Aux premiers jours de septembre 1792, quelque 220 prêtres réfractaires parviennent à s'embarquer à Rouen. Destination Ostende. Au moins deux des trois navires mouillèrent à Jumièges. Voici le récit de leur escale mouvementée...

Septembre 1792. 222 ecclésiastiques parviennent à embarquer à Rouen pour Ostende. Les capitaines, moyennant 150 livres, leur promettent une arrivée dans les huit jours. Le climat n'est pas propice à ce voyage. Marat appelle le peuple à étrangler les traitres. On vient d'en trucider en nombre à Paris. L'ennemi est aux frontières...

Un capitaine de Jumièges ?

3 septembre 1792, 9h et demie du soir: un premier navire, le sloop Courrier du Nord, quitte Rouen avec 56 fugitifs à bord.

Si l'on en croit Savalle, enfant de Jumièges, le capitaine du bateau est un certain Duquesne, originaire lui aussi de Jumièges. Duchesne, rectifie l'un des témoins de l'époque. Sous diacre de Sainte-Croix-de-Saint-Ouen, l'abbé Simon raconte: "Je ne compte point cinq ou six passagers, qui étaient dans la chambre du capitaine Il n'est ici question que des ecclésiastiques. Ce nombre de 56 était trop grand pour la capacité da navire d'environ 50 tonneaux. Nous y étions tellement pressés que nous ne pouvions faire aucun mouvement sans nous nuire réciproquement; et nous eussions étouffé de chaleur, s'il avait été nécessaire de fermer les écoutilles. 

Nous avons vogué, sans arrêter, jusqu'a la Bouille, sous la conduite du capitaine en second, qui a jeté l'ancre en cet endroit, pour attendre le capitaine en chef, qui n'est point venu nous y rejoindre. En l'attendant, nous avons essuyé les insultes des riverains, pendant une demi-journée. Ces insultes n'ont consisté qu'en injures verbales et en cris. 

Après cette stagnation, l'ancre a été levée et nons avons poursuivi lentement notre course, pendant la nuit, jusqu'à Jumièges, où le capitaine, si longtemps désiré, est venu regagner son bord. On s'attendait à recevoir de lui un bonjour et des excuses du délai qu'il avait mis dans son départ, du temps qu'il nous avait fait perdre, de l'ennui qu'il nous avait causé, on a été trompé, il n'est pas dans le caractère des marins d'être polis. 

Il est resté sur le pont environ une demi -heure, et n'est descendu où nous étions que pour faire l'appel nominal de tous les passagers qui étaient sur la liste que lui avait remise M. le commissaire de la marine, et faire  payer leur voyage (150 livres) à ceux dont il n'avait point été payé ou ne l'avait été qu'en partie. Après cette opération, nous crûmesque nous allions voguer à pleines voiles et regagner le temps perdu Au contraire, il fallut en perdre encore. M. le capitaine fit jeter l'ancre vis-à-vis de la paroisse d'Iville, pour aller acheter des provisions, parce qu'il avait omis d'en prendre à Rouen, malgré la recommandation formelle que lui en avait faite M. le commissaire de la marine.

Ils manquent de chavirer

II fallut donc attendre là vingt-quatre heures au moins, qu'il eût acheté du blé, envoyé au moulin et fait faire du pain. Cependant, il permit à ceux qui voudraient quitter son bord, de descendre dans une masure assez agréable, située sur la rive gauche de la Seine, et d'y vivre à leurs dépens, jusqu'à ce qu'il jugeât à propos de les faire rembarquer. Environ le tiers des passagers profita de la permission. On se fit conduire à terre dans la chaloupe. 

Alors, vers une heure après midi, il pensa arriver un grand malheur. Environ une douzaine d'ecclésiastiques  furent surpris dans la chaloupe par le flot, qui était alors assez fort, et pensèrent être entraînés à la dérive. Ils tombèrent les uns sur les autres. Tous ne durent leur salut qu'à l'ancre jetée à propos et aux branches des saules qui bordaient la rive, à proximité de laquelle ils étaient. 

Le plaisir de respirer un air pur et de se promener sur le gazon quelques moments après, fit oublier le petit accident. Nous eussions désiré avoir la masure d'Iville pour le lien de notre exil, , mais il fallut se rembarquer le lendemain, sur les cinq heures du soir, pour respirer l'air méphitique du vaisseau et aller courir de plus grands dangers que le premier. 

Nous passâmes par-devant Caudebec, le lendemain, sur les dix heures, du matin, et là, nous essuyâmes des huées et des menaces de la populace, qui s'attroupa sur la rive, comme si quelque courrier eût été la prévenir denotre passage. Plusieurs mal intentionnés se préparèrent à venir nous assaillir dans des barques, mais le vent était bon, nous passâmes trop rapidement pour qu'ils pussent nous atteindre. On était alors assemblé à Caudebec, pour l'élection des députés à la Convention nationale. Notre course fut tranquille ensuite jusqu'à Quillebeuf, où nous arrivâmes le vendredi, à la fin du jour, c'est-à-dire le 7 septembre, veille de la Nativité. A peine fûmes-nous en rade, que notre capitaine quitta son bord et n'y remit plus  le pied qu'après toutes les scènes effrayantes que nous eûmes à essuyer en son absence."

 Ce témoignage frais, rédigé l'année suivant les événements, en 1793, anéantit les propos d'Emile Savalle lorsqu'il affirme en 1886 :

"Quelques vieillards se rappellent encore avoir vu ces fugitifs se promener librement, lisant leur bréviaire une partie de la journée dans le pays et même dans l'abbaye, où étaient casernés les volontaires."

On l'a vu, une vingtaine de passagers tout au plus ont débarqué rive gauche. Quant aux volontaires, ils ne cantonnent pas encore à l'abbaye à cette date. Savalle décrit ainsi la suite du voyage:

"Le 7, le navire arriva en vue de Quillebeuf : retenu par la marée, qui, dans ce mois, est une des plus fortes de l'année, il échoua sur la vase et ne put être remis à flot. — On venait alors d'apprendre l'investissement de Verdun et de Thionville par les Prussiens, le massacre des prisons à Paris (2 et 3 septembre) et le résultat des élections à la Convention (5 septembre). — La municipalité de Quillebeuf, très embarrassée, prit un parti aussi ferme que sage : elle se rendit à bord, engagea tout le monde à débarquer, prévint de suite le Directoire du département et achemina sans délai sur Rouen les naufragés protégés par des gardes nationaux. Là, on changea la destination de leurs passe-ports, quelques-uns demandèrent des secours d'argent, qu'on leur accorda, et tous purent, sous escorte, gagner Dieppe et s'y embarquer pour l'Angleterre.
"

Revenons sur le capitaine. Duchesne, nous disent les ecclésiastiques, 
Charles Duchesne ajoutent certaines sources, mais ce nom est absent des registres de l'Amirauté.
Il n'existe qu'une seule famille Duchesne à Jumièges à cette époque. Celle de Pierre-Jacques, originaire de Saint-Pierre-sur-Dives et tailleur des religieux en 1757. Il  eut un fils, Pierre, qui épousa Marie-Anne Castel en 1790.
En revanche, les Duquesne sont légion. Des bateliers, un passeur du bac d'Heurteuville, des capitaines de navires. mais point de Charles. Curieusement, on nous dit le navire immatriculé à Dunkerque. Voici quels sont les captaines Duquesne de Jumièges. Pierre Duquesne commande la Diane en septembre 1792. Marin, son frère, commande le Désiré qui part de Caen le 16 décembre 1791 et désarme à Rouen le 10 mai 1793. Pierre Marin, fils de ce dernier, porté disparu avec son navire le Saint-Louis parti du Havre le 11 mai 1786. Aucun de ces trois Duquesne ne correspond à un capitaine commandant le Courrier du Nord.

Voici comment l'abbé Barruel nous relate les mêmes événement :

"Trois armateurs affichent, à Rouen, qu'ils sont disposés à transporter les prêtres à Ostende. Le capitaine Duchcsnc surtout annonce qu'en huit jours, au plus tard, il sera dans ce port ; qu'il ne s'arrêtera nulle part ; qu'il a des provisions pour quinze jours ; qu'il en a pour tous ceux qui voudront profiter de son bâtiment ; et qu'il se charge de les nourrir pendant leur route, pour la somme de cent cinquante livres. Près de deux cent trente ecclésiastiques s'embarquent dans cette confiance. Cinquante-six, entre autres, acceptent les propositions du capitaine Duchesne ; et dès le trois septembre, jour auquel étoient déjà arrivées de Paris les nouvelles du deux, ils font voile pour Ostende. A peine ont-ils fait quelques lieues, qu'ils s'apperçoivent d'une affectation marquée de ralentir leur marche. Le capitaine quitte son bord ; il ne revient bien tard le lendemain, que pour faire tous les reproches qu'il méritoit lui même, surtout pour annoncer qu'il n'a point de provisions, et qu'il faut s'arrêter dans divers endroits pour s'en procurer. Ces provisions arrivent avec tant de lenteur ; tant de prétextes retiennent le vaisseau, que, le sept, ils se trouvent à peine à la vue de Quillebeuf..."

Témoignage intéressant: "il faut s'arrêter dans divers endroits", nous dit Barruel.


Le second navire

5 septembre 1792. Un second navire, la Modeste, quitte Rouen avec 52 passagers. Parvenus à Quillebeuf dans le sillage du Courrier du Nord, le 8 vraisemblablement, ils subiront le même sort : la prison.
On trouve effectivement une Modeste qui quitta Rouen le 5 septembre 1792, commandé par Jean-Michel Asselin, de Granville. Le 12, son mousse, Noël Brument, de Rouen, déserta à Quillebeuf. Mais le navire après une seconde escale au Havre mit le cap sur Lisbonne où il fut vendu.

Intéressons maintenant au troisième navire, le Petit-Netpune, commandé par un certain Pluket.
Lui, il fera bien escale à Jumièges. La parole est au docteur Baston, ancien chanoine et vicaire général de Rouen.


Le témoignage de l'abbé Baston

Rouen. Les passeports des exilés et les expéditions du capitaine étaient en règle. On allait lever l'ancre. Quand un détachement de la garde nationale arrive à pas précipités, ayant à sa tète deux commissaires du pouvoir exécutif provisoire, arrivés de Paris à l'instant même. Ces agents nationaux consignent tous les passagers sur le navire, avec défense de communiquer avec qui que ce soit au dehors. En se retirant, ils annoncent une visite pour le lendemain et laissent à bord un piquet de bourgeois armés que commande le frère du maire de Rouen.

La visite avait pour objet la découverte d'un homme sérieusement compromis qui se sauvait, déguisé en prêtre. Elle n'eut aucun résultat ; pourtant elle ne manqua pas d'être considérée par plus d'un passager comme un début de mauvais augure.

Une journée pour prendre du lest à Caumont, deux nuits de pénible navigation, nous retrouvons l'abbé Caumont 36 heures après le départ.  

"La nuit fut mauvaise ; les vents et la marée contraires. On eut de la peine à gagner le bourg de Duclair, qui s'étend le long de la rivière. Nous commencions à ne nous plus étourdir sur les désagréments et les dangers de notre situation. Les pierres du lest se firent sentir à travers la paille qui les recouvrait. La capacité intérieure du navire était si peu proportionnée au nombre des personnes qu'il contenait, qu'un tiers des passagers se tenait sur le pont pendant la nuit ; les autres, entassés dans la cale, manquèrent souvent d'y étouffer.

L'air qu'on y respirait était infect. Un vieux et respectable curé, échappé aux massacres de Paris, interrompit le sommeil de ses confrères par ces lamentables paroles, fortement articulées : 
«J'aimerais mieux être demeuré sous le fer des Marseillais.»

Pour comble de malheur, on apprit que nous étions à la veille de manquer de pain. Le capitaine,

ou avait fait son plan de nous forcer à abandonner son bord : bien entendu quil ne nous rendrait pas notre argent;

ou il avait compté que de village en village il trouverait à se procurer des vivres en les payant.

 Ayons la charité de croire qu'il eut cette dernière pensée. Elle supposerait chez cet homme une grande maladresse ; mais du moins elle sauverait sa probité.

"A Duclair, l'appât de gain..."

Quoi qu'il en soit, il ne trouva de vivres presque nulle part. Les municipalités se faisaient un point d'honneur de ne pas contribuer à la nutrition d'une troupe de réfractaires, gens indignes de vivre ; cependant, au bourg de Duclair, l'appât du gain détermina un boulanger à nous vendre trois cent soixante livres de pain; c'était une fortune ; mais le peuple, l'ayant appris, se mutina, et nous fûmes privés de ce secours. On leva l'ancre.

Quatre de nos ecclésiastiques se députèrent d'eux-mêmes pour Pont-Audemer et Quillebeuf, avec le projet d'y faire cuire douze cents livres de pain, que nous aurions embarquées en touchant au port de la dernière de ces villes. Nous avancions à pleines voiles, remplis d'espérance et presque de joie.... Nous courions à notre perte.

Nos quatre commissaires pour le pain nous rejoignirent. Deux avaient passé la nuit dans une forêt, chassés, durant le jour, comme des bêtes fauves, par les milices du pays ; les deux autres dans une méchante auberge de Vieux-Port, où ils avaient été exposés au danger le plus imminent de perdre la vie.

Au lieu de vivres, ils nous rapportèrent les nouvelles les plus tristes et les plus inquiétantes. Les
ecclésiastiques de deux bateaux, qui avaient précédé notre départ de quelques jours, étaient emprisonnés à Quillebeuf et peut-être massacrés.(...)

Le jour du passage des deux navires, il y avait affluence à Quillebeuf, à l'occasion des élections pour la convention nationale. On persuade à la foule facile à recevoir les impressions les plus diverses, que les deux navires portent aux ennemis du dehors autant d'auxiliaires qu'ils contiennent de prêtres 

Aussitôt débarqués, les prisonniers sont jetés dans de misérables réduits, manquant de paille, manquant d'espace pour étendre sur la pierre nue leurs membres fatigués, manquant de nourriture, manquant de tout.

Cependant la municipalité de Quillebeuf prenait ses mesures pour laisser à l'exaltation populaire le temps de se calmer. On arrête qu'il sera envoyé un exprès à l'assemblée nationale, pour savoir ses intentions. En attendant, les détenus sont soigneusement gardés et il sera pourvu à leur nourriture dans les limites du possible. Cet état de choses dura près de huit jours : huit siècles d'angoisses et de douleur, et la réponse de l'assemblée n'arrivait pas...

Le capitaine quitte le navire

"Cette nouvelle alarmante causa dans notre bateau la plus vive émotion. On jette l'ancre pour délibérer sur le parti à prendre dans une conjecture si pressante et si délicate. Je propose, et la majorité agrée, d'envoyer notre capitaine à Quillebeuf, accompagné d'un des quatre revenus qui
consent à nous rendre ce service important. Je remarquerai, en passant, que sorti de l'arche, il imita le corbeau qui ne revint point. Notre situation lui parut si périlleuse, qu'après s'être fidèlement acquitté de sa mission, il traversa la France et gagna le Brabant par des routes détournées. Sur cent entreprises de cette nature, une de plus n'eût peut-être pas réussi.

Quoi qu'il en soit, le capitaine nous apporta, avec les adieux de notre confrère, une lettre du citoyen Philippe, secrétaire de la commune de Quillebeuf; elle m'était adressée parce que, connaissant ce particulier, je lui avais écrit pour en obtenir des renseignements sûrs. Il me disait dans sa réponse, plus civile que républicaine, que « l'honneur de la mienne avait été communiqué au maire, capitaine Godard. Il vous conseille, ainsi que moi, de ne pas venir ici. Tout ce qu'on vous a dit n'est que trop vrai. Nous avons ici deux batelées (de prêtres) détenues
dans nos prisons, et Dieu seul sait comment la chose se terminera. Si vous venez, le même sort vous attend. Nous ne serons pas les maîtres de l'empêcher.... » Et il était avec respect, etc.

"J'allais visiter l'abbaye..."

Ce rapport authentique nous consterna. La plupart de nos embarqués s'étaient flattés, jusqu'à ce moment, que le mal était moins considérable que ne le faisaient les bruits vagues qui circulaient autour de nous. Pendant l'absence du capitaine, qui fut de deux jours, j'étais allé visiter à terre l'abbaye de Jumièges, où un respectable Bénédictin, couvert encore de son habit de religieux, Dom Tirron, me dit ce que la lettre de Philippe nous marqua depuis.

A mon retour au bateau, je le racontai à mes compagnons; la plupart s'obstinèrent à regarder la nouvelle au moins comme exagérée ; à peine la croyaient-ils possible. Quelques vaisseaux, venant de Quillebeuf avec la marée, passèrent le long de notre bord ; nous les interrogeâmes.
Ils ne savaient rien ou ne voulurent rien nous apprendre. On fuyait une embarcation chargée de pestiférés avec moins de vitesse qu'ils n'en mirent à s'éloigner de la nôtre.

Leur silence augmenta l'incrédulité de ceux d'entre nous qui se persuadaient qu'à son ordinaire la renommée grossissait ou dénaturait l'événement, tant on a de pente à se tromper! Mais, enfin, la plus affreuse certitude s'étant établie dans tous les esprits par la fuite de notre envoyé, le retour du capitaine et la lettre si positive du citoyen Philippe, nous ne fûmes pas peu embarrassés à prendre une résolution. Le capitaine nous donnait de justes inquiétudes.

A Duclair, la chaloupe chavire

Son absence avait duré un jour de trop. Il avait passé à quatre pas de nous sans revenir à bord, et il lui échappa de dire qu'il s'était abouché avec les maires de la ville de Caudebec et d'un gros endroit nommé la Mailleraye. A quel dessein ? Le défaut de subsistances était un mal qui, chaque minute, grandissait. On avait envoyé deux matelots chercher du pain au bourg de Duclair. On n'y sut pas que c'était pour des prêtres réfractaires, et on leur en vendit autant qu'ils voulurent en acheter. L'envie de bien profiter d'une occasion si rare les fit surcharger leur barque. La rivière était grosse, l'embarcation chavira, le pain fut perdu, et les deux hommes manquèrent d'être noyés. Ajoutons que la nourriture était mauvaise, détestable, malpropre à un point qu'il est aisé d'imaginer.

La faim seule et le besoin le plus impérieux pouvaient déterminer à la prendre ; mais quoiqu'on n'y touchât qu'avec une extrême retenue, que le dégoût secondait à merveille, à aucun repas il n'y en eut assez pour tout le monde. Pour ne pas étouffer dans l'intérieur du bâtiment, on avait été contraint de régler qu'un tiers de la batelée passerait la nuit en dehors, exposé à l'intempérie de l'air et à tout le malaise du sommeil combattu, tandis que les deux autres tiers seraient à l'abri et dormiraient.

Le tambour roulait

Dans toutes les municipalités riveraines, le tambour roulait sans discontinuer : c'était pour avertir que nous étions encore là et engager les enfants de la République à se tenir sur leurs gardes. L'apparition d'un corsaire d'Alger ou de Tripoli cause moins de rumeur et d'effroi, sur les côtes de l'Adriatique, que n'en causait dans les campagnes voisines la prolongation de notre station; et ce mouvement, cette agitation, ces précautions devenaient, en quelque sorte, télégraphiques, par la rapidité avec laquelle elles se communiquaient.

Nous avons su, depuis, qu'un de nos matelots avait publié que nos malles étaient pleines d'armes de toute espèce, de sorte qu'on s'attendait à nous voir sauter à terre, armés jusqu'aux dents, animés de toutes les fureurs de la vengeance et du désespoir; et le credulum peciis s'apprêtait, eu tremblant, à nous repousser loin de ses chaumières et à éteindre le feu que nous ne manquerions pas d'y allumer.

Cette réunion de dangers et de désagréments exigeait que nous nous hâtassions de prendre un parti qui nous en débarrassât une fois pour toutes. On en proposa plusieurs.
Le capitaine assistait à nos délibérations. Son plan, à lui, était de nous débarquer tous au petit port de la ville de Caudebec. Il aurait continué sa route par la rivière; nous, par terre.

Débarrassé de sa cargaison ecclésiastique, il aurait éprouvé aucune difficulté à la passe de Quillebeuf, et nous, nous en évitions les piques et les prisons.

A ce stade du récit, Baston nous explique que la confiance n'alla pas au capitaine.

"La proposition du marin fut rejetée. On arrêta que le lendemain (14 septembre), à la pointe du jour, le second du bateau retournerait à Quillebeuf avec une nouvelle lettre de moi pour ma connaissance, le secrétaire Philippe. Car enfin, disions-nous, l'affaire de nos confrères est sans doute terminée, et si l'embargo est levé, nous passerions.

Ils quittent jumièges pour la Mailleraye

Les si sont d'un merveilleux usage quand on ne sait à quelle résolution se fixer. On arrêta en outre que, durant le cours de la nuit, on avancerait un peu, seulement pour changer de place et n'être plus à la vue des municipalités qui nous craignaient ou qui feignaient de nous craindre, afin d'avoir un prétexte pour s'emparer de nous. Le capitaine, qui tenait toujours à son idée de débarquement au port de Caudcbec, profita de l'occasion pour nous porter à la hauteur de la Mailleraye, paroisse voisine de ce port...

Ainsi s'acheva l'escale du Petit-Neptune face à Jumièges. On sait que Baston, et trois autres passagers, parvinrent à quitter le bord, changer de passeport, gagner Dieppe et de là l'Angleterre.
Proscrit en Allemangne, Baston acheva ses mémoires à Rouen en 1818. Il est mort en 1825, après avoir été bombardé évêque de Sées par Bonaparte et décoré de la Légion d'honneur.


Redonnons la parole à Savalle: "Rentrés en France après le Concordat, quelques-uns de ces émigrés ont fait le récit, plein d'exagérations et de malveillance évidente, des injures et des traitements épouvantables dont les auraient accablés les populations exaspérées et furibondes. Ils ont même accusé le capitaine Duquesne «de trahison et de connivence avec les démagogues pour la perte des prêtres ;» ils ont hautement dénoncé un crime quand il n'y avait eu qu'un malheur de navigation. «En mettant pied à terre, un vieillard à cheveux blancs tomba dans la vase ; il s'y serait noyé au milieu des rires et des huées, si quelques prêtres n'eussent exposé leur vie pour le sauver.» L'abbé Baston, chanoine, auteur de ces lignes hyperboliques, émouvantes, indignées, n'était pas, lui, à bord du même navire, et il aurait bien dû savoir, à l'époque où il les a écrites, que le vieillard aux cheveux blancs qui, en mettant pied à terre dans la vase, faillit se noyer, avait en débarquant de l'eau à mi-jambes, ainsi que ses confrères, que son chapeau seul tomba à la rivière et qu'aucun ne songea à risquer sa vie pour le repêcher".


Le témoignage d'un autre abbé

Voici maintenant le témoignage de l'un des quatre commissaires débarqués à terre et dont nous parle Baston :
 
"Enfin, après qu'on nous eût retenus un jour de fête tout entier au conspect d'un peuple nombreux, témoin des mauvais traitements et des injures qu'on nous prodiguait, on nous laissa partir le 8 septembre au soir, aux approches de la nuit.
 
Mais le capitaine n'ayant pu faire une provision suffisante de pain pour la traversée et ne pouvant s'en procurer le long de  la Seine, quatre commissaires furent envoyés, de Duclair, pour aller à Quillebeuf préparer des provisions nécessaires pour le voyage. Je fus de ce nombre, avec MM. Le François. Eyme et Le Sourd.
 
Après avoir pris quelques rafraîchissements à une paroisse appelée Vatteville, l'hôtesse nous apprit que deux bateaux qui nous avaient précédés, avaient été arrêtés la veille à Quillebeuf et que les prêtres y passagers avaient été mis en prison an nombre de plus de cent, et qu'ils seraient infailliblement massacrés comme à Paris, si déja ils ne l'étaient.
 
Effrayés de cette nouvelle, nous entrâmes dans une forêt qui était sur le chemin, et là nous tînmes conseil sur ce que nous avions à faire. Il fut résolu que MM. Eyme et Le Sourd iraient coucher au Vieux-Port, que M. Le François resterait dans cette forêt pendant que j'irais au Vieux-Port m'informer de la vérité des faits, que je reviendrais le plus tôt possible pour retourner à notre navire donner avis à nos confrères du danger que nous courions.
 
"Nous fûmes effrayés par du bruit"

Je m'empressai donc d'aller au Vieux-Port, où j'appris que tout ce qu'on nous avait dit à Vatteville était vrai. Il était déjà nuit quand je rarrivai à la forêt de Brosthonne, où j'eus beaucoup de peine à retrouver M. Le François, parce que de violents coups de vent avaient emporté des branches d'arbres et de la fougère que j'avais mises pour marquer le lieu où je l'avais laissé.
 
J’y arrivai cependant, et nous en partîmes aussitôt. Nous reprîmes le chemin de la Mailleraie pour regagner ensuite notre bateau. A l'extrémité de cette forêt, nous fûmes effrayés par du bruit que nous entendîmes dans la grande route, et surtout par un coup de feu qui fut tiré assez près de nous.
 
 Alors nous quittâmes la route et nous traversâmes une commune qui est au devant de cette forêt, où nous rentrâmes ensuite dans la résolution d'y passer la nuit. Mais bientôt après nous fûmes obligés d'en ressortir, parce que des délinquants vinrent couper du bois à peu de distance de nous.
Nous tentâmes de regagner le chemin de la Mailleraie; mais comme le ciel s'était couvert, nous ne pûmes y parvenir. En le cherchant, nous trouvâmes des meules de foin, où nous nous arrangeâmes pour passer le reste de la nuit.
 
Hébergés chez un fermier

Mais bientôt après ayant encore entendu le bruit des chiens dans les herbages voisins, et craignant d'être surpris et regardés comme des voleurs, nous recommençâmes à marcher, en cherchant la route de la Mailleraie.
 
Enfin. excédés de fatigue, nous nous couchâmes sous une haie, d'où le froid et la pluie nous chassèrent, pour aller , sur le son d'une horloge que nous entendîmes, sonner à une maison une heure après minuit. Nous éveillâmes ceux qui l'habitaient; nous les assurâmes que nous étions d'honnêtes gens égarés du chemin de la Mailleraie; nous les  priâmes de nous procurer une étable et quelques bottes de paille pour passer la nuit. Le maître nous envoya frapper à la porte du domestique, qui se leva,  nous tira au puits un seau d'eau, dont nous bûmes chacun un coup, et nous tûmes placés dans le pressoir dans des bottes de foin, où nous passâmes le reste de la nuit.
 
A la pointe du jour, nous remerciâmes et nous primes congé de nos hôtes, et nous gagnâmes les rives de la Seine, que nous côtoyâmes  en la remontant, de peur que notre bateau ne nous échappât. Nous ne le rencontrâmes que le soir de ce même jour, mardi 11 septembre, sous la côte du Landin,. La chaloupe nous accueillit,  nous remontâmes à bord et nous annonçâmes  à nos confrères tout ce qui s’était passé.
 
Nous couchâmes sous la côte de Jumièges

Dans le même moment, des matelots de Jumièges vinrent confirmer ces affligeantes nouvelles et même que nos confrères en prison à Quillebeuf venaient d'être tous massacrés ou devaient l'être incessamment. Qu'on juge quelle fut alors la disposition de ces 114 prêtres, au nombre desquels étaient des vieillards de 70 et de 80 ans !
 
On tint conseil, et il fut résolu que le capitaine, accompagné de M. Le François, mon compagnon d'infortune, se transporterait à Quillebeuf pour s'assurer des faits, et en attendant son retour on jetterait l'ancre au lieu où était le vaisseau.
 
Descendu à terre avec les deux commissaires, j'allai coucher à terre et revins le lendemain vers le soir, avec un petit compagnon, qui alla voir si le capitaine était de retour. Comme il ne l'était point encore, nous couchâmes sous la côte de Jumièges.
 
 Le lendemain matin, le jeune homme étant encore retourné au bateau pour savoir si le capitaine n'était point revenu, fut arrêté par des matelots, sous prétexte qu'il n'avait point de passeport; et comme il déclara qu'il était  de ma compagnie, on me tira du lit, malgré mon passeport.

Devant la municipalité de Jumièges

 Les matelots nous conduisirent tous deux devant la municipalité de Jumièges, au milieu des plus terribles imprécations. Qu'on me donne deux pistolets et un sabre, disait l'un d'entre eux, et je me charge de détruire  tous ces aristocrates, et il n'en échappera pas un seul, etc.

Heureusement il ne se douta pas que j'étais prêtre, d'autant que mon passeport ne faisait point mention de cette qualité; sans cela,  je n'aurais pas échappé à sa fureur. Mais enfin arrivés devant le conseil municipal, nous fûmes accusés d'avoir apporté du vin et des secours aux prêtres qui étaient dans le bateau mouillé sur leur atterrages, ce qui, selon eux, était un crime impardonnable.

Cette scène finit par la détention du jeune homme qui m'accompagnait, et on me  rendit et mon passeport et la liberté, aux conditions que je me représenterais dans le jour et que je rapporterais le passeport du prisonnier, ce que je signai sur les registres de la municipalité.

Je m'accuse ici de n'avoir rempli qu'une partie de ma promesse, car j'envoyai seulement le passeport du jeune homme par un de ses camarades, et au lieu de me représenter en personne, je pris le bateau de la Bouille et me rendis à Rouen…

SOURCES

La fin du féodalisme dans le pays de Caux, Guy Lemarchand, Michel Vovelle - 1989 .
Revue catholique d'histoire, d'archéologie et littérature de Normandie , 1928, 1933.
Mémoires de l'abbé Baston, 1897.
Précis analytique, Rouen, 1855. Précis analytique, Rouen, 1855.
Société de l'histoire de la révolution française, 1932.
Augustin Barruel, Histoire du clerg pendant la Révolution française,1800.