspiré,
auquel, du reste, le gouvernement est maintes fois venu en aide par des
subventions importantes.
C'est alors que fut décidée, en
présence du mauvais vouloir de M. l'abbé Adam, la
dispersion de tout ce qui servait à l'ornement
intérieur des églises Notre-Dame et Saint-Pierre,
et voici comment cette mesure fut mise à
exécution. La municipalité engagea MM. les
curés de la péninsule et des environs
à venir choisir ce qui pourrait, à leur avis,
contribuer à l'embellissement de leurs paroisses. La plupart
d'entre eux, bien avisés, répondirent avec
empressement à cette invitation et obtinrent ainsi : celui
de Duclair, les douze apôtres de l'église
Saint-Pierre ; celui de Caudebec, le sépulcre, un Ecce
Homo, deux crédences ; celui de la Mailleraye, un
Saint Valentin, des retables ; celui du Mesnil, un Saint-Jean, une
Sainte-Vierge et le Christ qui était sur la grille du
chœur.
Beaucoup d'autres objets servant au culte, tels que tableaux, orgues,
cloches, autels, stalles, statues de saints, de ducs, de rois,
trouvèrent plus tard une destination ou ont
été anéantis. Dans quelles
circonstances, c'est ce que nous allons voir en assistant aux
principales scènes, aux cérémonies
religieuses ou aux fêtes civiles lui eurent lieu pendant la
Révolution, à Jumièges, dans
l'enceinte du monastère, à l'église
paroissiale, sur la place publique.
Après le départ des moines,
les officiers municipaux, en écharpe, ayant à
leur tête MM. Varanguien, maire, et Dinaumare, adjoint, et
suivis de presque toute la population, se rendirent au
monastère, afin de prendre possession de tous les parchemins
constatant les titres féodaux, les droits seigneuriaux de la
ci-devant abbaye. On en chargea plusieurs charrettes qui furent
amenées sur la place publique, on en fit un grand amas
autour du pilori (l'abbaye de Jumièges, baronnie, avait
haute et basse justice, carcan et prisons), et là, en
présence de la foule, au milieu de l'allégresse
universelle, le feu fut mis par M. Varanguien. Des danses
s'organisèrent à l'entour (13).
Tout un passé de servitude et de misères semblait
s'abîmer dans les flammes : l'avenir apparaissait radieux, la
joie tenait du délire, l'égalité
grisait les assistants. Dans un quadrille, M. Varanguien dansait avec
une marchande de poisson, et son vis-à-vis, M. Dinaumare,
avec une ensevelisseuse. Celui-ci était le même
qui, naguère, en sa qualité de receveur de M.
l'abbé de Lorraine, avait eu le privilège
d'ouvrir chaque année le balle jour de la Saint-Pierre,
fête patronale de la paroisse.
Chacun fit assaut de générosité, de
civisme, ce jour-là : modeste reflet du grand exemple
donné par l'Assemblée nationale, dans la nuit
mémorable du 4 août 1789. Chacun, en effet, jeta
dans le foyer les concessions de toute nature obtenues de MM. les
religieux moyennant des redevances insignifiantes : le droit de
pêche, par exemple, ne coûtait que 6 blancs par an.
«Voilà les aloses qui s'envolent,»
s'écriait un pêcheur en indiquant du doigt les
feuillets enflammés qui voltigeaient au-dessus du foyer.
Ceux qui conservèrent leurs titres à
Jumièges ou ailleurs les firent valoir plus tard, et le
gouvernement respecta les engagements de MM. les religieux.
Deux gentilshommes du bourg, les frères Moret,
l'aîné chevalier du Mastray, et le cadet sieur du
Jallay,
apportèrent aussi leurs parchemins... C'était,
par
parenthèse, la seule famille noble résidant
à
Jumièges à la fin du siècle dernier,
l'abbé
et les moines possédant à peu près
tout le
territoire. M. du Vertbois, ancien garde-du-corps, était
mort
depuis quelques années. Quant à la famille des
Deconihout, très nombreuse alors et aujourd'hui, ses
prétentions à une origine noble ne nous
paraissent pas
fondées. Comme un de ses membres, Raoul, fit don (au nom de
ses
enfants et au sien), au XVIe siècle, à
l'église
paroissiale, d'un vitrail peint, dans le haut duquel on remarque des
attributs agricoles, tels que rateaux, pelles, fourches, etc., comme
aussi sur les registres de la paroisse, lesquels remontent à
la
fin du même siècle, ils ont toujours
été
désignés comme laboureurs, et qu'enfin ils
habitaient
principalement le hameau de Conihout, nous croyons plutôt et
simplement à un sobriquet devenu à la longue nom
de
famille.
L'enthousiasme était général,
sincère, pacifique. Si, dans d'autres contrées,
les seigneurs ont vu exercer contre eux de terribles
représailles, incendier les châteaux, à
Jumièges, l'autorité assez bénigne des
moines, leur acquiescement spontané à la
Révolution, la prudence de la municipalité, le
bon sens des villageois, toutes ces circonstances concoururent
à donner à cette fête un
caractère absolument inoffensif.
Une autre cérémonie imposante, à la
fois religieuse et politique, fut
célébrée l'année suivante
à l'église paroissiale, six semaines avant la
clôture des immortels travaux de l'Assemblée
nationale. La municipalité, la garde nationale, tous les
habitants étaient là debout, silencieux,
émus, écoutant le «Discours
prononcé par Mlle Dinaumare l'aînée, le
15 août, jour de l'Assomption, lors de la
bénédiction du drapeau, que douze demoiselles
citoyennes de Jumièges ont donné à la
sainte Vierge en faisant un vœu pour l'affermissement de la
Constitution.»
Ce discours, conservé par la confrérie du
Rosaire, et dont la rédaction est attribuée
à M. de Saulty, débute ainsi :
«Monsieur (M. l'abbé Adam), ce drapeau que nous
vous
présentons à bénir doit nous
être, à
l'avenir, un monument des sentiments dont nos cœurs sont
animés en faveur d'une Constitution qui, à l'aide
de
Dieu, fera le bonheur commun des Français, pourvu cependant
qu'ils se souviennent que ce précieux présent
qu'il nous
a fait, la liberté, ne consiste point à faire
indifféremment tout ce qui peut être
dicté par une
volonté déréglée, mais
à
obéir scrupuleusement à la Loi, à la
Nation et au
Roi, obéissance sans laquelle il ne peut y avoir aucun
bonheur
dans la société. Quelle calamité pour
notre
chère Patrie si, à l'instant où nous
allons jouir
des bienfaits que nous promettent les nouvelles lois qui sont
promulguées, des mains perverses venaient à
détruire un ouvrage aussi sagement entrepris que
courageusement exécuté !...»
C'était une jeune fille que l'on faisait parler ainsi en
1791, et c'était un ex-Bénédictin qui
avait écrit, un an après la dissolution de son
Ordre, cette franche et complète apologie des
décrets de l'Assemblée ! Est-il besoin d'autres
commentaires ?
Cependant les événements se
précipitent à Paris. Bientôt la Patrie
est déclarée en danger (11 juillet 1791), la
Monarchie abolie en France et la République
proclamée (21 septembre 1792). Les municipalités
sont renouvelées, M. Varanguien cède la place
à Pierre-François-Martin Amand. Celui-ci
reçoit de M. l'abbé Adam les registres de la
paroisse : l'état civil passe ainsi de la sacristie
à la maison commune (novembre 1792 ; 14).
Trois à quatre cents volontaires tinrent garnison
à l'abbaye pendant cinq à six mois (1792-1793),
prenant leurs repas au réfectoire et couchant au dortoir.
Déjà, dans le courant du même
siècle, plusieurs détachements de cavalerie
avaient séjourné dans la paroisse,
logés dans deux fermes. Plusieurs souvenirs
intéressants nous sont restés de cette garnison.
M. l'abbé Grenier intervint un jour auprès du
commandant pour obtenir la grâce d'un militaire qu'on allait
passer aux verges. Deux cavaliers se battirent en duel, et l'un d'eux
fut tué ; l'endroit porte le nom de Trou-du-Soldat.
La morve s'étant déclarée dans les
écuries, on fut obligé d'abattre la plupart des
chevaux, qu'on jeta dans le Long-Puits. Enfin,
voici une curieuse pièce que nous avons trouvée
sur les registres de la paroisse, qui n'a pas encore
été signalée et qui pourtant nous
semble mériter de l'être :
«L'an 1749, le 19e jour du mois d'octobre (15),
en présence des témoins soussignez, Jean Stuart,
fils de Jean Stuart et d'Agnès Keith, de la paroisse de
Glamz, en Ecosse, proche la ville de Dondée,
âgé de 18 à 19 ans — cavalier
dans le régiment irlandois de Fitz-James —
compagnie de M. Patrice de Nugent, aïant reconnu que hors de
la vraie Eglise il n'y a pas de salut ; de sa bonne volonté
et sans aucune contrainte, a fait profession de la foi catholique,
apostolique et romaine, et abjuré
l'hérésie de Calvin entre nos mains, de laquelle
je lui ai publiquement donné l'absolution en vertu du
pouvoir que Mgr l'archevêque de Rouen m'a donné
pour cet effet, en datte du 3e octobre de la présente
année, en foi de quoi — je, prieur de l'abbaye de
Jumiéges, ay signé le présent
certificat avec lesdits Jean Stuart ; M. Grenier, curé de
Jumiéges ; M. Delamare,
subdélégué et bailly dudit
Jumiéges.
GRENIER, curé de Jumiéges ; Jean STUART,
DELAMARE, Fr. P. FAUDEMER, prieur.»
Revenons à nos soldats républicains : l'ancienne
foi catholique pâlit et la foi révolutionnaire est
à son aurore.
Le commandant des volontaires s'appelait Gueroult (16)
et le capitaine Planquette. Ce dernier, neveu de M. l'abbé
Levesque, curé de Pavilly, avait fait ses études
de
latin, et sa verve réussissait, dit-on, merveilleusement
à entretenir l'exaltation patriotique des volontaires. Tous
les
jours il y avait exercices dans le préau du
monastère,
promenades dans les environs, harangues au réfectoire. Au
milieu
de l'effervescence de ces futurs héros, couverts de
haillons,
aucun désordre n'a été
signalé. À
leur départ pour la frontière, au commencement de
1793,
M. l'abbé Adam officia au son des orgues et de toutes les
cloches dans l'église Notre-Dame de l'abbaye, qu'il venait
encore de refuser pour paroisse et qui désormais ne devait
plus
être témoin d'aucune autre
cérémonie
religieuse. Puis, les gardes nationaux, qui leur avaient fait don de
leurs uniformes, leur offrirent un banquet d'adieu et leur firent la
conduite.
Ici doit trouver place la rectification d'un fait, la
réhabilitation d'un brave marin.
Dans les premiers jours de septembre 1792, partait de Rouen un navire,
dont le capitaine était originaire de Jumièges :
cinquante-six prêtres émigrants étaient
à nord. S'étant embarqués, chose
presque incroyable, sans provisions, le capitaine Duquesne, bien au
courant des municipalités des rives de la Seine, leur
conseilla de descendre à terre, pour acheter des vivres,
à Jumièges plutôt qu'à
Duclair ou à la Mailleraye : il déclarait
être sûr de ses concitoyens. En cela son avis
était excellent. Quelques vieillards se rappellent encore
avoir vu ces fugitifs se promener librement, lisant leur
bréviaire une partie de la journée dans le pays
et même dans l'abbaye, où étaient
casernés les volontaires. Le 7, le navire arriva en vue de
Quillebeuf : retenu par la marée, qui, dans ce mois, est une
des plus fortes de l'année, il échoua sur la vase
et ne put être remis à flot. — On venait
alors d'apprendre l'investissement de Verdun et de Thionville par les
Prussiens, le massacre des prisons à Paris (2 et 3
septembre) et le résultat des élections
à la Convention (5 septembre). — La
municipalité de Quillebeuf, très
embarrassée, prit un parti aussi ferme que sage : elle se
rendit à bord, engagea tout le monde à
débarquer, prévint de suite le Directoire du
département et achemina sans délai sur Rouen les
naufragés protégés par des gardes
nationaux. Là, on changea la destination de leurs
passe-ports, quelques-uns demandèrent des secours d'argent,
qu'on leur accorda, et tous purent, sous escorte, gagner Dieppe et s'y
embarquer pour l'Angleterre.
Rentrés en France après le Concordat,
quelques-uns de ces émigrés ont fait le
récit, plein d'exagérations et de malveillance
évidente, des injures et des traitements
épouvantables dont les auraient accablés les
populations exaspérées et furibondes. Ils ont
même accusé le capitaine Duquesne «de
trahison et de connivence avec les démagogues pour la perte
des prêtres ;» ils ont hautement
dénoncé un crime quand il n'y avait eu qu'un
malheur de navigation. «En mettant pied à terre,
un vieillard à cheveux blancs tomba dans la vase ; il s'y
serait noyé au milieu des rires et des huées, si
quelques prêtres n'eussent exposé leur vie pour le
sauver.» L'abbé Baston, chanoine, auteur de ces
lignes hyperboliques, émouvantes, indignées,
n'était pas, lui, à bord du même
navire, et il aurait bien dû savoir, à
l'époque où il les a écrites, que le
vieillard aux cheveux blancs qui, en mettant pied à terre
dans la vase, faillit se noyer, avait en débarquant de l'eau
à mi-jambes, ainsi que ses confrères, que son
chapeau seul tomba à la rivière et qu'aucun ne
songea à risquer sa vie pour le repêcher.
En outre des enrôlements, des levées en masse,
diverses mesures furent prises par la Convention en présence
de l'invasion du territoire. Dans les maisons particulières
de Jumièges, ainsi que dans le monastère,
— à l'exception toutefois des enceintes
sacrées, — les murailles furent
lessivées avec soin, afin d'en extraire le
salpêtre nécessaire à la fabrication de
la poudre. Trois cloches étaient à la paroisse et
dix dans les tours de l'abbaye (17)
: on n'en laissa qu'une à chaque endroit. Onze, par
conséquent, furent enlevées à Yvetot
et cassées pour être converties en sous ou en
canons. La paroisse a conservé cette même cloche.
Quant au magnifique bourdon, pesant environ 8800 livres, qui resta
pendant la Révolution à la disposition de la
municipalité, Dom Gourdin et les trésoriers de
Saint-Ouen vinrent, munis d'une ordonnance de l'empereur, le faire
descendre de la tour et l'enlever à Rouen, à
l'époque où M. de Saulty était maire ;
et comme ils craignaient que l'archevêque, qui avait
manifesté le désir de l'avoir aussi pour son
Église métropolitaine, ne les
arrêtât au passage, ils attendirent la nuit pour
l'entrer couvert de toiles dans la ville (18).
En même temps que le péril était
extrême à la frontière, à
l'intérieur la disette était affreuse. Chaque
jour avait lieu dans la nef de l'abbaye et dans le cloître,
sous la surveillance du maire, la distribution des vivres, du pain et
du stockfish d'abord, et aux plus mauvais jours la ration fut
fixée à deux verres de riz par famille : on fut
réduit à ne manger que des pommes de terre, des
salsifis, des carottes, des légumes enfin ; des habitants
même se nourrirent quelque temps d'herbes. Dans des
circonstances aussi effroyables, au milieu de cette crise
décisive, où la population souffrait avec une
résignation absolue, la bonne humeur éclatait
encore parfois d'une façon assez piquante, assez
significative. L'anecdote suivante vient à l'appui de notre
dire. Quelqu'un demandait sous le porche un entretien au citoyen Amand.
«Tout à l'heure, répondit l'ancien
tenancier de MM. les religieux, gros ventru qui parlait du nez ; mon peuple est
là qui m'attend. — Camarades, s'écria
un des assistants (c'était un cousin d'Amand, qui se
permettait de chansonner la municipalité), si nous
descendions la corde de la grosse cloche pour y pendre un peu au bout monsieur l'Aristocrate ?» Cette
boutade fut saluée par une hilarité formidable et
le citoyen maire resta tout déconcerté, quoiqu'il
ne craignit guère au fond qu'on mit à
exécution cette menace pour rire.
Le culte catholique fut interdit publiquement cette même
année (novembre 1793), et M. l'abbé Adam dut
déposer les clefs de la paroisse à la maison
commune. Il continua néanmoins quelque temps encore
à dire la messe dans une salle de son presbytère
; les chantres se tenaient dans le corridor et les fidèles
étaient agenouillés dans l'herbe, sous les
pommiers de la masure.
Le régime de la Terreur durait depuis plusieurs mois. Une
liste locale de suspects avait été
dressée par ordre supérieur et renfermait une
cinquantaine de noms d'ex-Bénédictins qui
étaient demeurés dans la commune, d'anciens
serviteurs du monastère et de quelques habitants riches.
Cette mesure générale avait, paraît-il,
pour but d'interdire rigoureusement, par la perspective d'une
sévérité impitoyable, aux uns toute
ingérence dans les affaires publiques, et aux autres
l'accaparement des denrées. Le nom de M. l'abbé
Adam figurait sur cette liste. Il dut cesser tout à fait
d'exercer le culte et assister aux cérémonies
révolutionnaires, fêtes de la Raison, des Enfants,
des Vieillards, qu'on y avait substituées et qui se
célébraient à sa paroisse. Un piquet
de gardes nationaux allait à chaque décade le
quérir à son domicile et l'y ramenait. Tant de
précautions à l'égard de sa personne
l'inquiétèrent sérieusement, et il
songea à émigrer. Le curé du Vaurouy,
avec qui il s'entendit à ce sujet, vint même une
nuit le chercher, ainsi que sa mère et ses deux
sœurs. Mais celles-ci lui ayant fait observer les dangers de
la fuite plus grands que ceux du séjour, il
renonça à son projet. Le curé du
Vaurouy partit seul (1794).
L'interruption de l'exercice du culte catholique dura quatorze ou
quinze mois (19).
C'était le tambour de la garde nationale, un Picard
nommé Hauriolle, qui ouvrait l'église, sonnait la
cloche à l'aurore, à midi et au couvre-feu.
Devant l'autel on avait planté un chêne. M.
l'abbé Adam, assis entre deux soldats, dans un banc
au-dessous de la chaire à prêcher,
était présent à chaque
décade. Le citoyen Amand, maire, donnait lecture des
décrets de la Convention, puis les orateurs montaient dans
la chaire ; enfin une demoiselle Poisson, sur les degrés du
chœur, chantait la Carmagnole et d'autres
airs républicains. À la fête des
Vieillards, l'assemblée sortit en promenade autour de la Couture
: les vieillards portaient à la main de longs
bâtons blancs, branches de saule dont l'écorce
avait été pelée (20).
Sur la place publique, à côté de
l'arbre de la Liberté, la municipalité avait fait
élever une butte de terre du haut de laquelle
péroraient les patriotes les plus ardents. «Vous
appelez ça la Montagne,
s'écria un jour un des auditeurs de ce club en plein vent,
ce n'est qu'une taupinière !» L'interruption eut
un grand succès. Cette plaisanterie, adressée
à bout portant à l'un de ces hommes que l'on est
convenu d'appeler des terroristes enragés, prouve
suffisamment les dispositions de la population de Jumièges
et surtout le bon sens avec lequel nos villageois faisaient justice
sur-le-champ des exagérations et des déclamations
ridicules dont on est généralement convenu
d'accorder aussi le privilège exclusif aux temps de
révolution.
Aucunes vengeances, aucunes persécutions n'ont
été dirigées contre ceux qui, par leur
passé, à quelque titre que ce fût, se
rattachaient à l'Ancien Régime. Les
dénonciations d'Hauriolle, espèce
d'imbécile qui, à soixante-sept ans,
divorça avec sa femme (germinal an III, — 1794) et
se remaria avec elle le mois suivant (21),
furent absolument neutralisées par l'influence de Foutrel,
secrétaire-greffier, homme doux, inoffensif, indispensable
en quelque sorte, qui dirigeait la commune plus que le maire, qui
prévenait même les soldats réfractaires
à l'avance de l'arrivée des gendarmes et les
suspects des visites domiciliaires, et qui rassura MM. de
Mésanges et de Montigny, ses anciens protecteurs et
maîtres, ainsi que M. l'abbé Adam et en
général toutes les personnes portées
sur la fameuse liste rouge (22).
L'agent national, étant venu un jour du chef-lieu du
district exprès pour démocratiser la commune et
s'assurer du zèle de la municipalité, fut
accueilli à coups de pierres par les gamins à
l'entrée du bourg, et rebroussa chemin au plus vite. Le
citoyen Foutrel, qui craignait sans doute que son influence sur le
maire fût ébranlée par ce personnage,
passe pour avoir imaginé le programme de cette
réception peu hospitalière, laquelle, du reste,
n'eut pas de conséquences fâcheuses pour les
auteurs, grâce apparemment au silence que l'agent jugea bon
de garder par crainte du ridicule (23).
Une seule arrestation eut lieu à Jumièges, celle
d'un prêtre de Caen, nommé Paris, qui
s'était réfugié chez un brave
cultivateur, Pierre Castel, et exerçait la
médecine. On sait que le prêtre, à
partir de la consécration du pain, doit tenir les mains,
c'est-à-dire les deux pouces et les deux index
rapprochés, afin qu'aucune parcelle de l'hostie ne soit
égarée. Involontairement, les doigts de
l'abbé Paris se rencontraient souvent dans cette position ;
c'est ce qui trahit son incognito. Quand arriva l'ordre de
l'arrêter et de le diriger sous escorte vers Rouen, il ne
voulut pas se sauver : il demanda seulement d'être conduit
par son hôte et un ami de celui-ci. La révolution
de Thermidor survint et le rendit à la liberté.
Des changements dans la composition des municipalités furent
la conséquence de la chute de Robespierre et du parti des
Jacobins, et des élections réactionnaires de l'an
III.
M. Varanguien redevient maire, Foutrel est son adjoint, et M.
l'abbé Adam peut exercer de nouveau librement, sinon
ostensiblement, le culte catholique.
Comme à partir de cette époque les actes de la
municipalité n'offrent plus d'intérêt,
et qu'aucun événement ne mérite
d'être signalé dans la commune de
Jumièges, nous nous bornerons à donner quelques
détails concernant plusieurs personnages dont le nom a
été mentionné dans ce récit.
Le citoyen Pierre-François-Martin Amand, aussitôt
après son remplacement, se retira au
Mesnil-sous-Jumièges, dans une ferme qui lui appartenait, et
où il est décédé le 29
pluviôse an X (1802), à l'âge de
quarante-huit ans.
M. Pierre-Antoine-Modeste Varanguien, remplacé l'an VI, se
noya un mardi soir, par un brouillard épais, à
Duclair, et fut retrouvé sous les côtes du Mesnil,
le 7 germinal an VII (1799). Il avait cinquante-cinq ans.
Foutrel fut agent l'an VI, vice-président de
l'administration cantonale et enfin maire provisoire l'an VIII.
M. Grenier, centenaire, presque aveugle, sans ressources,
s'éteignit à Yville pendant la
Révolution. Sa détresse était telle,
que son domestique, nommé Nobert, qu'il avait
emmené de Jumièges avec lui à Yville,
et qui le servit jusqu'à la fin, était
obligé pour le nourrir d'aller de porte en porte avec une
gibecière mendier un morceau de pain de seigle ou d'orge.
Quant à M. l'abbé Adam, en 1802, au Concordat, M.
Hue,
maire, avec qui il était mal, le fit passer pour mort
à
l'archevêché, et sa cure fut donnée
à M.
l'abbé Burel ; on ne fit droit à ses
réclamations
qu'en 1804, époque où il fut
réintégré, et M. l'abbé
Burel envoyé
à Anneville. Il est mort à Jumièges,
le 9 novembre
1811.
La municipalité avait laissé
aliéner par la Convention tous les biens nationaux
situés dans la commune, sans adresser les
réclamations qu'elle avait le droit et le devoir de faire,
par exemple lors de la vente du presbytère, dont M.
Dinaumare, juge-de-paix, avait dû expulser M.
l'abbé Adam, sur son refus de le conserver pendant la
suspension du culte, à titre d'instituteur et à
condition d'y tenir l'école pour les petits enfants. Ainsi,
grâce à lui, la commune de Jumièges
manque encore à l'heure qu'il est de presbytère,
de même qu'elle n'a pas l'abbaye pour église
paroissiale.
Ce fut également sous la Convention (1795) que l'abbaye fut
vendue au citoyen Pierre-Michel Lescuyer, receveur des domaines
nationaux, qui, dit-on, se remboursa par ce moyen d'avances faites
à l'État.
Nous avons dit plus haut ce qu'étaient devenus les ornements
des églises, les archives, la bibliothèque, les
cloches, la plupart des statues des saints. Ajoutons que M. Lescuyer
s'empressa d'accueillir, provoqua même les demandes de MM.
les curés et des confréries des paroisses
voisines, lesquels emportèrent des autels, des tableaux, des
retables, qui n'avaient pas trop souffert de l'état
d'abandon où on les avait laissés pendant
plusieurs années, et qui furent ainsi sauvés
d'une destruction presque certaine. M. l'abbé Adam
persistant dans son refus d'accepter quoi que ce fût, la
confrérie du Rosaire, nonobstant, alla au
réfectoire de l'abbaye trouver M. Lescuyer, qui lui accorda
une Assomption, tableau du XVIIe siècle, de très
grande dimension. L'église paroissiale, en outre,
possède, entre autres épaves de même
origine, des retables. Quant à la chaire à
prêcher, c'était celle du réfectoire,
qui servait au lecteur pendant les repas, et ce fut la
municipalité qui la fit transporter à la paroisse
en 1791 : un calice en vermeil fut également
donné par elle à cette même date.
Nous voudrions bien n'avoir qu'à louer
l'affabilité, la générosité
dont M. Lescuyer fit preuve dans ces circonstances ; mais nous devons
le blâmer sévèrement d'avoir eu la
déplorable idée d'ordonner la
démolition du dortoir, admirable construction presque neuve
: l'exemple qu'il donna fut, en effet, suivi de la façon la
plus désastreuse. Il y a plus, ayant vainement
cherché un locataire disposé à
convertir sa propriété en un
établissement industriel, il ne voulut pas faire les frais
nécessaires à la réparation des
toitures restées sans aucun entretien depuis le
départ des religieux. Il traita avec des entrepreneurs qui
découvrirent le réfectoire, le cloître,
les églises, enlevèrent les plombs, les ardoises
et les charpentes et ne laissèrent debout, en main de deux
années, que les murailles de ces vaste et splendides
édifices. Les clochers qui surmontaient les deux tours du
portail occidental, et don l'un abritait le bourdon, furent seuls
épargnés.
Vers 1797, l'abbaye passa des mains de M. Lescuyer dans celles de M.
Paul Capon, banquier à Paris, dont M. de Saulty, de retour
à Jumièges depuis peu, fut le mandataire.
Celui-ci arrêta l'œuvre de destruction. Mais M.
Capon lui ayant écrit que, ne possédant que ce
seul bien en Normandie, il désirait s'en
débarrasser à quelque prix que ce fût,
M. de Saulty vendit d'abord à des habitants plusieurs
bâtiments qui avaient été, du temps des
moines, à usage de granges, de magasins, de pressoir, de
cellier, et enfin, le 7 brumaire an XI (29 octobre 1802), M.
Jean-Baptiste Lefort, marchand de bois à Canteleu, devenait,
moyennant 7000 francs, pas plus, acquéreur de l'abbaye.
Outre les bâtiments conventuels et les églises, il
avait à ce prix un enclos contenant plus de 16 acres (11
hectares 30 ares environ). M. de Saulty faillit un instant acheter pour
son propre compte cette belle propriété, qu'il
aurait sauvée. La vente tardait à se conclure
à cause d'une bagatelle : était-ce en livres ou
en francs qu'on avait entendu que le paiement devait s'effectuer ? Il
manquait 2000 francs à M. de Saulty ; néanmoins
il fit part au notaire de son intention, et lui avoua en même
temps son embarras. Celui-ci lui offrait de lui faire les avances
nécessaires, lorsque M. Lefort rentra déclarant
souscrire aux conditions du vendeur.
Il était trop tard : la destruction complète de
l'abbaye devint inévitable, imminente.
M. Lefort avait fait une spéculation et, de suite, il passa
des marchés avec des entrepreneurs de Rouen et de la
Mailleraye pour la démolition générale
: on put acheter à des prix insignifiants, qui un pan de
mur, qui une chapelle, qui le chœur, à condition
de déblayer le terrain et d'enlever les matériaux
au plus vite. Les dalles du réfectoire et des
églises, les belles pierres de Saint-Leu furent
emportées, dispersées et ont servi à
édifier des maisons à Jumièges (24), à Rouen, rue Nationale,
à la Bouille, à la Mailleraye, à
Bourneville et dans d'autres localités voisines.
Dans cet immense désastre, les peintures murales, les
sculptures, les bas-reliefs si finement fouillés, ces
dentelles de pierre si délicatement ajourées, ces
chefs-d'œuvre de l'art gothique, de la Renaissance, des temps
modernes, qui enrichissaient ces nobles et grandioses basiliques,
furent impitoyablement brisés, stupidement
anéantis. Les voûtes s'écroulaient avec
fracas sous d'immenses nuages de poussière. La mine, qui
devait d'un seul coup mettre à bas la grande tour
carrée, fit mal son effet, et l'on voit encore un
gigantesque pan de muraille de la lanterne, seul, debout, dans l'air,
dominant la nef, au-dessus d'une voûte de quatre-vingts
pieds, soutenu par deux piliers contemporains de S. Filibert,
c'est-à-dire inébranlables depuis douze
siècles.
Enfin cette œuvre de destruction aveugle s'arrêta
tout-à-fait : la qualité des pierres ne
compensait pas les frais, l'exploitation ne promettait plus de
bénéfices. L'abbaye subit alors de nouveaux
outrages, un pillage d'une autre sorte, de la part des voyageurs, des
étrangers, des Anglais surtout. Ceux-ci ne renversaient
plus, ils fouillaient, au milieu des énormes tas de
décombres, de moellons, à la recherche des
statues, des clefs de voûte que la pioche n'avait pas
mutilées, ou détachaient les bas-reliefs
oubliés sur les murs et se sauvaient avec ces richesses
artistiques. D'autres, dans l'impossibilité d'emporter des
groupes, des sujets entiers, se procuraient à coups de
marteau des fragments, des bras, des têtes, etc., comme
souvenirs de voyage. Un lord agit avec plus de délicatesse
et de goût : il acheta des sculptures très
remarquables représentant les attributs des
Evangélistes, que leur position (elles étaient
scellées dans la muraille de la lanterne dont nous parlions
il y a un instant) avait mises à l'abri des iconoclastes
modernes. Le cloître, qui passait pour un des plus beaux du
monde, fut aussi acheté par lui en entier, et a
été, dit-on, restauré avec le soin le
plus minutieux au milieu de son parc, dont il fait l'ornement.
Enfin, les Ruines de l'abbaye de
Jumièges arrivèrent en 1824 dans les mains de M.
Casimir Caumont, tuteur de M. Louis-Casimir Caumont, son fils, et
gendre de M. Lefort (25). Amateur
très éclairé, il mit fin aux
spoliations des voyageurs, recueillit religieusement tous les
débris précieux, fragments de tombeaux, de
retables, de statues, les réunit sous des voûtes
pour les soustraire aux injures du temps, a été,
en un mot, le conservateur de ce monument ;
en même temps il donnait asile dans deux grands salons de sa
demeure à tous les meubles du monastère, tels que
bahuts, fauteuils, boiseries sculptées, dont la vente avait
eu lieu au commencement de la Révolution, et qu'il eut le
bonheur de retrouver épars dans le pays.
M. Lepel-Cointet, propriétaire actuel (26),
a eu non seulement le bon goût de suivre les belles
traditions de son devancier, mais encore il a
considérablement augmenté sa riche collection ;
devenue un des musées particuliers les plus remarquables de
la province, et a transformé l'enclos dont il a fait un parc
très admiré. Jumièges est aujourd'hui
une des résidences de la Normandie qui ont le
privilège d'offrir le plus d'attraits aux antiquaires, aux
touristes, aux archéologues, aux peintres, aux
poètes
1. Un dicton populaire
qualifiait ainsi les
principaux monastères du diocèse :
«Saint-Ouen le
Noble, Le Bec le Riche, Jumièges l'Aumônier,
Saint-Wandrille le...» L'irrévérence
est
complète à l'égard de ce dernier.
2.
D'après le Registre de la paroisse d'Yainville, le
boisseau de blé valut cette année [1789] au
marché de Duclair : le mardi 23 juin, 38 livres ; le 30
juin, 40 livres ; le 6 juillet, 26 livres.
3. M. l'abbé
Adam, curé de la paroisse, leur avait, dit-on,
prêté 6000 livres.
4. La vigne fut
cultivée à Jumièges dès le
VIIe siècle, c'est-à-dire dès la
fondation de l'abbaye par Saint Filibert. Le vin de Conihout passait
pour le meilleur cru de la Haute-Normandie, au Moyen Âge et
même au XVIIe siècle ; on l'exportait en
Angleterre, et il était exempt de certains droits
à la vicomté de Rouen. La rigueur des hivers et
surtout les exigences du fisc firent abandonner cette culture, devenue
presque impossible. Deux clos, l'un au Mesnil, au manoir de la
Belle-Agnès, et l'autre dans l'enceinte des ruines, portent
encore au cadastre la désignation de triéges de
la Vigne. — On a prétendu assez plaisamment que
les moines se hâtaient de boire leur vin, quand il
était mauvais, afin d'en avoir plus tôt du bon, et
qu'ils faisaient de même, quand il était bon, de
peur qu'il ne devint mauvais.
5. 1789, 19
décembre : décret qui met les biens
ecclésiastiques à la disposition de la Nation.
1790, février : décret qui prohibe en France les
vœux monastiques. 1790, 9 juillet : décret
concernant l'aliénation de tous les domaines nationaux.
6. Le serment
à Constitution civile du clergé : «Je
jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction
m'est confiée. Je jure d'être fidèle
à la nation, à la loi et au roi. Je jure de
maintenir, de tout mon pouvoir, la Constitution française et
notamment les décrets relatifs à la Constitution
civile du clergé.»
7. MM. les religieux et M.
le curé prévenaient à l'avance les
paysans du jour où ils dîmeraient. Cette
perception en nature avait lieu en plein air, dans les champs. Les
premiers prélevaient la treizième gerbe ; le
second le treizième boisseau, car il avait uniquement la
verte dîme sur les fruits, tels que poires, pommes, etc.
La cure de Jumièges était
évaluée, dîme et casuel compris,
à 1200 ou 1500 livres ; celle du Mesnil à 2000 ou
2500 livres ; celle d'Yville (à la nomination de M. de
Gasville), à 4000 ou 5000 livres.
Le curé d'Yainville recevait en tout une pension annuelle de
MM. les religieux, ne s'élevant pas à plus de 300
livres. La chapelle d'Heurteauville n'avait pas titre de succursale,
pas de clocher et, comme on ne dîmait qu'en vertu de
celui-ci, les ressources du desservant consistaient dans une rente de
MM. les religieux et dans le revenu de 7 acres environ de prairies,
qu'il récoltait lui-même et dont il envoyait les
foins au marché de Caudebec.
8. Sa mise
extérieure [M. l'abbé Adam] : un bonnet de laine,
une grande houppelande bleue rayée et de gros sabots sans
brilles, était en harmonie avec la rudesse de son
caractère.
9. Dom Outin a
témoigné que ses confrères et lui
n'eurent qu'à se louer à cette occasion de M.
Fenestre, procureur syndic du district de Caudebec-en-Caux, qui
s'empressa toujours d'accueillir leurs réclamation.
10. Après cet acte, le
registre est arrêté par Foutrel, adjoint ;
c'était l'ancien organiste de MM. les religieux.
11. Archives de l'abbaye : elles
sont actuellement à la préfecture de la
Seine-Inférieure.
12. Dom Gourdin : ancien
Bénédictin de l'abbaye de Saint-Ouen.
13. Avant les danses, il y eut,
comme de juste, un banquet : on avait fait rôtir, dans cette
circonstance, un veau tout entier.
14. La municipalité
siégeait dans une ancienne dépendance de
l'abbaye, dite la Salle-des-Dames, située sur la ferme du
Courtil et ayant servi au rez-de-chaussée de buanderie, et
à l'étage au-dessus de logis pour les
hôtes. Ce bâtiment a été
démoli il y a deux ans [c'est-à-dire en 1856].
15. C'est-à-dire trois
ans après l'insuccès de la tentative du
prétendant Charles-Edouard, et un an seulement
après la paix d'Aix-la-Chapelle (1748). — Un
trompette du régiment de Rohan, peut-être le
soldat tué en duel, avait été
enterré dans le cimetière de la paroisse, en 1747.
16. Le commandent Guéroult : il a
été orfèvre à Rouen.
17. Cloches de l'abbaye : la
sonnerie de celles-ci était, dit-on, admirable.
18. Au dire des paysans, les
cloches de l'abbaye, quand elles étaient mises en
volée, leur adressaient gravement ce langage : «La
taille est assise, de quoi la paierez-vous ?» Et les cloches
des paroisses de la péninsule et d'Heurteauville
répondaient de leur voix un peu flûtée
: «De chanvre et de lin !»
19. Outin contre Ouin et Adam.
— 7 novembre 1806. — «Devant nous,
magistrat de sûreté de l'arrondissement de Rouen,
s'est présenté sur avertissement le sieur
Jean-Baptiste-François Adam, âgé de
soixante-neuf ans, prêtre et desservant de la succursale de
Jumiéges, que nous avons invité de
répondre aux interpellations suivantes :
D. — A quelle époque avez-vous rempli les
fonctions de desservant de Jumiéges ?
R. — J'étais curé de
Jumiéges avant la Révolution ; il y a eu quatorze
ou quinze mois d'interruption pendant la fermeture des
églises, et depuis leur ouverture j'ai toujours desservi
cette paroisse, à l'exception de deux années, que
le sieur Burel fut nommé à ma place, sur la
supposition que l'on fit que j'étais mort.
D. — Vous rappelez-vous depuis combien d'années
les églises ont été rouvertes ?
R. — Il y a environ onze années.»
20. Un plaisant incident causa
quelque trouble un décadi dans l'ordre de la
cérémonie. L'officier municipal qui, en l'absence
du maire, devait lire les décrets, annonça du
haut de la chaire qu'il les avait oubliés dans la poche de
sa culotte de tous les jours (on ne portait pas de
pantalon à cette époque). L'assemblée,
y compris M. l'abbé Adam, ne put garder son
sérieux en entendant cette étrange
déclaration, et la cérémonie en fut
trouble jusqu'à la fin.
21. Dénonciations
d'Hauriolle : c'est le seul fait de cette nature que nous ayons
à signaler. Dans un terrible incendie qui dévora
une partie du bourg, le 5 août 1808, il fut retiré
asphyxié d'une cave où il avait voulu
pénétrer.
22. Né au Bec-Hellouin,
Nicolas-David Foutrel accompagna fort jeune son père, que
MM. les religieux avaient choisi pour organiste et auquel il
succéda. Initié de bonne heure à la
musique sacrée, il acquit un véritable talent,
qui se manifesta un jour, dans l'église de l'abbaye de
Saint-Ouen, à un concours où luttèrent
tous les organistes de la province et où la victoire lui
resta. Il était fier de sa profession,
considérée comme libérale, et
quoiqu'il n'eût plus du tout à l'exercer, il
signait encore sous le Directoire avec cette qualité. MM.
les religieux, qui l'estimaient beaucoup, l'invitaient à
leur table les dimanches et les fêtes. Il leur a bien
prouvé plus tard sa reconnaissance.
23. Le premier commis de cet agent
était l'ancien prieur de l'abbaye de Saint-Wandrille, Dom
Legrand, homme très éclairé et
très sensé, qui avait su prendre un grand empire
sur lui et qui rendit des services incontestables et
incontestés aux prêtres réfractaires
incarcérés à Yvetot et à
Combles sous la Terreur. Comme au nombre de ses attributions, il avait
celle de faire afficher les tableaux sur lesquels chacun avait le
droit, pendant les huit jours qui précédaient
l'élargissement ou la condamnation des détenus,
d'écrire ce qu'il voulait pour ou contre ceux-ci, quand la
feuille d'un prêtre se présentait sous sa main, il
la glissait de suite à la fin, au talon, sous les autres, et
de la sorte aucune dénonciation n'y figurait. Cette ruse
aussi honorable que dangereuse pour son auteur, un seul
prêtre, M. l'abbé Mauger, curé de
Saint-Wandrille, ne voulut pas en profiter, et au lieu de garder
prudemment le silence ainsi que le lui conseillait le citoyen Legrand,
cet infortuné réclama à grands cris
qu'on le conduisit à Paris devant le tribunal
révolutionnaire, certain, disait-il, de se disculper et
d'être élargi. Quinze jours après
à peine on apprenait son jugement et son
exécution.
24. La maison où est
mort M. de Saulty et qui appartenait à Mlle Dinaumare, est
pavée avec les dalles du cloître.
25. M. Jean-Baptiste Lefort est
mort le 5 octobre 1824, et Mme Caumont (Sophie-Adèle
Lefort), le 21 septembre 1820, un mois après avoir
donné le jour à M. Louis-Casimir Caumont, qui
lui-même est décédé aux
Eaux-Bonnes, le 15 août 1842.
26. M. Nicolas-Casimir Caumont est
mort à Jumièges, le 18 avril 1852 : ses
héritiers ont vendu l'abbaye le 7 juillet 1854.
Emile Savalle, Les derniers moines de l'abbaye de Jumièges, Rouen, Imprimerie D. Brière et Fils.